5 novembre 2006

D-Generation X


Au CGBi , on attendu personne pour vous parler du livre de François Cusset sur les années 80

Il livre une entrevue rafraichissante dans le Libé de ce week-end.

Bien sûr, on pourra ne pas être d'accord avec pas mal de ses propos, on peut également être agacé par sa vénération de Deleuze et son entêtement à ne pas voir le lien entre son auteur préféré et la cybernétique, mais le fait est qu'un homme traité par le mépris de la part de l'ignoble Jacques Attali ne peut qu'attirer chez nous qu'une certaine sympathie... Elle ne tient bien sûr qu' à un fil.




La mort des idéologies est l'idéologie des années 80

François Cusset, 37 ans, historien des idées, analyse le revirement du paysage intellectuel français, des espérances révolutionnaires au discours sur la fin du politique. Sans épargner ses principaux acteurs: les anciens soixante-huitards reconvertis dans les valeurs libérales, la convivialité et le moralisme de plume.

Par Eric AESCHIMANN


Vous donnez comme titre à votre livre la Décennie : le grand cauchemar des années 80. Que s'est-il donc passé de si grave dans cette décennie ?

On a gardé des années Mitterrand l'idée d'une simple déception politique : la grande promesse sociale convertie en ajustement économique et gestion au quotidien. Mais, au-delà de la gauche de pouvoir, il me semble qu'elles ont été marquées par la «fin sans fin» du politique, une tentative impossible pour y mettre fin, notamment en dépolitisant l'idée de changement. Avant, le changement était un concept politique, lié à un projet, une volonté, une force critique. Les années 80 inaugurent la «naturalisation» du changement : un certain discours idéologique lui donne la forme d'un phénomène mécanique, inexorable, sorte de fatalisme incapacitant. Cette idéologie, qu'on doit à quelques ex-révolutionnaires des années 70, est celle de la mort des idéologies. Ils ont adoubé les jeunes entrepreneurs, chanté l'aventure et la flexibilité, ont organisé le retrait de la subversion sur le seul terrain de la culture. Les années 80 ont vu converger plusieurs lignes enchevêtrées : l'autolimitation du gouvernement, le déterminisme économique intériorisé, la diabolisation de toute critique sociale, la privatisation de l'idée de liberté ­ la plus grande manifestation de jeunes de la première moitié de la décennie a lieu en décembre 1984 pour défendre le «libre droit» d'écouter NRJ ­ et enfin une nouvelle technocratie du bonheur, qui prône la télématique, l'aérobic ou l'égoïsme salvateur pour divertir des fléaux de l'époque : le chômage, Le Pen et le sida.

Faire des anciens soixante-huitards reconvertis dans la politique, les médias, la culture, les principaux agents de ce revirement, n'est-ce pas surestimer leur rôle ?
Plusieurs factions ont uni leurs forces. Les ex-gauchistes ont joué un rôle d'animateurs, d'organisateurs du discours, chargés de lui donner une dimension festive, de susciter un consentement joyeux. Mais d'autres groupes ont joué des rôles tout aussi importants. C'est le cas de la mouvance de centre gauche, d'abord minoritaire. Liée aux technocrates atypiques des années 60, c'est elle qui est à l'origine de la création de la fondation Saint-Simon, et son discours est devenu peu à peu le discours dominant. Par ailleurs, la classe dirigeante d'alors, qui n'avait rien de soixante-huitard, était prête à s'allier avec quiconque empêcherait le retour du désordre social. Face au nouveau capitalisme libertaire-libéral, elle a eu une double réaction : elle en a engrangé les bénéfices directs, car ce revirement favorisait la reproduction de son propre pouvoir, de la Bourse aux élites d'Etat. Même si, sur un plan plus moral, elle en a condamné les excès de vulgarité, de Bernard Tapie à la télévision à paillettes.

Alors, pourquoi cette focalisation sur les soixante-huitards ?

Il se trouve qu'un grand nombre des idéologues des années 80 sont d'anciens gauchistes. Et qu'il y a une promiscuité démographique presque affolante de ce groupe-là : nés en gros entre 1940 et 1950, ils contrôlent aujourd'hui tous les leviers du pouvoir. C'est une génération qui est restée continûment sur le devant de la scène, depuis ses vingt ans et les barricades de 68 jusqu'à aujourd'hui, en passant par l'invention du gauchisme culturel et convivial des années 80. Comment ne pas tenir compte, dès lors, du facteur générationnel ? Mais j'y apporterais deux bémols. D'abord contre la logique rétrospective : on présente comme inévitable cette métamorphose de l'ancien gauchiste en patron autocrate. Or 68 a été l'histoire de plusieurs dizaines de milliers de militants anonymes, qui survécurent plus ou moins bien au désenchantement mais ne sont pas tous devenus essayistes ou journalistes en vue. Seule une toute petite poignée d'entre eux a converti les valeurs libertaires en valeurs libérales. Et puis cette logique générationnelle a été largement mise en avant par la décennie 80, du jeunisme à la sociologie de magazine, ce qui suffit à la rendre suspecte : c'est de notre date de naissance, en a-t-on conclu, que dépendrait notre rôle social, on ne serait le produit que de la décennie où l'on est né. Autre façon d'interdire l'action, de désamorcer la critique. De «naturaliser» l'ordre social.

