10 février 2014

Brave now world

Discussion curieuse et symptomatique avec le responsable d’une formation liée à internet. Au cours de la conversation, il se met à parler de collecte de données, de surveillance, de Google tout-puissant, du péril que représente le cloud, des écoutes américaines… Sans parler des Chinois et des Indiens et ce dont ils seront capables...


Ainsi, nous irions droit vers un 1984, mais en pire. Ce à quoi je n’eus rien à redire, jusqu’à ce qu’il conclue : « c’est pour ça qu’il faut faire gaffe à ce qu’on partage sur internet, à ce qu’on met en ligne, on sait jamais ce qui peut se passer demain… quand tu vois la montée de Marine Le Pen… ».

Ne saisissant pas immédiatement le rapport, je passe outre et tique plutôt sur le mot « demain ». Pourquoi parler au futur ? Ce monde est là,
maintenant : les HADOPI, les PRISM et la non-réaction totale de l’Europe qu’ils provoquent - non-réaction valant bénédiction. Ce monde est là, lorsque l’on voit ces gamins postant des photos de « quenelles », que l’on traque, débusque sur internet puis dans la vie réelle, jusque sur leur lieu de travail. Ce monde est là, lorsqu’on entend les belles âmes, les BHL et les Christophe Barbier, se faire de plus en plus pressant pour que soit fait quelque chose contre l’expression sur internet.


Atteinte à la dignité humaine

Aujourd’hui, c’est déjà demain. Inutile de recourir à la science-fiction, inutile d’invoquer Orwell et ses romans alors que le fantasme de l’œil-caméra épieur de citoyens fait déjà partie du paysage. Déjà, il n’y avait plus personne, lors de l’affaire du « tireur parisien » de Noël dernier, pour s’étonner que l’on dispose en quasi-direct de la vidéo de ses méfaits prise sur le vif. Plus personne pour s’étonner qu’il suffise d’activer la bonne caméra pour retrouver et identifier un anonyme en doudoune dans une ville grande comme Paris en pleine période de fêtes.

Y a-t-il encore des scènes de la vie qui soient hors d’objectif ? Peut-il encore se passer quelque chose qui ne soit pas filmé, photographié par un smartphone, signalé par l’un de ces millions de mouchards fun, qui sont autant de bracelets électroniques pour citoyens 2.0 mis sous liberté géolocalisée ? La science-fiction, c’est maintenant.

Mon interlocuteur formateur, à son tour, se fige : il semble ne pas comprendre. Ou plutôt il semble penser que c’est moi qui n’ai pas compris. Il réitère : aujourd’hui tout va bien, nous avons des garde-fous, des sages qui nous gouvernent avec de bonnes intentions ; mais imaginez un peu si le Front national... Cette fois je ne peux que saisir ce qui m’avait échappé la première fois. Dans sa tête, c’est net : c’est à cette seule condition que toutes ces entorses dont il a connaissance et dont il reconnaît qu’elles ont cours, deviendraient dangereuses. Il a besoin, pour en saisir la gravité, de s’imaginer un « basculement », un lendemain d’élection qui foire : adieu Liberté, on serait fichés, des drones sortiraient de terre pour venir nous chercher, une police spéciale traquerait les Noirs et les Arabes sur internet pour les arrêter…

 
« Numéro de sécurité sociale, s'il vous plaît ! »

Il ne disait pas tout cela bien entendu, mais c’est ce que l’on devinait entre ses demi-mots. Fantastique. Voici un type, plus ou moins spécialiste, au courant, informé, qui a toutes les cartes en main ; un homme qui parle lui-même de NSA, de Edward Snowden « dont les révélations ne couvriraient qu’un tiers de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui » ; voici un type qui a eu tout le loisir de constater des violations institutionnelles répétées… et qui malgré tout ne se sent pas en environnement hostile. Pas encore. Il a besoin d’un « demain », d’un « peut-être », d’un « si on ne fait pas attention »… Mieux : malgré le dossier à charge qu’il a à portée de main contre le « système », c’est contre « Marine Le Pen », et supposément contre tout ce que ce système lui désignera comme ennemi, qu’il oriente sa capacité de résistance. De l'autre main, son métier dans la vie consiste à faire dériver les budgets publicitaires de ses clients vers la gueule du Léviathan Google, celui dont il dit craindre l’hégémonie ! Brave now world...

A cet instant, et bien que le bavardage continue, je sens que la discussion a atteint son terme. Je vois mon bonhomme buter silencieusement, se cogner contre une vitre, je le sens arrivé à la Fin de son Monde. Volonté de ne pas en savoir plus. Mur du con. Il restera derrière la barrière, à observer les faits. Aujourd’hui, c’est déjà demain. L’affaire de la NSA n’est pas un scandale (qui s’en est scandalisé à part vous ?) elle n’est que l’aperçu du monde actuel tel qu’il se conçoit, tel qu’il s’assume désormais. Le petit dessin de cadenas sur votre compte en ligne ne verrouille absolument rien. La date de naissance de votre chat, que vous avez mise en « mot de passe », n’empêche personne d’entrer. Vous êtes le seul à avoir besoin de ce mot pour accéder à vos données.

La science-fiction c’est maintenant, deal with it ! Dans l’ère digitale, rien de ce que vous faites n’est privé. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ! Paranoïa ? Peut-être encore un peu. Plus très longtemps. C’est excessif et pas tout à fait vrai, mais il nous faut faire comme si : les générations prochaines s’adapteront naturellement à ces nouvelles règles du jeu, mais la nôtre doit apprendre à s’y faire, éduquer ses réflexes, s’acclimater.


Ippon seoi nage

Il y a sans doute une série d’habitudes à prendre. Exercer sa mémoire par exemple, ne pas tout consigner dans l’électronique, ne plus déposer systématiquement ses souvenirs, ses contacts, ses adresses, ses pense-bêtes… sur le réseau, pour mieux échapper aux algorithmes prédictifs. Simplement : faire comme si tout ce que l’on écrivait, lisait, tapait, stockait, exprimait, était potentiellement crié sur les toits, affiché en place publique, signé de son nom, incriminable un jour ou l’autre. Cela ne veut pas dire se taire, se coucher, dissimuler… mais peut-être au contraire faire preuve d’intégrité, prendre de la consistance. Face à ce monde plus intraitable qui s'assume : s'assumer à son tour, se faire plus intraitable. Parler à bon escient. Etre ce que l’on dit. Parler parce que l’on pense que ça compte, que ça vaut le coup. Y mettre un peu de sa peau. Se défendre. Ne pas laisser sa pensée être dévoyée. Ne pas laisser le terrain. Ne pas laisser les autres afficher leur avis impunément sans répondre par le sien. Dire ce que l’on pense. Ni plus, ni moins, en sachant ce qu’il en coûte.

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