11 janvier 2018

Philosophies infertiles

« C’est le monde qui est civilisé et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature », écrivait José Ortega y Gasset. En effet, on naît et baigne dans une civilisation donnée, sans plus réaliser ses bienfaits, sans plus se rendre compte, surtout, qu'ils ne vont pas de soi, n'ont rien de naturel mais sont le fruit d’un lent travail de sophistication ou de raffinement

C'est une erreur d'appréciation de ce genre que Michéa soupçonne les théoriciens libéraux du 18ème siècle d'avoir commise. S'ils purent postuler que l’intérêt général s'atteint par la réalisation des intérêts privés, c’est qu’ils avaient sous les yeux une société encore traditionnelle, non libérale, où les comportements individuels s'embarrassaient d'un altruisme et d'une dimension communautaire qui paraissaient alors "naturels" à l'observateur contemporain. Naturels, c'est-à-dire indéfectibles, indécrottables, et que l'on pouvait les chahuter un peu en injectant de l'initiative par-ci, de l'égoïsme par-là, une pincée d'esprit de compétition... Seulement, quelques siècles à ce régime philosophique, et cet altruisme finit par se résorber, car précisément, il n’a rien de naturel ni d'inhérent à l'homme, il résulte d’une éducation, d'un long travail de civilité qui flétrit quand il n’est pas cultivé.

La Richesse des Nations - Dadam Smith

Michéa cite ici Castoriadis :

« Si le capitalisme a pu fonctionner, jusqu’à une époque relativement récente, avec une certaine efficacité, en se montrant capable de produire des marchandises de qualité, parfois réellement utiles au genre humain (…), cela tient au fait qu’il avait hérité de types anthropologiques qu’il n’avait pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers avec un minimum de conscience professionnelle... Ces types ne surgissent pas d’eux-mêmes, ils ont été créés par des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l’honnêteté, le service de l’Etat, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont devenues dérisoires, où seule compte la quantité d’argent empochée et peu importe comment. Le seul type anthropologique créé par le capitalisme, et qui lui était indispensable au départ, était l’entrepreneur schumpetérien : personne passionnée par la création de cette nouvelle institution - l’entreprise - et par son élargissement constant (…). Or ce type est détruit par l’évolution actuelle ; (…) l’entrepreneur est remplacé par une bureaucratie managériale, l’activité entrepreneuriale par les spéculations à la Bourse (…). En même temps qu’on assiste, par la privatisation, au délabrement de l’espace public, on constate la destruction des types anthropologiques qui ont conditionné l’existence même du système ».
Pour fonctionner correctement, en somme, le libéralisme devait pouvoir compter sur la bonne constitution d’individus élevés à l’ancienne, c’est-à-dire hors du libéralisme intégral. Des individus qui ne soient que raisonnablement concurrentiels, raisonnablement compétiteurs, raisonnablement homo economicus... Mais dès lors que nous n'avons plus à faire qu'aux hommes que ce libéralisme produit - agents rationnels, égoïstes, maximisant leur seule utilité... - la machine s'enraye. Les individus finissent par se départir du minimum de civilité nécessaire à toute société, fut-elle libérale.

Salut la Common Decency !

Rien à ajouter. L'idéologie nouvelle scie la branche sur laquelle elle est assise. Le parasite fait crever son hôte à petit feu sans réaliser qu'il a besoin de lui pour vivre. Et cela s'applique dans bien d'autres domaines. Que l'on pense par exemple aux laïcards obtus qu'on trouve en nombre dans nos contrées, encore acharnés, en 2018, à abattre les vestiges de catholicisme qui dépasseraient encore ici ou là. Tous ne le font pas par malveillance. Beaucoup n'ont simplement pas saisi que leur propre conception de la vie, de la liberté, devait beaucoup au sédiment chrétien où elle a poussé. Jamais ils ne s'étonnent du curieux hasard qui fait que toutes les valeurs humanistes qu'ils affectionnent, y compris les anti-religieuses, ont toujours apparu dans un giron chrétien ou post-chrétien plutôt qu'ailleurs. Aucun ne s'avise que la notion même de laïcité, de séparation du civil et du religieux, est attribuable à la doctrine du Christ (ego non sum de hoc mundo). Ils sont certains, ces esprits libres, que les convictions qu'ils ont chevillées au corps sont spontanées, naturelles, qu'ils y sont arrivés par eux-mêmes, qu'elles leur viennent de leur esprit critique et non du vieux pommier chrétien qu'ils sont en train d'étouffer comme le gui.

A présent qu’ils constituent le terreau civilisationnel dominant, que leur idéologie est celle qui forme les hommes et les femmes de ce temps, nous pourrons voir s'ils sont capables de reproduire seuls le type anthropologique dont ils ont besoin, de créer par eux-mêmes les conditions de la liberté qu'ils vénèrent. Peut-être leur faudra-t-il se rendre compte, lorsque leur démocratie aura rendu l’âme sous les assauts des communautarismes, lorsque les normes politico-économiques mondiales seront celles de la Chine ou lorsque l’islamisme aura pris racine dans les interstices de leur indéfinition culturelle, que l'ombre du catholicisme était ce qu'il fallait à leur libertarisme, à leur athéisme, à leur laïcisme, à leur philosophie des Droits de l’Homme, pour pouvoir s'épanouir correctement.

2 commentaires:

  1. Superbes texte et citation, merci.
    De même que le capitalisme a fonctionné avec des acteurs de l'économie formés "à l'ancienne", la démocratie ne peut fonctionner qu'avec des citoïens vertueux et instruits.
    Nous vivons sa fin, car elle est pourrie de haut en bas.
    En haut, surtout. Et abrutie en bas.

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