Vous avez 37 ans. N'y a-t-il pas une forme d'amertume de votre part envers les soixante-huitards ?

Décidément, on n'en sort pas de cette question de génération... Il y a peut-être une forme d'amertume chez les gens de mon âge, qui ont souvent grandi avec le sentiment d'être arrivés trop tard. Mais cette amertume n'est pas celle des anciens soixante-huitards, qui procède d'une certaine nostalgie et, peut-être, d'un ressentiment pour ce qu'ils ont fait de leur «révolution».

La décennie 80 a affirmé la mort des idéologies. Vous estimez, tout au contraire, que rarement décennie fut aussi idéologique.

Production et mise en forme des idées ont changé de rôle. Autrefois, l'activité intellectuelle avait deux fonctions, rarement conjointes : une fonction savante, de production universitaire de la «vérité» ; et une fonction critique, en défiant le pouvoir au nom des opprimés. L'espace de l'intellectuel s'étendait entre ces deux bornes. A partir des années 80, un nouveau type d'intellectuel vend ses services au pouvoir. C'est, d'une part, «l'expert» : le socio-typologue, le psychologue comportemental, le consultant, qui affirment qu'il n'y a plus de lutte des classes, seulement des «socio-styles» et des souffrances psychiques. Et c'est, d'autre part, le moraliste antitotalitaire, essayiste à succès, puisque les années 80 ont inventé l'essai best-seller, de BHL à Pascal Bruckner. Des moralistes qui poussent alors le zèle antimarxiste jusqu'à célébrer Reagan. Or, par le biais des médias, et des conseils fournis aux entreprises ou à l'Etat, la propagande de ces «intellectuels de service» bénéficie d'un degré d'exposition publique beaucoup plus important qu'avant. La production de ces discours de justification, de cette rhétorique du fait accompli, joue soudain un rôle politique direct, celui d'annuler les contradictions et de réduire toute alternative au silence. Paradoxe de ces années où l'on a décrété la mort des idéologies : jamais les intellectuels, du moins les plus idéologues d'entre eux, n'avaient été aussi bavards.


Quel est le rôle du «moralisme antitotalitaire» dans le revirement des années 80?

Il contribue au reflux des pensées critiques, et dans le contexte international de l'époque ­ de Brejnev à Pol Pot ­, il est difficilement attaquable. Mais, avec trente ans de recul, on peut le considérer d'un regard critique. Par exemple en notant qu'il s'agit d'un antimarxisme et jamais d'un antifascisme : les dictatures de droite gênent alors beaucoup moins que celles de gauche. Ensuite, en rappelant que ce réveil a été très tardif : Victor Serge avait dénoncé le goulag dans les années 30, Castoriadis et Lefort à la fin des années 40, le rapport Khrouchtchev date de 1956. Et voilà que, tout à coup, les nouveaux philosophes se réveillent en hurlant au crime de masse, parce qu'ils ont lu Soljenitsyne. Et puis il y a une spécificité française de l'antitotalitarisme, comme un revers de bâton : la France qui, dans les années 50, comptait le plus gros contingent d'intellectuels marxistes orthodoxes, ira plus loin que les autres dans le sens inverse, en démarxisant toutes les institutions de savoir, en prêchant Tocqueville ou même Hayek, en misant sur le marché pour combattre le racisme. Le nouveau discours consiste à jeter le bébé avec l'eau du bain, à récuser toute forme de critique sociale en même temps que le marxisme, comme si la pensée critique débouchait mécaniquement sur les miradors et les barbelés. Penser produit les camps : tel était l'argument de deux best-sellers de 1977, les Maîtres-Penseurs, d'André Glucksman et la Barbarie à visage humain, de Bernard-Henri Lévy.

La signification qu'il convient de donner aux événements de Mai 68 a joué un rôle dans le renversement des années 80.

