20 mars 2019

Pentatoniques mentales

jim-hall-bd 

En jazz, en blues, et dans toutes ces musiques ouvertes à l’improvisation, le musicien s’appuie en réalité sur des “pattern” musicaux, des échelles harmoniques qui lui permettent de retomber toujours plus ou moins sur ses pattes. Tandis que l’auditeur novice entend un solo endiablé et incontrôlable dont l’enchaînement impeccable semble tenir du miracle, le musicien lui, joue en réalité à l'intérieur d'un éventail de possibilités réduit, plus balisé qu’il n’y paraît : au sein d’un spectre de notes ou d’accords dont il sait l’harmonie garantie. La gamme pentatonique est l’un de ces systèmes : elle compte cinq hauteurs de son différentes qui fonctionnent entre elles et “sonnent juste” quel que soit l’ordre dans lequel elles sont jouées.


Cette semaine, je croise la journée de travail d'un ancien journaliste faisant désormais profession d'animateur-présentateur de petits débats et conférences pour le compte d'entreprises. Sollicité pour de nombreux plateaux, l'homme d'une soixantaine d'années volète de sujets en sujets là où son emploi du temps le mène : à 15 h il est en un lieu de Paris pour parler économie ; à 17 h, il rejoint in extremis un studio à l’autre bout de la ville pour un débat en direct sur le système éducatif. Entre les deux, il n’a le temps que de picorer un journal, relire des notes pour se remémorer de quoi il va être question, se redonner un coup de peigne et hop ! le voilà dans l’arène : “Mesdames Messieurs, bonsoir !”, il assure le show, parle au débotté de n’importe quel sujet, introduisant le débat, “passant les plats” aux intervenants, relançant lorsque c’est nécessaire par un chiffre clé, un sondage... D'un débat à l'autre, quel que soit le thème, il utilise les mêmes lanceurs ou les mêmes clins d'oeil à l’actualité, mais orientés opportunément à son propos.

A le voir ainsi travailler, j'ai enfin percé, je pense, le secret de ces experts que l’on voit à la télévision parler le lundi de politique sécuritaire, le mardi de chômage, le mercredi de la guerre au Moyen-Orient, et le jeudi du réchauffement climatique. J'ai, comme tout le monde, un avis sur tout, mais savoir ainsi parler de tout, voilà une autre affaire : parler, délayer ses avis et les étaler sur vingt ou trente minutes sans trahir le fait que l’on n'y connaît finalement rien, voilà qui m’a toujours laissé relativement admiratif.

Leur secret, ce serait donc cela : les pentatoniques mentales - ces gammes de cinq idées toutes faites sur l’actualité ou la société, qu'un soliste virtuose comme Christophe Barbier peut combiner dans tous les ordres, jouer sur tous les tons, et tous les jours de la semaine dans les émissions de type “C dans l’air”. L’auditeur novice entend un discours d’un seul tenant qui, s'il n'est pas brillant, semble tenir la route, ne présenter aucune fausse note, retomber tout le temps sur la mesure... Le flûtiste, lui, n’a qu’à jongler avec les cinq mêmes considérations sur la Sécu, les Gilets jaunes, les élections législatives... qu’il croise, combine, entrelace à loisir, prenant tout de même la peine de les renouveler avec de l'actualité fraîche une fois par semaine, par égard pour ceux qui regardent la quotidienne et qui finiraient par s'en apercevoir. Un spectre d’accords réduit, dont il sait l’harmonie garantie.

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Duo pour pipeau en sol mineur

12 commentaires:

  1. Alors, là, chapeau, c'est exactement ça ! C'est une chose que j'avais ressenti, à l'époque où je faisais mes délices de C dans l'air, mais sans être jamais parvenu à l'exprimer correctement, ce que vous fîtes avec maestria.

    Et puisqu'on parle de C dans l'air, on me permettra une minute d'auto-publicité, avec ce petit billet.

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  2. Mince, je n'avais pas vu la légende en bas. Désolé.

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  3. La gamme oligarchique, c'est la gamme blues. La cohérence est garantie, il suffit de définir le tempo au départ, la tonalité, et les instruments déroulent leur jeu. Parfois les saxos doivent transposer, mais c'est pas un problème pour eux.
    Mais Joe Pass arrive à faire cela avec talent et inventivité. Christophe Barbier nous fatigue dès le début du morceau.

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    1. Sa comparaison est quand même bien vue : Barbier et Consorts font immanquablement penser aux musiciens un peu basiques qui restent bien sagement "dans" la pentatonique parce qu'ils ne savent pas qu'on peut jouer autour (sans même parler de jouer modal ou autre, hein). Ils ne maîtrisent pas suffisamment le langage et la technique pour laisser leur créativité s'exprimer. ça donne des trucs vus et entendus mille fois et tout le monde s'emmerde vite. Comme les as de plateaux-télé, qui nous répètent les mêmes conneries sans faire de pause depuis quarante ans : leurs chorus sont prévisibles, ils puent la naphtaline. En s'en contentant, leurs auteurs montrent et démontrent la petitesse de leur âme, leur paresse morale, comme un joueur de blues paresseux peut nous endormir avec ses clichés enfilés trois heures durant.

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    2. À noter que l'analyse de Xix s'applique tout aussi bien aux éditorialistes «politiquement incorrects» et non moins atrophiés du logos : Zemmour, le navrant Brunet, l'indigent Kerdrel, sans oublier Ivan Rioufol, l'homme qui écrit avec la grâce d'un moulin à café rouillé.

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    3. Mais où est donc passé le magnifique Wolton ?
      Il ne vous manque pas ?
      Il est mort ?

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    4. Je me faisais la réflexion récemment : on ne l'entend plus. Pourtant aux dernières nouvelles, il est encore en vie, même si cela fait 72 ans qu'il est cérébralement mort.

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  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  5. Le parallèle est judicieux, encore que l'improvisation à "haut niveau" ne repose bien sûr pas sur un système aussi simple qu'une gamme, pentatonique ou pas. Mais qu'importe : la différence entre une impro classique pentatonique et les exploits de John Coltrane sur Giant steps est très comparable au gouffre qui sépare les blablatudes convenues de Christophe Barbier et les impeccables chorus d'un Clément Rosset.

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  6. Groland a fait une très bonne parodie des experts médiatiques, avec C de l'air.

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