12 juin 2007

Sancho Panza contre le reste du monde



Julien Mattern est l'auteur avec son compère Matthieu Amiech de l'excellent "Cauchemar de Don Quichotte" sorte de breviaire radical qui démonte l' idée de progrès et dénonce l'esclavage du travail salarié... Aidés en cela par le philosophe orwellien, Jean-Claude Michéa...Voici une entrevue accordée par ce jeune chercheur à la revue Courant Alternative-Offensive.

Droit dans le mur. A propos de l’impuissance politique contemporaine (Julien Mattern).

Quel était le projet à l’origine de votre livre « Le Cauchemar de Don Quichotte » ?

Julien Mattern : Faire ce livre, c’était essayer de penser par nous-mêmes, c’était sortir de la doxa économico-politique diffusée dans les médias, sortir aussi des rôles de contestataires préfabriqués, avec leurs spécialistes autoproclamés. Nous étions dans le contexte du mouvement social de 2003 contre les réformes libérales du système des retraites, mouvement auquel nous avons participé. Nous étions dans la rue pour dénoncer cette nouvelle offensive libérale. Mais ce qui nous a frappé, c’est la grande faiblesse de l’argumentaire mis en avant pour s’opposer aux réformes. Le monde généralement promis par les antilibéraux ne nous semblait ni possible ni souhaitable. Or, nous n’arrivions pas à en discuter calmement, à faire comprendre ce qui nous dérangeait. C’est ce qui nous a incité à passer à l’écrit. Pas pour proposer des solutions toutes faites, mais avant tout pour poser des questions, et pointer certaines impasses.

Vous critiquez le rapport à la production, à la croissance. Des idées défendues à gauche comme à droite. Quelles sont vos positions sur la croissance « inéluctable » ?

Le cœur de l’argumentation de gauche aujourd’hui, c’est toujours le pari d’une croissance durable et soutenue. Au sujet des retraites, les économistes de gauche disent que, même avec moins de 2% de croissance par an, le produit intérieur brut aura doublé d’ici 2040. On pourra donc en consacrer une part plus importante au financement des retraites, sans effort financier supplémentaire de la part des salariés. Ce raisonnement fait reposer l’égalité et la solidarité humaine sur l’augmentation de la production de marchandises, et c’est déjà pour nous une raison de s’y opposer.

Surtout, il reste à un niveau d’abstraction beaucoup trop élevé, qui occulte complètement la réalité et la gravité des problèmes. Le désastre écologique, la réduction de chacun au statut de rouage dans des mécanismes aveugles et de plus en plus chaotiques, l’absurdité quotidienne du travail et les humiliations qu’il faut accepter en échange de l’intégration sociale, l’impuissance des individus, tenus par leur dépendance vis-à-vis des systèmes de production, d’échange et de divertissement de masse, etc., tout ceci est occulté, rejeté du côté de la sensiblerie. Les économistes préfèrent se réfugier dans le monde des statistiques et des projections comptables, où ils continuent de voir les preuves et les signes annonciateurs d’un monde meilleur, parce que tel ou tel indicateur de richesse progresse encore. Malgré le caractère délirant de ces discours, on voyait bien à quel point ils intimidaient tout le monde. Presque personne n’osait les remettre en cause, la critique de l’économie semblait taboue pour qui n’était pas reconnu comme expert. Désacraliser les sornettes des économistes (croisées pendant nos études), c’était pour nous le moyen de briser ce verrou idéologique pour pouvoir poser les vraies questions. Il nous semblait urgent de faire preuve de lucidité sur l’état réel de notre monde, de se demander quelle forme de société et quel rapport à la nature on peut opposer à ses gestionnaires actuels, de chercher au nom de quelle conception de la vie il vaut la peine de se battre.

Vous récusez le continuum politique classique qui irait des conservateurs les plus ringards aux progressistes les plus effrénés.

Aujourd’hui, à droite comme à gauche (et y compris à « l’extrême gauche »), on souscrit au projet de croissance illimitée. Il y a juste des désaccords sur les modalités de cette croissance, sur les mécanismes à mettre en place pour augmenter la production et assurer la stabilité sociale. Pendant une partie du XXe siècle, la question pouvait se poser un peu différemment parce qu’il y avait un projet révolutionnaire, même si pour l’essentiel on y trouvait la même fascination pour l’économie. Mais certaines personnes ne souscrivaient pas du tout à cette idée-là, et surtout on n’était pas allé aussi loin dans la bureaucratisation et l’artificialisation du monde ; il y avait peut-être davantage d’ouvertures. Or, depuis trente ans, il y a un consensus sur ces questions. C’est cela qu’il faut dénoncer en premier lieu. De toute façon, à partir du moment où on accepte le projet productiviste, comment la politique peut-elle être autre chose qu’une affaire technique, une affaire d’experts ? Si le but, c’est un monde toujours plus efficace, plus équipé, plus perfectionné, plus innovant, alors le maître mot devient la compétitivité, les discussions collectives sont du temps perdu et demander son avis au peuple, c’est courir le risque qu’il se trompe. La démocratie devient un problème, car elle présuppose que tout le monde puisse se forger un avis raisonnable et avoir son mot à dire sur les grandes décisions. C’est pourquoi les gestionnaires développent tout un tas d’instances de neutralisation et de mises en acceptabilité, pour faire adhérer le peuple à sa propre dépossession.

Dans cette société de l’immédiateté, avec l’avancement des nouvelles technologies et la progression de l’individualisme, la fin de la politique ne se profile-t-elle pas ?

