Tout le monde fait mine de ne pas l'avoir remarqué, mais l'expérience du cinéma s'est discrètement retirée des possibilités offertes : il devient impossible, d'année en année, de se procurer la sensation particulière que l'on trouvait quand la salle de cinéma était encore une simple salle, les fauteuils de simples fauteuils non pourvus de bacs à pop-corn, quand la programmation était autre chose qu'un événement permanent de sorties "blockbuster" et leur cortège de remake-prequel-sequel-spin-off-crossover-reboot à rentabiliser les deux premières semaines, ou encore que le public cinéphile n'était pas cette anthropologie nouvelle venue chercher tout autre chose que du cinéma.
Le tout mis ensemble ôte jusqu'à l'envie de jeter un oeil à l'affiche pour vérifier s'il n'y aurait pas, au milieu de tout cela, quelque chose qui soit fait pour nous. Ou bien ma capacité d'émerveillement s'use avec l'âge, ou bien la salle obscure est objectivement devenue une salle d'obscurs abrutis autour de qui toute l'industrie du cinéma s'est reconfigurée. Le guichet est devenu supermarché, les mufles arrivent à la séance les bras emplis de friandises à bouffer, mâcher, lécher, siruper, grignoter, froisser, déchirer, suçoter... Les fauteuils sont conçus pour leur aise et non la mienne : larges et vautrés, finalement accessoires par rapport à l'accoudoir qui est le vrai objet et qui doit permettre d'entreposer le seau à pop-corn ou à Coca-Cola le plus gros.
De fait, tout a été fait pour évaporer l'atmosphère fauteuils rouges et salle obscure. Dans le complexe cinématographique, le public ne ressent plus face à l'écran aucun devoir de révérence. Multi-abonné aux cartes ciné et plateformes Netflix, il ne voit plus rien d'exceptionnel ni de rituel à se rendre au cinéma : cela s'inscrit dans la continuité multi-screen responsive de sa customer journey. Le film de cinéma est pour lui une vidéo comme une autre, sommée de soutenir son attention aussi habilement que le sketch qu'il a regardé juste avant sur tablette dans le métro, et que la série qu'il regardera ce soir sur son ordinateur de genoux allongé dans son lit. Les nouveaux cinéphiles se rendent au cinéma aussi négligemment qu'ils rejoignent une réunion sur Teams : comme s'ils étaient chez eux, ils parlent entre eux à voix haute et ne se taisent pas avec l'extinction des lumières, ils continuent bien après les bandes-annonces qu'ils estiment avoir déjà vues, après même que le film ait commencé, jusqu'à temps que le premier personnage donne la première réplique. Ils ne voient absolument rien d'extraordinaire à ce que ce divertissement à plusieurs millions de dollars ait fait appel, pour leurs beaux yeux, aux dernières prouesses de la technique et aux limites extrêmes de la technologie, et qu'il arrive jusqu'à eux, qu'il ait engagé tant d'efforts dans le seul but de leur faire passer deux heures sans regarder leur téléphone. Leur gratitude tient déjà toute entière dans le fait de ne pas l'avoir téléchargé.