En se penchant sur les commémorations de 68, celles de 78, 88 puis 98, on voit fonctionner le nouveau discours réactionnaire jusqu'à la caricature. Ce qu'on voit à l'oeuvre, dans cet éloge biaisé de Mai 68, c'est un travail de scission artificielle entre les deux dimensions de l'événement : la dimension politique et sociale (la grève générale) et la dimension culturelle (la fête). Amputée de sa puissance politique, la fête ira du côté de la bienpensance et de l'état de fait, elle se voit attribuer bientôt un rôle de maintien de l'ordre social, entre la fête jacklanguienne et l'éloge de la diversité façon SOS Racisme. En scindant le «regrettable» événement politique et ses «heureuses» conséquences culturelles, quelques ex-leaders de 68 poursuivent dans le champ de l'histoire récente le même objectif que François Furet pour la Révolution française : démontrer que la révolution est terminée. C'est le sens des rituels commémoratifs : la révolution c'est chic, puisque c'est fini. On peut même dire que célébrer 68 de cette façon est encore plus réactionnaire que de le condamner d'un bloc.

Que reste-t-il des années 80 ? Les tenants de la fin de la politique ont-ils gagné ?

Non. Le politique, au sens de perturbation d'un ordre existant, a fait retour au coeur de la société française à partir de la deuxième moitié des années 90. Mais pas comme mouvement social homogène, institutionnalisé. C'est une dispersion de luttes, toutes liées à la question de la minorité, à une politique subjective, à une critique de l'universalisme abstrait, et tentant entre elles des alliances tactiques pas toujours faciles : luttes contre le sida, mouvement des sans-papiers, aide au logement, altermondialisme non institutionnel, mouvements indigènes d'opposition à «l'intégration», intermittents du spectacle, nouveaux pôles de pensée critique de l'Internet à l'édition indépendante, etc. Cette politique par le bas, dispersée mais résolue, pratique et radicale à la fois, se veut une réaction inédite ­ incompréhensible pour les soixante-huitards ­ aux nouvelles façons de discipliner les corps et les esprits inventées au cours des années 80 : fatalisme de l'économie, héroïsme de l'entreprise, créativité obligatoire, injonction faite des corps (sport, sexualité, intimisme), culture décorative et consensuelle. Surtout, ces luttes refusent de céder aux deux chantages du discours dominant. Un, le chantage unitaire, contre la dispersion des luttes, là où cette dispersion est une force politique, et n'interdit pas les branchements ­ même si l'absence de toute jonction entre les émeutiers de novembre 2005 et les étudiants en lutte d'avril 2006 montre l'ampleur de la tâche à accomplir. Deux, le chantage à la proposition constructive. Car ces luttes portent sur les situations (et non les racines) identitaires, qu'elles soient sociales, ethniques ou sexuelles, sur la vie locale aussi, sur le refus de la République abstraite : elles jettent un pont entre subjectivité sociale et action politique et posent la question d'une politique des sentiments ­ vieille interrogation des années 70, quand on disait que la politique est partout, dans la famille, la sexualité, les névroses, l'art. Autant de «formes de vie» nouvelles, au sens fort, qui sont à elles seules plus qu'un programme, et refusent de se soumettre aux termes sclérosants de la rhétorique politique. Cette mutation-là prend bien sa source dans les années 80, quand la révolte, à force d'être exclue de l'espace public, s'est faite clandestine, subjective, secrète, entre fuites imaginaires et communauté impossible.

Les générations post-68 inventeront-elles une nouvelle forme de révolution ?

Elles se méfient, en tout cas, des grandes abstractions politiques, révolution ou république, plus normalisatrices qu'opératoires. Les nouveaux mouvements radicaux refusent d'employer le langage du discours dominant, réactionnaire ou libéral, et la possibilité d'un dialogue est donc faible. L'affrontement, en revanche, devrait se faire de moins en moins latent, jusqu'à des formes de guerres civiles larvées dont l'actualité sociale de 2005-2006 porte la trace, beaucoup de gens n'ayant, de fait, plus rien à perdre. La révolte n'a pas de justification, elle a juste une logique : elle est l'unique solution quand on a refermé l'espace des possibles au nom de la Loi ­ la loi de la République, de l'Europe, de l'économie, du plus fort et du plus petit dénominateur commun.


Agé de 37 ans, normalien, ancien responsable du Bureau du livre français à New York, François Cusset est historien des idées. Après French Theory, qui décrivait l'influence des philosophes français dans les universités américaines, il publie ce mois-ci aux éditions La Découverte la Décennie : le grand Cauchemar des années 80, qui se veut le récit de la mutation du paysage intellectuel français : le passage des espérances révolutionnaires au discours sur la fin des idéologies, la montée en puissance d'«intellectuels d'Etat» et de «moralistes de plume», l'avènement de la télévision comme temple du «bavardage publicitaire».


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