9 mars 2007

Le peintre du silence

Un amour de jeunesse sort des ombres.
De ces ombres qu’il a si bien illustrées et qui ont bercées mon adolescence tourmentée. Il s’agit du peintre Belge Léon Spilliaert dont le musée d’Orsay de Paris présente une belle rétrospective principalement composée de ses étonnants autoportraits drapés dans les ténèbres nietzschéennes et les crépuscules baudelairiens. Bref, Spilliaert, né en 1881 et décédé en 1946, fut le peintre des funérailles romantiques et l’annonciateur d’une Europe qui allait se suicider en appuyant deux fois sur la gâchette du revolver des guerres mondiales.

La première fois que j’ai mis les yeux sur l’œuvre de Spilliaert c’était il y a vingt ans et cent mètres sous Paris. Nous étions dans les catacombes, à l’endroit que l’on appelle la Plage, devant une fresque murale reproduisant avec une maîtrise troublante le Guernica de Picasso. Personne n’a jamais su qui avait peint ce Guernica mais je peux vous dire qu’à cet inconnu je tire encore mon chapeau.

Cygnes

Nous étions cinq cette nuit là : moi et deux amis plus deux inconnus qui ne le restèrent pas longtemps. Le premier, je n’en ai aucun souvenir. Le second par contre, je ne l’oublierais jamais.
Il s’est présenté comme Américain et s’en était un vrai car sa famille ne remontait pas au Mayflower mais à la nuit des temps puisqu’il était de la tribu des Séminoles. Un peuple amérindien qui habitait la Floride un ou deux millénaires avant l’arrivée des Espagnols. Ce type était impressionnant. Il faut dire qu’il mesurait bien deux mètres, avait une tête d’aigle avec des cheveux noirs qui lui tombaient sur le cul, était torse nu et nous faisait profiter de ses indécentes plaquettes de chocolat. Bref un mec à qui tu offres tout de suite à boire de peur qu’il te scalpe dans les ténèbres du ventre de Paris.

Vertige, 1908



Ca tombait bien : à boire on avait que ça (whisky et absinthe frelatée). Malgré un accent yankee à couper au couteau, l’Indien maîtrisait parfaitement la langue de Molière et ne faisait jamais de faute de grammaire. De plus, il participait amplement à la conversation, faisant montre d’une culture européenne à faire rougir n’importe quel froggie.

Silhouette


J’étais dans le mouvement batcave à l’époque (on dit gothique aujourd’hui) et on aimait beaucoup se prendre la tête sur l’art et la littérature en général et le mouvement romantique en particulier. Après être passée par Baudelaire, Lautréamont et de Nerval, la conversation a glissée sur Berlioz et Beethoven pour atterrir sur la philosophie.

Plage au clair de lune



Je venais de finir Critique de la Raison Pure de Kant et étalait ma science (comme j’aimais à le faire à l’époque en ne manquant jamais de chasser d’une main gantée et nonchalante la mèche noire qui me tombait avec une négligence toute calculée dans la bouche). J’insistais lourdement, ce qui me paraissait extraordinaire, sur le fait que le philosophe allemand avait enfanté tous ses livres en ne quittant jamais sa ville natale de Königsberg. On peut dire qu’à l’époque ça me trouait le cul !

Nuit à Ostende


C’est alors que l’Indien m’a coupé la parole pour nous annoncer que Kant n’était pas le seul. Qu’il y avait pleins d’artistes qui étaient restés toute leur vie à un endroit et y avaient accouchés de chefs d’œuvres. Lorsqu’on lui demanda un exemple il alla fouiller dans son sac à dos pour en sortir un vieux livre sur la vie et l’œuvre de Léon Spilliaert. Et là, à la lumière des bougies et des lampes électriques, on en a tous pris plein la gueule.

Autoportrait au miroir



Marée basse

Je ne sais pas si c’était l’atmosphère si spéciale des catacombes, ma posture macabre de l’époque ou les vapeurs terribles de la fée verte mais il me semble que de ma vie, je n’ais jamais rien vu de plus beau que les peintures de Léon Spilliaert ce soir d’avril 1988.

Flacon

Un soir où, par une pure coïncidence, je fêtais sans les fêter vraiment, mes 20 ans. Cette nuit là j’ai compris ce qu’était la transition d’un siècle à un autre. Ce qu’étaient nuit et ténèbres. J’ai compris ce que voulais me dire Baudelaire et Nietzsche. J’ai saisi le Congo de Joseph Conrad. Et surtout j’ai compris ce qu’était devenue l’Europe.
Un cadavre.

Autoportrait 1907

L’Indien je ne l’ai jamais revu et je ne me souviens même plus de son nom mais il me semble que jamais plus je n’aurai une aussi belle soirée d’anniversaire.
Belle, noire et triste, comme le temps qui passe car c’est sur la Plage des catacombes que ce soir là, j’ai enterré mon adolescence et mis un chiffre deux, puis un trois, et bientôt un quatre devant le nombre de mes ans.


3 commentaires:

  1. Aaah les autoportraits de Spilliaert! Son onirisme obscur est inégalable, et parmi les contemporains, je ne vois qu'un fou comme Gottfried Helnwein pour jouer sur ce terrain. Puisque vous étiez batcave, cher Atlantis, je me permets une petite suggestion musicale : The Ghost Sonata de Tuxedomoon s'accorde à merveille à la contemplation des toiles du Belge!

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  2. C'est un putain d'article, ça.
    Poétique à souhait, nostalgique, superbe.

    Et dire qu'en avril 1988 j'étais pas encore né !

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