27 novembre 2018

Le mouvement et la pierre


J'ai entendu une conversation de haut niveau et de haute intensité, sur France Culture, où elles se font rares. C'était dans Répliques, de Finkie, qui réunissait François-Xavier Bellamy et Sylvain Tesson pour parler de leurs derniers livres respectifs, "Demeure", pour le premier, et "Petit traité sur l'immensité du monde", pour le second. Je n'ai pas encore lu leurs bouquins, mais les auteurs m'ont déjà ravi par la parole : hauteur de vues, culture, esprit poétique. Toujours ça de pris. C'est un petit régal de cinquante minutes, à quoi je vous convie.


22 novembre 2018

Gueules cassées et gueules qui devraient l'être

Dans cette ville, la commémoration du centenaire de 1918 est sans chichis. Sur une place, disposés de façon irrégulière comme des badauds plantés là, une dizaine de panneaux font le pied de grue. Chacun affiche une grande photo d’un mobilisé natif d'ici : son nom, son adresse d'habitation, son affectation pendant la guerre, sa date de mort et sa photo.

- C'est qui ça, Mamie ?
- C'est ton grand-père quand il était jeune

L’exposition est simple, touchante sans qu’aucun artifice publicitaire ou dramatique soit nécessaire pour émouvoir davantage. Blaze. Photo. Etat civil. Je circule entre eux, il y a de tout : des jeunes, des vieux, officiers ou pas, morts à la guerre ou plus tard dans leur pieu... Des vilains ou des beaux garçons, des faux derch ou des cocus, des gros tarins ou de fines mines de pédéraste... mais entre tous un point commun : tous, absolument tous, affichent une égale dignité, quelle que soit la mimine, l'histoire de vie, l'origine sociale... Tous sont dignes sur la photo.

Oh rien d'extraordinaire : ce n’est là que la dignité commune que l’on trouvait, mise sous verre, sur n’importe quel buffet de n’importe quelle grand-mère dans mon enfance. Le Lucien, le Maurice, immortalisés pour toujours dans leur cadre photo, revêtus de leur uniforme de service militaire, de leur costume de mariage, de leur tenue de polytechnicien... Ce n’est que la dignité naturelle qui nimbe le visage humain lorsqu’il n’est pas hilare, grimaçant, chiffonné par un sourire excessif... lorsque l'homme se tient droit et vous regarde dans les yeux.

17 novembre 2018

Les vieux des magazines qui ont des dents blanches.


A en croire les chiffres, il semblerait que certaines personnes achètent encore ce qu’on appelle des magazines. Oui, aussi incroyable que cela paraisse, on peut trouver l’Obs, le Point, Paris-Match, l’Express etc. chez de simples particuliers comme vouzémoi, et pas seulement dans la salle d’attente du proctologue, leur milieu naturel. Ce phénomène touche heureusement à sa fin et s’il faut croire en quelque chose de beau en ce bas monde, c’est en la disparition de la presse que nous mettrons nos espoirs les plus fébriles.

4 novembre 2018

Anatomie de mes pairs




« More of your conversation would infect my brain »

- Corolianus


« Moi j’aime cette ville tu vois, ici on est au centre de l’Europe plurielle, c'est super… » déclare ma collègue ce matin, au détour impromptu d’un soliloque sur les meilleures néo-cantines tendances de Bruxelles, et cette phrase, quoiqu’apparemment sans lien avec le thème général de la conversation qu’elle tient ce matin avec ses collègues (c’est-à-dire avec personne), suffit à me faire plonger le nez vers mon ordinateur, dans une tentative désespérée pour étouffer la soudaine attaque de névralgie dont je suis victime.

Une Europe plurielle, proclamée de grand lundi matin ! une Europe plurielle (pas plurielle d’Alsaciens et de Moraves, entend bien), c’est l’évidence pour ma toute bourgeoise collègue experte en bars à cocktails néo-urbains et néo-cantines éthiopiennes pour brunch dominical à quarante boulons l’assiette ; bien sapée ma collègue, coiffée, boucles d’oreilles nacrées et chaussures ballerines à talon plat, on sent la bonne éducation, les leçons de piano, enfin tout du moins la possibilité d’un instrument de musique, un poney peut-être, des après-midi au manège, une grande maison bruxelloise, des hauts plafonds, des livres, peu lus mais enfin présents, les classiques, les chefs d’œuvre, les fleurons d’une culture européenne bien secouée, vivante et croisée certes mais pour le coup pas du tout « plurielle », pas du tout métissée au sens où l’imbécillité commune l’entend.

