J’étais resté tapi au
fond de mon lit tiède jusqu’à l’extrême limite de la bienséance, mais enfin
vers neuf heures il avait bien fallu briser là et partir en quête de la
justification quotidienne de mon existence. J’arrivais à l’arrêt de bus déjà
suant et tenaillé par la douloureuse inquiétude de l’employé qui sait qu’il
encourra le légitime déplaisir de ses supérieurs, le front plissé par
l’injustice absolue de devoir ainsi sacrifier cette brillante matinée à
l’assommoir quotidien du travail salarié, ses abîmes de réunions interminables
où ne se décide jamais rien, altitudes de power points, slides en pagaille, torture
garottante des urinoirs où l’on arrive en même temps que son chef de service,
ce qui suffit à vous étrangler la vessie, liquider la bite, condamné à repasser
plus tard, écrans infinis des ordinateurs, jappement strident des téléphones,
immense désert de surveillance des bureaux partagés, modernes et conviviaux.
J’en étais donc là, le front rongé par de sourdes tenailles, me pressant
nerveusement à l’arrêt du bus 95, fantomatique et encore invisible masse de
ferraille, lorsque soudain mes yeux fatigués se posèrent sur toi :
Tu te tenais sublime,
éclatante humble mutine, debout au bord du trottoir prête à embarquer, en route
pour ton travail (on imagine quelque premier ou second stage dans un cabinet de
lobbying à tendance gallo-saxonne). Mise secrétaire doucement catin, stagiaire
subtilement sensuelle à doux culbutage derrière les rayonnages de la
bibliothèque ! Comme un assoiffé comme un épileptique je reluquais la bave aux
lèvres et les yeux ronds tes longues jambes fines et bien racées, bronzées,
juchées sur des hauts talons noirs et vernissés, dévoilées dans toute leur
splendeur par une jupe absolument pas bien longue et très bien prise. Tendre
catin, sentimentale working girl aux lèvres
parfaitement carminées, ombrées, vermillonnes, des lunettes à fines montures
dorées, comme c’était la mode à l’époque, et derrière celles-ci des yeux si
purs, si farouches d’espoir et d’ambition ! Nos regards se croisèrent,
l’espace d’une seconde à se damner, et je compris au trouble de tes yeux que de
te saper aussi ravageuse, tu n’en avais pas l’habitude, tu n’étais pas trop
sûre, tu voulais faire bonne impression pour ton premier jour, te montrer à la
hauteur, toute en élégance professionnelle ! Quelle foi ardente ! La beauté ! du monde des affaires !
Quel contraste total,
absolu ! avec les horribles sacs répugnants qui me servaient de collègues
et qu’aussi sûrement que la nuit succède au jour j’étais condamné à retrouver
au sein de la citadelle ministérielle où j’étais alors employé et où les femmes
formaient une ombrageuse majorité : à travers les désolations de l’open space, je le savais, ne s’offriraient à mon regard que culs
trop flasques de trop s’asseoir, flasques jarrets, flasques mentons secouants
de gélatine, étroits yeux porcinets fatigués de la contemplation de leur écran
blafard, toutes tourtaudes mes collègues ! étalées en pyramides de chair
saucissonnée dans de vastes pantalons informes qui laissaient voir d’immondes et
pâles mollets ; gavées d’Amérique, tétant bruyamment leur mélasse caféinée
allongée de caramel, les yeux vides plongés sur le néant hypnotique de comptes
instagrames où défilait une succession infinie et infernale de brunchs, de
mueslis au kiwi, de bols de quinoa, de piscines, de cocktails, de nouveaux
restaurants trendy néo-cantines, de bagels multi-céréales, de city-trips à
Londres ou à New-York, de #goodtimes et de #friendsforever, de toute une vie
parallèle et inexistante, l’interminable tapisserie affolée de vacuité qui tenait
lieu d’existence à mes collègues en ce début de XXIe siècle balbutiant (aucune
d’entre elles ne survécut, je le crains, lorsque la révolution vint), mes
collègues toutes trop vieilles ou trop lourdes ou les deux, aussi loin que se
portait le regard que des tas, lourds, pesants, enkystés dans des fauteuils de
bureau prêts à rendre les armes ; pesantes, diplômées des plus grandes
universités, abattues de banalité, d’insupportable pédagogie néo-féministe de
magazines (qui expliquent comment sucer et comment être une femme
indépendante), brillantes de spécialisation à John Hopkins ou à Berkeley, lourdes
d’idées toute faites, manufacturées en série : rien d’idéal, rien d’élevé ni
d’aérien, rien que la surface fangeuse du marécage, toutes horizontales mes
collègues, il n’y a pas d’autre mot, c’est l’horizontalité qui les définissait,
pas l’horizontalité de la promotion canapé – quoiqu’elles voudraient bien, mais
il n’y a plus personne à branler, dans l’ère post-Weinstein – non,
l’horizontalité de la masse, de la mortelle pesanteur, du marais sans fond où
tout s’embourbe.
