Prenons un cas apparemment simple : la déclaration publique d’un dirigeant politique. L’information pourrait consister à citer entre guillemets toute la déclaration, en précisant simplement où et quand elle a été faite. Mais faut-il dire devant qui la déclaration fut faite ? Faut-il dire si le public fut choisi, autorisé, filtré, composé de sympathisants, de figurants payés, du tout venant populaire ? Faut-il parler des réactions de ce public (une réaction d’hostilité sera sans doute mentionnée, mais jamais une absence de réaction visible). En quoi l’analyse de la déclaration n’est-elle pas également de « l’information », c'est-à-dire un rappel de faits et leur mise en rapport entre eux ? Faut-il s’interroger sur ce qui a motivé la déclaration, faut-il se demander à qui elle est précisément adressée, et si un groupe de pression l’a inspirée ? J’arrête là : on voit bien que les réponses à ces questions modifieraient radicalement la forme et le fond de la « simple » information de base. L’information « vraie », ce n’est que l’information dont on se contente.
Il y a quelque chose de l’ordre de la croyance dans nos rapports aux journaux, aux médias, et aux informations qu’ils proposent. A travers l’information, le citoyen croit disposer de la vérité, ou d’une part de celle-ci (à ce titre, l’expression « quatrième pouvoir » pour désigner la presse semble d’ailleurs un modèle d’euphémisme). Or cette vérité, tout le monde connaît ça, est aux mains de quelques groupes industriels, qui la triturent, lui donnent forme, la propagent, l’habillent à leur goût et la foutent sur le trottoir. A partir de là, et puisqu’on sait que les groupes industriels ne font rien sciemment contre leurs propres intérêts (pas plus que la plupart d’entre nous d’ailleurs), prétendre disposer d’infos sérieuses et véridiques en lisant la presse, c’est au minimum de l’inconscience.
L’information est aussi soumise au filtre bouché de l’idéologie. Comme rien n’est plus bête qu’un homme de convictions, rien n’est plus suspect qu’une info sortant de ses mains. Quand on défend une cause, quand on a le cul mental calé par quelques coussins théoriques, même les plus effondrés, quand on milite, on est forcément amené à faire un choix dans ce dont on va parler. Il ne s’agit même pas de ce qu’on va dire des événements, il s’agit déjà de fixer son attention sur certains d’entre eux, et de passer sous silence les autres, donner un chiffre qui arrange, qui appuie sa démonstration, et oublier celui qui la met en pièces. Les pratiquants de cette catégorie sont les plus dangereux. Contrairement aux journalistes de la presse maquée aux puissances économiques, qui se prostituent au grand jour, en plein cynisme, et qui n’ont d’opinions qu’en fonction de ce qu’elles rapportent, les idéologues se font volontiers passer pour libres à partir du moment où, par exemple, il n’y a pas de publicité dans leur média. Pas de pub = pas de pression = liberté = recherche de la vérité sans entraves. Naïveté de collégiennes ! Comme s’il suffisait d’avoir une opinion et de l’exprimer « librement » pour toucher à la vérité… On peut être libre de s’exprimer, mais n’exprimer que des opinions d’esclave. Esclave du fric et du pouvoir d’un côté, esclaves de ses manies idéologiques de l’autre.
Gloire de la presse: l'information libre.
Un journaliste a parfaitement le droit d’avoir des opinions, des lubies, des marottes, des convictions et, pourquoi pas, des idées. Il a le droit d’être militant communiste, premier de la classe au Front national jeunesse, de prier cinq fois par jour, de ramper sur les genoux à Lourdes, de bouffer du curé chaque dimanche ou d’admirer le Che. Mais qu’on ne vienne pas prétendre qu’il fera le même travail selon le cas. Il est donc parfaitement inutile d’espérer voir autre chose qu’une certaine vision des choses dans une feuille de chou, fût-elle « libre » et « indépendante ». En tant que lecteur, on peut s’en contenter, on peut aimer qu’elle alimente notre propre vision de ces mêmes choses, on peut y trouver des arguments formidables pour les conversations de fin de repas, on peut même finir par croire que la réalité, c’est ça : on entre alors, par la grande porte, dans la catégorie des imbéciles.
