15 décembre 2017

L'ouvrier d'apparat

Avertissement: Kevin Torquemada et Beboper ont collaboré pour écrire ce texte "à quatre mains", comme on dit.  Sauras-tu, lecteur lucide, reconnaître qui a fait quoi dans ce bintz ?



Tendance Up : jeune métro-sexuel en bleu de chauffe. 
Le dandy de 2018 adoptera sans réserve le look Prolo !

Pascal : « D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. »

Le bobo est tout entier défini dans ce cas de figure. Ce qui le rend insupportable n’est pas tant sa façon de vivre, de s’habiller ou d’arborer une barbe grotesque, mais plutôt ses deux caractères évidents : faire la leçon au monde entier, et incarner de façon caricaturale le concept orwellien de double pensée.
Le bourgeois du XIXème siècle pouvait être défini, psychologiquement, comme quelqu’un qui essaie de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Tandis que l’ouvrier, le prolétaire, se contentait d’être ce qu’il était - c’est-à-dire pas grand ’chose, le bourgeois se donnait des airs, prenait des poses, disposait autour de lui les indices prouvant qu’il appartenait à une élite en formation, héritière putative des dignités perdues des noblesses d’ancien régime. Il s’agissait pour le bourgeois, même petit, de se différencier du populo à tout prix, quitte à jouer un rôle trop large pour ses épaules.


Notre bourgeois moderne, dans sa version bohème, porte cette névrose à son point d’ébullition. Comme le souligne Kevin Torquemada, il est à la fois le champion du vivre-ensemble ET le roi de l’esquive. Il adore la diversité, vote Mélenchon et « soutient » les sans-papiers MAIS pas au point d’habiter dans une cité à soixante nationalités, ni au milieu des clandos. Et, bien sûr, dès qu’il le peut, il place ses propres enfants dans une école épargnée par une Diversité dont il estime vingt fois par jour qu’elle est une chance pour la France et pour le cosmos. Il est comme ça : les sons qui sortent de sa bouche insultent son comportement, et ses idées sont contredites par sa façon de vivre. Ce qu’il dit n’est pas connecté à une réalité observable, mais à ses fantasmes.

Le geste beauty de 2018 : le look prolo-chic – Ligne make-up « Dior-Michelin », eye-liner metal, sous-vêtements coton « La Redoute »© et mocassins femmes Weston©, chapeau fripes vintage.

Pour exister, la publicité n’a pas besoin du réel. Elle vantera toujours les qualités d’une voiture en passant sous le boisseau ses défauts, voire ses tares fondamentales. Elle affirmera que le yaourt Machin est une merveille de douceur même s’il a le goût d’un citron abandonné au fond des chiottes d’une gare de triage ougandaise. Le réel est tronqué, découpaillé, atomisé comme sur un lit de Procuste pour le faire entrer dans le costume que le publicitaire lui a taillé par avance, à son profit. La publicité est l’illustration technique de la double pensée, ses artisans n’ayant pas besoin de « croire » au produit qu’ils célèbrent, du moment qu’ils s’enrichissent dans le dithyrambe. Les années 80 ont même vu l’émergence d’une race nouvelle de publicitaires, une race aberrante mais qui aura tenu le haut du pavé quelque temps : les publicitaires debordiens. Vendre du mensonge spectaculaire en se réclamant de Guy Debord, il fallait oser.

Notre bobo est donc une sorte d’homme publicitaire, une image, une apparence romantique qu’il se donne à lui-même, qu’il l’affiche narcissiquement tandis qu’il vit comme un goret. Dans son modèle ordinaire, le bobo est une espèce de progressiste technophile, passionnément séduit par un kit d’idées disponible en flux continu dans les médias. De ces idées, il choisit les plus généreuses, celles qui lui donneront, quand il les crachera à la face de ses voisins (ou sur Facebook), l’image d’un humaniste du tonnerre de Dieu, d’une conscience qui défriche, à grands coups de yaka, les clairières riantes de l’avant-garde. Il revendiquera haut et fort un antifascisme de pacotille ; c’est le minimum syndical quand on appartient à son monde. Il est un fils de pub non pas parce qu’il croit les mensonges de la pub, mais parce qu’il organise sa vie elle-même comme un mensonge.