« Une Europe plurielle », voilà ce que annonce doctement ma collègue, ce matin, à la cantonade (toute conversation de machine à café est une opération de relations publiques), à qui veut bien l’entendre, aux convaincus et aux indifférents (et à un gros rageux clandestinement brûlant de haine, crispé comme un extravagant sur l’écran de son ordinateur). Le métissage ! réclamé et attendu comme un viol collectif consentant par ma blanche bourgeoise collègue, toute rose Sainte-Geneviève souriante à pénétrations hunniques, ma toute rose et absolument pas métissée collègue, si rose, si adorablement porceline qu’en comparaison je fais figure de sombre siculo-slave – dans son arbre généalogique, que des Flamands sans doute, quelques grands bourgeois français peut-être, en tout cas rien au sud de la Loire, pas grand-chose à l’est du Rhin, bref une souche extraordinairement celto-germanique, pas le moindre soupçon d’extranéité. Son mari, qu’il m’a été donné d’apercevoir lors d’un sinistre after-work aux limites de la folie nerveuse (les Partners se déhanchaient en chemise blanche et déboutonnée – on reprenait en chœur des « tubes » – les lumières mauves me vrillaient les yeux dans ce bar karaoké vestibule de l’enfer), son mari, donc, aussi blanc et lisse qu’elle, et leurs enfants des parangons de nitescence et d’aveuglante blondeur – mais baste ! il faut pluraliser !

3 novembre 2018

Jean-Louis Barrault parle aux enfants


Si vous vivez en France depuis au moins dix ans, vous ne pouvez pas ignorer les injonctions médiatico éducativo publicitaires dominantes. Celles-ci se résument finalement à peu de chose, quelques principes déguisés en slogans, si ce n’est l’inverse : sortez des sentiers battus, soyez vous-même, soyez ouvert, et bla bla, et bla bla. Ce type d’attitude s’entend dans un monde où quelques principes ne se discutent plus : l’ouverture est positive tandis que la fermeture ne l’est pas ; l’altérité est un bien, l’identité ne l’est pas ; ce qui vient de loin est toujours mieux que ce qui pousse ici ; l’inhabituel l’emporte sur la routine, le spontané sur le pondéré, ce qui est mouvant sur le statique. Dans cette collection de clichés pour classes de CM2, je propose aujourd’hui d’expérimenter de l’inhabituel, de tâter de l’altérité radicale, de faire bouger les lignes de la routine quotidienne. Oui, avec cette vidéo de 10 minutes, j’avoue céder aux injonctions modernistes : vous y verrez ce qu’on ne voit plus, y entendrez une langue exotique, y devinerez une culture qui n’a aucun rapport avec la nôtre. Vous en sortirez, nom de Dieu, des sentiers battus ! Vous voulez du dépaysement ? En voici.

2 novembre 2018

Balzac passe à table

Peinture d'un rade parisien par Balzac dans Illusions perdues :

Flicoteaux est un nom inscrit dans bien des mémoires. Il est peu d'étudiants logés au Quartier Latin pendant les douze années de la Restauration qui n'aient fréquenté ce temple de la faim et de la misère. Le dîner, composé de trois plats, coûtait dix-huit sous, avec un carafon de vin ou une bouteille de bière (...). Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père nourricier. 
Certes le coeur de plus d'un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l'aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu, (...) ces teintes brunes, cet air ancien et respectable qui annonçait un profond dédain pour le charlatanisme des dehors, espèce d'annonce faite pour les yeux aux dépens du ventre par presque tous les restaurateurs d'aujourd'hui. Au lieu de ces tas de gibiers empaillés destinés à ne pas cuire (...), au lieu de ces primeurs exposées en de fallacieux étalages (...), l'honnête Flicoteaux exposait des saladiers ornés de maint raccommodages où des tas de pruneaux cuits réjouissaient le regard du consommateur (...). Les pains de six livres, coupés en quatre tronçons, rassuraient sur la promesse du pain à discrétion. (...) 
Flicoteaux subsiste, il vivra tant que les étudiants voudront vivre. On y mange, rien de moins, rien de plus (...). Chacun en sort promptement. Au-dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous utiles, tous nécessaires. Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle (...). Les côtes de mouton, les filets de boeuf, sont à la carte de cet établissement des mets extraordinaires qui exigent la commande dès le matin. Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l'agriculture et les caprices des saisons françaises. On y apprend des choses dont ne se doutent pas les riches, les oisifs, les indifférents aux phases de la nature. L'étudiant parqué dans le Quartier Latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde et si la betterave a manqué. (...) Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n'y manquent pas. Les costumes sont généralement négligés. Aussi, remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. (...) 
Ceux qui ont cultivé Flicoteaux peuvent se rappeler plusieurs personnages sombres et mystérieux, enveloppés dans les brumes de la plus froide misère, qui ont pu dîner là pendant deux ans, et disparaître sans qu'aucune lumière ait éclairé ces farfadets parisiens aux yeux des plus curieux habitués. Les amitiés ébauchées chez Flicoteaux se scellaient dans les cafés voisins, aux flammes d'un punch liquoreux ou à la chaleur d'une demi-tasse de café bénie par un gloria quelconque.