Beaucoup de personnes très critiques vis-à-vis du Capital, des patrons, ou des multinationales, ne voient souvent pas grand chose à opposer à la colonisation de la vie quotidienne par la marchandise, du moment qu’il y en a pour tout le monde et au plus bas prix. Or, nous pensons qu’un monde fondé sur davantage de justice, de liberté et d’égalité est incompatible avec la production massive de tous ces gadgets high-tech. D’abord parce qu’il faut bien les produire, les transporter, et en gérer les déchets en quantité exponentielle, opérations dont on connaît les conséquences humaines et écologiques. Mais dans leur consommation aussi, ces objets nous tiennent. Au-delà de leurs performances parfois effectivement impressionnantes, nous avons voulu montrer qu’ils avaient surtout pour fonction de compenser illusoirement l’appauvrissement de la vie. Un appauvrissement auquel ils participent d’ailleurs en favorisant souvent un rapport au monde fondé sur des fantasmes d’immédiateté et de toute puissance, qui est extrêmement paralysant à court terme. Il est très difficile de critiquer un monde où règne de plus en plus le « chacun pour soi », si dans le même temps nous ne voyons pas toutes les compensations que ce système procure aux individus dépossédés, et si nous n’essayons pas de nous en affranchir personnellement.

Mais vous-mêmes, tout en étant contre un certain nombre de choses, vous vous retrouvez à vous en servir parfois... Est-il vraiment possible de mettre en adéquation nos actes avec nos idées ?

Bien évidemment, nous avons écrit cet ouvrage sur un ordinateur. Nous avons des revenus monétaires et n’avons pas rompu nous-mêmes avec cette société, y compris avec certaines des satisfactions qu’elle offre... Malheureusement, il est aujourd’hui impossible de ne pas participer activement à des choses scandaleuses, qu’elles se produisent à l’autre bout de la planète ou à côté de chez soi. Nous sommes intégrés dans un système technique et monétaire dont dépend notre propre survie, et qui implique des guerres, des spoliations et des pollutions irréversibles. Mais nous n’avons pas besoin d’attendre d’être sortis de ce monde-là pour commencer à le critiquer. Bien sûr, ce que nous pensons et ce que nous faisons doivent aller de pair, sinon la schizophrénie guette. On peut tout de même s’efforcer de limiter notre dépendance en refusant certaines compromissions, et en essayant de se réapproprier le plus d’aspects possibles de nos vies. Mais le but est de trouver comment faire cesser ce désastre, et non simplement comment s’en prémunir. Devant l’ampleur de la tâche, je crois qu’il faut évier de multiplier les anathèmes sur la manière dont chacun mène sa vie privée et assure sa survie quotidienne : ces insinuations se substituent trop souvent au débat politique.

Dans les milieux radicaux, on traite souvent les autres de pourris lorsqu’ils ne partagent pas nos visées révolutionnaires. De quoi relève, selon toi, ce rapport à l’insulte ?

Dans certains cas, je peux tout à fait comprendre : même si c’est de moins en moins facile à percevoir, il y a bien aujourd’hui des individus qui ont infiniment plus de pouvoir que d’autres, et par-là plus de responsabilité dans l’état du monde. Il est parfois bon de le rappeler, à l’heure où se diffuse l’idéologie du consensus, de la discussion abstraite et sans conséquence. Si on se retrouve face à des gens qui participent activement à ce qui nous oppresse, on est quand même en droit de le leur faire savoir.

Pour le reste, les enjeux politiques aujourd’hui sont tellement brouillés, la plupart des gens sont complètement paumés et essayent de se rattacher comme ils le peuvent à des figures, à des rôles, à des postures, et leur évolution peut passer par des étapes bizarres. Quel est l’intérêt d’insulter des gens qui se cherchent ?

Le recours systématique à l’insulte est une manière de figer sa propre réflexion dans la posture de la provoc’, de la radicalité scénarisée. C’est surtout se mentir sur les rapports de force et les possibilités en cherchant à reproduire artificiellement (dans une salle, dans une rue ou un amphithéâtre) les affrontements qu’on désespère de voir surgir dans la société.

Propos recueillis par Guillaume C. Mis en forme par Rimso ! et Guillaume C.

A lire :

- M. Amiech et J. Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, Sisyphe, 2003.

- J.-C. Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, Sysiphe ; Réédition 2006, Champs, Flammarion.

- « Les chemins de fers ou la liberté ? », numéro de Notes et Morceaux Choisis, Bulletin de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, n°7, décembre 2006, Edition La Lenteur, 148 p.

2 commentaires:

  1. "C’est pourquoi les gestionnaires développent tout un tas d’instances de neutralisation et de mises en acceptabilité, pour faire adhérer le peuple à sa propre dépossession."

    Amen. Et le plus drôle, c'est que ça marche nickel. Cette cuvée électorale 2007 en étant le plus piteux exemple.

    Quant à l'esclavage du travail salarié, j'aurais bien mon mot à dire sur la question! Depuis 15 jours que j'ai un nouveau boulot, je suis non seulement lessivé mais qui plus est contraint de force au silence internautique. Cruel manque de temps, saloperie de salariat!

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  2. sujet de philo de cette année au bac : que gagne t on par le travail ?
    réponse d'un philosophe de 83 ans dans les pages de Libé : on y gagne une absence de dépression !
    ?????
    Julien Mattern aurait pris quoi ? 2 ? Une bonne copie donc.

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