20 janvier 2018

Victimes triomphantes



Quand j’étais gamin, un danger de la vie quotidienne nous guettait tous : rencontrer un type sortant du cinéma, d’une salle où l’on avait donné un film dit de karaté. La chose était assez courante, à l’époque, et générait une sorte d’enthousiasme guerrier chez de très nombreux cons (les cons ont toujours eu cette faculté magique d’être nombreux). Exalté et rendu téméraire par une heure dix de fantastiques coups de pieds, le couillon de ces temps-là sortait du cinoche avec la ferme intention de prendre la relève de son héros : malheur au maigrichon qui croisait alors sa route, un regard suffisait pour déclencher une avalanche de mawashi-geri souvent maladroits, mais énergiques. Avoir vu Bruce Lee disperser les méchants à coups d’atemis libérait, chez le boutonneux, une agressivité mimétique mêlée d’admiration : à lui aussi il fallait son quota de faire-valoir à ratatiner, et sans tarder ! Notons bien que le jeunot n’aurait jamais pensé à s’identifier, dans le film qu’il venait de voir, à celui qui se prend la raclée. Seul Bruce Lee, ou son équivalent, faisait l’affaire. C’est qu’en ces temps-là, les jeunes étaient déjà cons, certes, mais pas totalement désorientés : les héros vainqueurs servaient de modèles sans qu’on eût besoin d’expliquer pourquoi.

18 janvier 2018

Au train où vont les choses

1354201516 

Le train était l’un des rares lieux où l’on pouvait s’emmerder ensemble. Un lieu où l’on se savait enfermé pour quelques heures avec des inconnus, seulement reliés par la destination, gens avec qui on n’avait rien à faire qu’attendre d’être arrivés. Tout cela instillait une ambiance et un silence particuliers : on tuait le temps, on avançait son livre de quelques pages, suspendu tant au développement de ce mauvais polar qu’à la transformation du paysage derrière la vitre. On allait même jusqu’à nouer discussion, poussé dans ses retranchements. Le train : tout un univers dont on pensait qu'il serait, par la grâce de l’inertie du service public, chose éternelle.

C’est pourtant bel et bien terminé. Le train, aujourd’hui, se veut bon élève de l’air du temps. Il se rue sur absolument toutes les bêtises que l’époque lui soumet. Des animations en gare aux systèmes d’enchères et de prix fluctuants des billets en ligne, des formules voyage à option IDZen, IDChic, IDZap alors qu’on demande simplement à effectuer un trajet sur un fauteuil à un prix juste et équitable, aux gares nouvelles qui ressemblent à s’y méprendre à d’infernales galeries commerciales : le train se conçoit désormais autour d’une « expérience passager enrichie », c’est-à-dire d’une saturation de sollicitations, intellectuelles, sensorielles, consommatrices. Il démultiplie les écrans, signalétiques, publicitaires, informatifs, tout en proposant, dans les espaces d'attente des gares, de pédaler pour recharger son portable, comprenez-vous : car le train veut à la fois brancher tout ce qui l'être, et promouvoir les économies d’énergie. Plus connecté, plus lumineux, plus musical, avec beaucoup plus d’écrans à tripoter, le train de demain. Bientôt : des tables luminescentes et tactiles, des enceintes intégrées aux fauteuils, des fenêtres même, peut-être, qui sauront se rendre opaques et diffuser de chouettes fluctuations colorées pour cacher cette morne campagne… C'est ce que les gens demandent, non ? Eh bien tant pis, ils en auront quand même !

11 janvier 2018

Philosophies infertiles

« C’est le monde qui est civilisé et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature », écrivait José Ortega y Gasset. En effet, on naît et baigne dans une civilisation donnée, sans plus réaliser ses bienfaits, sans plus se rendre compte, surtout, qu'ils ne vont pas de soi, n'ont rien de naturel mais sont le fruit d’un lent travail de sophistication ou de raffinement

C'est une erreur d'appréciation de ce genre que Michéa soupçonne les théoriciens libéraux du 18ème siècle d'avoir commise. S'ils purent postuler que l’intérêt général s'atteint par la réalisation des intérêts privés, c’est qu’ils avaient sous les yeux une société encore traditionnelle, non libérale, où les comportements individuels s'embarrassaient d'un altruisme et d'une dimension communautaire qui paraissaient alors "naturels" à l'observateur contemporain. Naturels, c'est-à-dire indéfectibles, indécrottables, et que l'on pouvait les chahuter un peu en injectant de l'initiative par-ci, de l'égoïsme par-là, une pincée d'esprit de compétition... Seulement, quelques siècles à ce régime philosophique, et cet altruisme finit par se résorber, car précisément, il n’a rien de naturel ni d'inhérent à l'homme, il résulte d’une éducation, d'un long travail de civilité qui flétrit quand il n’est pas cultivé.

La Richesse des Nations - Dadam Smith

Michéa cite ici Castoriadis :