Le Beauty


La tendance émergente – qui comme les autres ne sera pas durable – est l’imitation du prolo. Les bobos ou les grands-métropolitains n’en ont rien à foutre des usines qui ferment, de la pauvreté digne et non-émeutière de la France périphérique. Au contraire : un atelier qui ferme, c’est un loft potentiel qui ouvre, avec caméra-digicode, barreaux de sécurité anti-accès sobres et scandinaves. La dernière innovation bobo, qui sera la tendance de 2018, c’est d’adopter le look prolo. On avait déjà vu à Paris les infographistes libertaires, rouleurs de cigarette, avec la besace sur le côté – non pas pour le casse-croûte et le pinard, mais pour le Macbook 13 pouces – et la casquette ouvrière. On voit maintenant apparaître le bourgeois-gauchiste avec un bleu de travail immaculé. De loin, superficiellement, on dirait un vrai ouvrier, ou plutôt un stéréotype d’ouvrier. Plus ouvrier qu’un ouvrier. Et ils se la pètent : le sourcil sévère, expression d’une conscience politique progressiste, quasi-révolutionnaire, un silence de bon-aloi, car il est entendu, dans l’inconscient collectif, que le prolo n’est pas bavard. Si l'on s’avance plus près, le bleu de chauffe n’en est en revanche pas un. C’est un faux, en tissu classieux et confortable, et qui vaut un tiers de SMIC au bas mot. 
Le bobo est nécessairement de gauche, comme on sait. Porter un bleu de travail est une preuve supplémentaire et manifeste qu’il n’assume pas pleinement son statut de bourgeois friqué. Au lieu de donner son pognon, et de vivre dans la pauvreté, il se met un costume sur le dos. Ce serait intéressant de décortiquer le cerveau de ces quinoïstes pour savoir comment ils se mentent à eux-mêmes. Car après tout, par leur spéculation immobilière, les bobos concourent directement à repousser les ouvriers hors des grandes métropoles (c’est toute l’histoire de Paris depuis cinquante ans). Débarrassés des pauvres, ils peuvent avec bonne conscience vampiriser les apparats ouvriers et artisans – par exemple les ateliers et cours d’artisans dans le quartier de Belleville à Paris. Porter un bleu de chauffe, pour le bobo, ça veut dire : je suis unique, différent, transgressif, progressiste, vigilant, du côté du Bien, et mon pognon est un détail, pas la peine d’en parler. En réalité, ce sont des pillards, des suceurs d’authenticité, des voleurs de pudeur. Quand ils volent les habits ouvriers – il ne leur manque plus que le tee-shirt de Johnny, on dirait des Américains déguisés en Indien pour Halloween, ou un Blanc qui se passe au cirage pour imiter un Noir chantant du jazz. C’est ça, le racisme social.

3 commentaires:

  1. Merdalors, qu'est-ce que je vais porter au boulot du coup? Un bleu avec "Padamalgam" floqué dessus?

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    1. Et nos gosses à l'école ? Des blouses de kolkhosiens ? Quand j'étais petit, le Maître en portait une chouette.

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  2. kobus van cleef , le faux-vrai prolo29 décembre 2017 à 15:46

    depuis 10 ans, je ressort à chaque printemps, une veste en toile de Nankin, bleue comme il se doit ( mais bien délavée) , plus connue sous le vocable "veste de marin pécheur"

    ma femme l'a bien évidemment en horreur

    elle interroge mes gentils voisins , qui ne sont pas tous des bobos ,mais parmi lesquels on compte au moins un professeur des universités ( nobélisable , mais il a raté le coche, pauvre homme, pourtant , dans sa partie-médicale- , il comptait parmi les 10 noms mondiaux ....)

    parfois , lors du repas de l'assoce de kartchié ( non,non, y a pad'kébab , qu'allez vous chercher là?) ,leur perplexité est palpable

    alors je leur explique "coutil bleu ! bourgeron de mannard ! 60 euros ! 60 euros seulement ! chez "toile de voile" à Quimper ! il en reste encore "

    inutile de dire que jusqu'à présent , personne n'a donné suite , mais peut être qu'au printemps....

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