1 novembre 2008

Bref éloge de Donald Fagen


Découvrez Donald Fagen!


Donald Fagen est un des plus beaux musiciens du monde. Dans la catégorie de ceux qui bâtissent leur œuvre en se fichant de la mode, de la comédie de la scène et de la célébrité, de l’engagement militant (et pour un type de sa génération, c’est rare) et du show business, il est une référence.
Il a commencé très tôt, à la fin des années 60, et a rapidement monté Steely Dan, avec son pote Walter Becker, mais je vous raconterai ça une autre fois. Au fil d’une évolution vers toujours plus de fluidité, de précision et de pureté stylistique, il a pondu sous son nom trois albums en 25 ans. Vu la densité des albums en question, on peut aller jusqu’à dire que c’est beaucoup.

Le premier, The nightfly, 1982, est un monument que tout honnête homme doit posséder. Les morceaux sont d’un niveau général tout à fait extraordinaire, avec des sommets comme Maxine, New frontier, The goodbye look… et tous les autres morceaux de l’album ! Comme avec Steely dan, il embaucha les meilleurs musiciens pour donner forme à sa musique (Jeff Porcaro, Larry Carlton, les frères Brecker, Marcus Miller, Steve Khan, entre autres) et les fit chier à la limite du supportable pour obtenir d’eux le boulot et le son qu’il voulait. Il est comme ça Donald, et c’est connu parmi les zicos de haut niveau. Même si le son de la batterie sonne parfois un peu « années 80 », The nightfly est un concentré des mélodies ciselées à la gouge, des arrangements méticuleux (les chœurs !) et d’une musique harmoniquement riche, même sophistiquée mais qui sonne assez simple. Sans même parler des textes, bourrés d’humour et d'absurdités, qu’il vaut mieux explorer avec un Ricain cultivé sous le bras…

Après 11 ans de silence, et l’arrêt (temporaire) de Steely Dan, il ressort un album en 1993 : Kamakiriad, l’album de l’âge mûr, comme il le définit lui-même, après avoir exploré l’époque de l’adolescence avec The nightly. Une kamakiriade, pourrait-on dire, c’est une virée à bord de la Kamakiri, la voiture du futur, dream-car avec jardin hydroponique et guidage satellitaire. L’album raconte donc les aventures du héros qui voyage à bord de sa bagnole high-tech, voyant le monde du futur (proche) en proposant des chansons toujours aussi parfaites. Fagen a utilisé les années 70 pour peaufiner son style, avec Walter Becker, et en dispose maintenant tout à fait. Sa recette tourne autour du jazz, pilier autour auquel il a su mélanger le rock, la pop et le funk (ou le groove en général) comme personne. C’est un album qui explore l’an 2000 qui pointe à l’horizon, d’une manière ludique et fantaisiste.
Son dernier album solo est sorti en 2006 : Morph the cat. Un putain d’album. C’est selon lui le troisième volet de sa trilogie perso, le volet traitant de la fin, de la mort. Mais attention, c’est pas un musicien français : pas de pathos ! Son album se situe bien dans une période post-11 septembre, mais il aborde les choses par allusions, avec finesse et jamais frontalement, aussi bien dans ses textes complexes que dans la perfection du groove. Si sa musique est dense, ses arrangements surtout, chaque instrument est toujours parfaitement à l’aise pour s’exprimer, tout est rangé comme dans une horloge, personne ne vient foutre le bintz sur la fréquence d’un autre, et tout est toujours limpide.

Fagen, pour qui rien de bien intéressant ne s’est fait dans la musique populaire depuis l’apparition du reggae, n’hésite pas à se foutre du boulot des groovers à la machine, samplers à la chaîne qui croient avoir trouvé le Grand Secret quand ils ont déniché une boucle qui a déjà servi. En gros, les rappeurs et autres resuceurs de R’n B ne l’ont pas convaincu, notamment quand il s’agit de groover.
Certains pourraient avoir le réflexe de classer le travail de Fagen dans la catégorie fusion, ce qui est faux. Le genre fusion intègre très rarement des chansons. C’est une musique instrumentale, une musique de gros musiciens, écoutée la plupart du temps par des musiciens. La place que la technique pure y occupe est infiniment plus grande que dans l’œuvre de Fagen, et celle de l’humour, de la finesse, de la légèreté y est au contraire étrangement faible. Mais c’est probablement parce qu’il a bossé avec des grands musiciens de jazz, donc souvent de fusion, que cette confusion a pu se faire. En fait, si on voulait résumer son travail, on pourrait dire qu’il est un musicien qui ne s’est pas satisfait du rock, ni du funk, et qui les a intégré dans un univers harmonique plus riche, celui du jazz, empruntant un feeling au rythm’n blues, au gospel et au blues. En cela, c’est un musicien de fusion. N’oublions pas non plus que, chose devenue rarissime dans le jazz, il écrit des chansons, et même d'exceptionnelles chansons.
Un des points forts qui le définissent bien, c’est la qualité du son. A l’écoute, on est souvent surpris d’apprendre que tel ou tel morceau est vieux de trente ans. C’est son travail en commun avec Walter Becker, autre intégriste, qui a rendu ça possible, et qui a beaucoup fait pour sa réputation. En dessin, ce serait l’équivalent de la ligne claire : précision, clarté, équilibre, élégance. Il faut dire aussi que ce son « parfait » en énerve quelques uns, dont les oreilles blessées par le rock n’acceptent plus que du « ça déchire sa mère ». Et la subtilité des arrangements de Fagen traverse parfois des oreilles sans que le propriétaire de la paire en question ne remarque rien… il faut parfois du temps pour l’apprécier, pour piger la beauté de l’édifice (c’en est un, je l’affirme). Une musique pour musiciens ? non, une musique très technique, qui plait malgré ça.