Sans trop de surprise ou presque, je découvre dans cet Empire du moindre mal que Michéa parle de la jonction des libéralismes économique et politique. A savoir : comment libéralisme politique ("c'est mon choix, de quel droit me jugez-vous") et libéralisme économique (marchandisation intégrale), sont intrinsèquement complémentaires et fonctionnent de paire pour aboutir à l'amoralité nécessaire de la société libérale. Que gauche culturelle et droite économique soient les faces d'une seule et même médaille, du reste, n'étonnera personne ici. La thèse est connue et a d'autant moins besoin d'être soutenue que notre jeune président jupitérien a opéré en plein jour la fusion officielle de ces deux faces. Reste la redoutable efficacité de Michéa pour objectiver le fait. Arguments autant que style, voici une démonstration faite, nette, voici une affaire classée. Il n'y a plus à y revenir. C'est le genre d'ouvrage définitif qui devrait rendre caduques beaucoup de conversations de comptoir. A l'éventuel contradicteur, on devrait pouvoir simplement claquer le bec, l'interrompre sur le champ et le renvoyer au livre, qui a déjà tranché la question une fois pour toutes. C'est à cela d'ailleurs que devraient servir les essais, après tout : présenter un caractère suffisamment indiscutable, à l'instar d'une théorie de la rotondité de la Terre, pour mettre fin au débat d'idées et permettre de passer à autre chose, de progresser, de ne plus pouvoir revenir en arrière.
Autre tour de force : ce passage où Michéa fait remarquer que la société moderne, dans son entreprise d'émancipation, s'en est toujours pris au pouvoir patriarcal en particulier plutôt qu'au pouvoir tout court, quelle que soit sa forme. Et il est vrai que c'est sous cette forme-là qu'on pense à lui le plus naturellement, au point qu'on peine à imaginer quelles autres formes de pouvoir pourraient exister. Et pour cause... Michéa commence par partager une réflexion du philosophe Slavoj Zizek :
Une figure parentale simplement répressive dira à son enfant : "tu dois aller à l'anniversaire de ta grand-mère et bien t'y tenir même si tu t'ennuies à mourir - je ne veux pas savoir si tu veux y aller ou non, tu dois y aller !" Par contraste, la figure surmoïque dira au même enfant : "Bien que tu saches très bien à quel point ta grand-mère a envie de te voir, tu ne dois le faire que si tu en as vraiment envie - sinon tu ferais mieux de rester à la maison !"Michéa poursuit et pousse la logique jusqu'au bout (texte pas tout à fait intégral mais presque) :
La ruse du Surmoi consiste à faire croire en cette fausse apparence du libre choix, qui est en réalité un ordre encore plus puissant : non seulement "tu dois rendre visite à ta grand-mère quel que soit ton désir", mais "tu dois être ravi de le faire !" On devine la réponse des parents [si l'enfant refuse] : "Mais comment peux-tu refuser ? Comment peux-tu être si méchant ? Qu'est-ce que ta pauvre grand-mère a fait pour que tu ne l'aimes pas ?"
Là où le détournement patriarcal de l'autorité paternelle ordonne essentiellement l'obéissance à la loi, le désir de puissance matriarcal se présente sous des formes bien plus étouffantes. Il fonctionne d'abord à la culpabilisation et au chantage affectif sur les modes de la plainte, du reproche et de l'accusation.
La première forme d'emprise institue un ordre principalement disciplinaire, commandant la soumission totale du sujet dans son comportement extérieur. La seconde institue un contrôle infiniment plus radical ; elle exige que le sujet cède sur son désir et adhère de tout son être à la soumission demandée, sous peine de se voir détruit dans l'estime qu'il a de lui-même. Alors que l'ordre disciplinaire est par définition toujours frontal (ce qui rend possible à la fois la conscience de l'oppression subie et la révolte contre cet ordre), le contrôle matriarcal exercé sur un sujet "pour son bien" et au nom de "l'amour" qu'on lui voue, tend à fonctionner sous des formes beaucoup plus enveloppantes et insidieuses, de sorte que le sujet est presque inévitablement conduit à s'en prendre à lui-même de son ingratitude et de sa noirceur morale.
Il est psychologiquement impossible à une mère possessive de vivre sa folle volonté de puissance autrement que comme une forme exemplaire de l'amour et du dévouement sacrificiel. Il est ainsi inévitable que la main invisible de la domination patriarcale finisse par concentrer sur la main invisible de la domination matriarcale toutes les mises en question du pouvoir coercitif. C'est pourquoi le lent démontage historique des sociétés disciplinaires, oeuvre principale de la modernité avancée, ne se traduit jamais par l'accès du grand nombre à la belle autonomie promise. Faute d'une critique intégrale des mécanismes de la domination, que le matérialisme libéral interdit par principe, ce démontage méthodique conduit au contraire à la mise en place progressive de sociétés de contrôle, soumises à l'autorité croissante des "experts" et baignant dans un étrange climat d'autocensure, de repentance et de culpabilité généralisée.La réflexion est brillante, l'attaque profonde, et chacun pourra en déduire ce qu'il veut tant au niveau socio-politique (suivez mon regard) qu'à celui plus intime de ses relations avec sa mère la pute. Voici ce qu'on peut appeler un joli coup double !
Dans un monde de FMI, d États-Providence, de Banques Centrales et d Enfers fiscaux, du cancer associatif, de lois mémorielles... Je me demande comment fait Michea pour trouver le moindre résidu de libéralisme économique dans ce foutoir soviétisant...
RépondreSupprimerce qui est étonnant c'est le passage du général du bouquin au particulier qui vous entoure. c'est sans doute à ça qu'on repère les textes fondamentaux. A compléter avec la lecture des bouquins de dany-robert Dufour , effectivement c'est Définitif
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