Ici, l’idée n’est pas de dénoncer, d’accuser, ni d’appeler au meurtre. Les journalistes, la presse et les médias sont ce qu’ils sont. Je ne veux pas les changer, je m’en tape. En revanche, il est capital de ne pas les prendre pour autre chose que ça, ou considérer leur production comme sérieuse au simple motif qu’elle est souvent chiante à mourir. Pour limiter ou annuler ces tares intrinsèques, on a inventé la vilaine expression de pluralité de la presse. Tous les journaux sont par nature imparfaits, limités, truffés d’erreurs ou de partis pris, mais vous pouvez acheter des dizaines de journaux différents, et c’est censé vous donner un moyen terme satisfaisant. Il y a certainement du vrai là dedans, mais il y a aussi une curieuse façon de faire de la cuisine : des ingrédients pas terribles, voire carrément dégueu, et on devrait s’en régaler… D’ailleurs, pourquoi tel lecteur préfère-t-il lire le Figaro magazine et tel autre le Monde Diplomatique ? Pourquoi l’Huma et pourquoi le Parisien ? Parce que chacun trouve selon le cas des infos et une façon de les traiter qui lui conviennent, qui renforce ses propres idées et ses a priori, qui le conforte ici que les patrons sont des monstres, là que la sécurité n’est plus ce qu’elle était, ailleurs que les riches devraient payer pour les autres ou que ce sont plutôt les pauvres qui ne foutent rien pour s’en sortir. Rien a voir avec l’objectivité, le sérieux, la vérité : une simple affaire d’opinion. Chaque article sera étayé et aura l’apparence du plus grand sérieux, quelles que soient ses conclusions, mais on préfèrera lire celui dont on sait par avance qu’il va dire ce qu’on sait déjà. La pluralité de la presse a le mérite de laisser des opinions diverses s’exprimer et de traiter l’info de différentes façons, mais il n’y a pas beaucoup de citoyens qui se tapent TOUTE la presse d’un œil neutre pour essayer de choper la « vérité » sur tel ou tel sujet. Au contraire, on se jette sur son canard préféré, ou son TF1 adoré pour ne pas risquer d’entendre une façon différente de la sienne de voir le monde. C’est ainsi, et ce n’est que ça.
Etre informé, c'est timportant !
Partant de ces quelques éléments rapidement posés, j’en arrive à mon principe.
Puisque la liberté est évoquée par tant de gens, utilisons-là vraiment. Et puisqu’il est évident que la réalité ne peut pas se résumer à ce qu’on lit dans les journaux, ni dans les livres, ni nulle part parce qu’elle est tout simplement trop vaste pour nous, nous devons nous contenter de fictions plus ou moins scrupuleuses, plus ou moins vraisemblables, et plus ou moins assumées. Dans cette idée, on comprend à quel point les informations classiques deviennent ridicules, et pourquoi il est indispensable de leur appliquer un traitement subjectif hautement revendiqué. Rappelons-nous la formule de Hassan i Sabbah, le Vieux de la montagne. « Rien n’est vrai. Tout est permis », formule exaltante et dangereuse, pleine d’ambiguïtés et de promesses, où Nietzsche voyait à un « labyrinthe de conséquences » que personne, parmi les esprits libres, n’avait osé explorer vraiment. L’arsenal des lois, le zèle des nouveaux flics, le conformisme des esprits et l’avènement du respect comme règle morale universelle tendent à inverser la proposition : Tout est vrai. Rien n’est permis. Nous en sommes là.
C’est la fiction qui, en refusant volontairement de singer la réalité, nous approche probablement le plus d’elle. C’est en tout cas la fiction qui a le plus de chances d’être intéressante. Les photomontages de John Heartfield peuvent être regardés comme de véritables documents sur l’Allemagne d’entre-deux guerres, malgré et grâce à tout ce qu’ils comportent d’arbitraire. Ils ne se donnent pas pour des reportages, ils ne sont pas bêtement journalistiques. Un artiste donne son regard sur l’époque, en se servant de ses propres images et, quatre-vingts ans plus tard, elles sont encore vivantes.
Je postule donc que, même dans le domaine de l’information, la liberté peut consister à s’affranchir résolument de l’événement et de ce qu’on appelle la réalité. C’est dans l’interprétation, dans un éclairage particulier, dans un parti pris qui intègre l’invention que la liberté peut s’exprimer pleinement et qu’elle nous rapproche de la réalité. Après tout, à l’heure d’Internet et de l’info proliférante, la question n’est plus de savoir ce qui se passe, mais peut-être de comprendre qu’il ne se passe, au fond, plus rien.(1)
Laissons aux « informations » classiques la gloire bouffonne d’être proclamées justes ou vraies, et celle d’inspirer le respect aux peuples.
1) D’une certaine manière, il ne se passe plus rien au sens où plus rien des « événements graves » n’a de réelles conséquences pour nous, sociétés riches et modernes, protégées par la puissance de nos armes. Un génocide au Rwanda ? aucune conséquence pour le Français moyen, quelques envolées lyriques, une passivité générale, une inaction parfaite. Une ratonnade en Birmanie ? Pareil. On s’insurge par reflex, on ouvre sa gueule dans les cours d’école, mais au fond, personne ne fréquente de Birman, personne ne sait où ça se trouve,
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire