10 mars 2007

Le mort saisit le mort




Les Odes de Ricardo Reis sont des réflexions désabusées sur la brièveté de la vie, des êtres et de toutes choses. Elles mettent en scènes des paysages lumineux, des fleurs et des couronnes, des festons, des jeunes filles qui ne sont que des prénoms, des dieux qui nous ignorent et ne nous consentent rien d'autre que la vie.

Ce sont les exercices spirituels d'un païen.

On ignore d'où vient lui cette sorte d'acharnement tranquille à voir en toute chose la présence de la mort : Reis s'adresse librement à ses maîtresses et n'a rien de l'amoureux trahi, il boit, se promène, étreint son amie, admire la beauté d'un paysage, il est jeune et beau.

Aucune volonté chez Reis de dénigrer la beauté du monde, déprécier la vie, rabaisser ce qui en fait la valeur. Reis n'est pas Pascal pour qui toute la beauté du monde ne sert qu'à nous faire oublier les plaies du Christ. Reis constate la présence de la mort partout. Mais cette mort n'est en rien la terrible épreuve du chrétien qui joue à ce moment sa vie éternelle. La mort n'est pas pour lui un instrument de conversion. Elle est au coeur de sa conception de la vie et au centre de sa poésie.

La clé de ce qu'est la mort pour cet esprit antique est peut être donnée par une stèle du Musée de Naples. Cette copie romaine d'un original grec, nous montre le moment précis où Eurydice va retourner chez les morts, victime de l'étroitesse d'esprit de son cher mari (Orphée est une sorte de Thomas païen qui ne croit que ce qu'il voit et qui perd sa femme pour n'avoir pas fait confiance aux dieux).

Cette scène frappe par l'étrange sérénité qui s'en dégage : aucune violence, aucune larme, aucun geste outré.
Orphée vient de se retourner vers Eurydice, Hermès rejoint alors immédiatement le couple : son pied droit n'est pas encore posé au sol que déjà sa main gauche cherche le poignet d'Eurydice qui entame le mouvement de retour. La main de l'épouse glisse de l'épaule d'Orphée qui esquisse une ultime caresse. Les époux ont à peine le temps d'échanger un dernier regard.

La pose des trois personnages nous les montre parties prenantes d'une sorte de pacte ou de jeu dont chacun a accepté depuis longtemps les conséquences. Chacun est dans son rôle et parfaitement conscient d'agir avec justice : Hermès le dieu psychopompe, Euridyce la jeune morte et Orphée le responsable de sa perte. Les époux ne marquent aucun mouvement de désespoir, parce qu'ils ne ressentent pas cette perte comme une injustice : Orphée est victime de son peu de foi et Eurydice retournera là d'où personne n'était jamais revenu.

La lecture des Odes de Reis suscite la même réflexion. La mort fait partie du marché, elle n'est pas la clause un peu pénible d'un contrat par ailleurs avantageux. Elle est l'élément substantiel du contrat sans lequel il n'aurait même pas existé.
De la même manière on ne trouvera pas injuste de payer le prix d'une chose qu'on a achetée, l'injustice consistant au contraire à ne pas payer pour ce qu'on a reçu en échange.

Cette conception de la mort librement acceptée qui devient élément essentiel à l'équilibre d'un contrat qu'on appelle la vie paraît bien correspondre à l'esprit des Romains créateurs du droit.

Elle pourrait expliquer ce perpétuel balancement des réflexions de Reis et l'équilibre de sa poésie antiquisante : la vague qui efface les pas sur le sable blanc, et cette autre mer sur cette autre plage noire celle-la, écho de Saturne ; les roses du jardin d'Adonis qui vivent le temps de la course du Char d'Apollon ; aux Dieux on demande seulement qu'ils accordent de ne rien leur demander ; nous quittons la vie tranquilles n'ayant nul remord fût-ce même celui d'avoir vécu.

2 commentaires:

  1. Encore raté pour la mise en page !
    Sinon absolument magnifique !
    J'ai un copain à te présenter si tu viens à Paris. Un fou de Carthage tellement passionné qu'il te fait regretter qu'Hannibal Barca n’ait pas rasé Rome avant qu’eux (salauds de Romains) ne rasent une civilisation.
    Païen je le suis et je le resterai.

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  2. J'arrive pas avec les séparations de paragraphes : lorsque je passe en aperçu les séparations qui sont sont bien là disparaissent.

    Merci pour l'invitation !!!

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