Elles étaient
horizontales, là où toi belle levrette de l’arrêt de bus entraperçue en ce
matin d’octobre tu étais verticale, fine, déliée, européenne – ardente (les
haines vicieuses, les rancunes féminines, les vipérines venimosités que tu
susciteras sur ton passage, ce matin, de tes collègues moins favorablement
étagées), fasciste, européenne, comme un triomphe solitaire de la beauté
et de la grâce, comme un refus involontaire et opiniâtre de l’avachissement
érigé en principe de civilisation, comme le souvenir d’une idée de la femme
depuis longtemps révolue, et révolue d’ailleurs pour toi aussi.
Levant les yeux vers le
ciel gris d’octobre, je remerciai d’un murmure la divinité pour cette
bénédiction matinale, ce don gratuit propre à apaiser le cœur dolent d’un
humble et torturé salarié, lui rendre agréable son calvaire quotidien de
transport en commun par cette promesse assurée d’au moins vingt minutes de
matage ininterrompu dans les cahots, et le tremblement, et la proximité d’un
trajet vers le centre-ville. A rebours de mon retard j’en venais à souhaiter
des embouteillages, des massifs, des chargés, des accidentés, des à l’arrêt !
Une éternité dans ce bus à inventer ta
vie, à imaginer ton quotidien, les espoirs et les craintes qui frissonnent le
long de tes sublimes ingambes dorées, évoquer ta démarche légère de gazelle
inquiète dans les couloirs acajoutés du cabinet, le bruit mat de tes talons
suivi par les lents et coulants regards en biais des partners, toujours et absolument vicelards reptiles (je les
connais, je les ai vu à l’œuvre), langue râpeuse, œil trouble, qui vont te ruiner, t'exploiter dans de vaines et
innombrables soirées de travail à te charger de dossiers « urgents »,
avec toujours au fond de leur crâne chauve la sale arrière-pensée de se trouver
seul avec toi, à l’heure où la dernière secrétaire est partie et où seules les
lumières de ton bureau éclairent encore le silence du
centre-ville, et où le rêve de tout partner
qui se respecte est de se glisser serpentin feulant sur le tapis plein des
couloirs sans un bruit, et s’approchant se pencher par-dessus ton épaule… oh,
pas pour te sauter ! ils sont bien trop prudents, bien trop lâches et
vicieux : non, pour le seul frisson de l’équivoque, la sale et vicieuse
équivoque qui permet de se rengorger lors des afterworks et des « soirées d’entreprise » où l’on
se retrouve entre notables vieillissants, déboutonnés et bedonnants :
alors tu la fais bien travailler ta stagiaire ? tu la cravaches
hein ? tu la travailles bien comme il faut, jusqu’aux petites heures ?
[Rire éructant, rire aigrelet dans la
nuit] Tu ne resteras pas longtemps bronzée, fine et verticale : tu
couleras, tu glisseras, à épuiser tes plus belles années dans la poursuite
d’illusoires baudruches, le regard cerné, poché, anéanti d’ordinateur, abîmé
par la radicale inutilité de toute cette merde.
J’en étais là à
philosopher sur les fins dernières de ta jeunesse, les yeux perdus dans la
contemplation de tes jambes, de la courbe idéale de ton cul, de ta nuque fine
et de tes lèvres incarnadines, lorsque, au moment précis où le bus 95 qui
s’était glissé subrepticement jusqu’à nous ouvrait ses portes dans un feulement
pneumatique, le visage indistinct d’une
vague connaissance fit irruption dans mon champ de vision ; un avocat avec lequel j’avais peut-être été en affaire à
une époque ancestrale et révolue (un dossier de droit commercial, je m’en
souvenais à présent, si obscur et si compliqué que je n’avais pas essayé de le
comprendre, mais étais resté assis dans l’inactivité la plus complète à
attendre patiemment que mon adversaire débrouille l’écheveau de ses migraines
et de guerre lasse accepte de négocier une solution de compromis qui laisserait
chaque partie raisonnablement mécontente et surtout m’éviterait de devoir faire du droit, chose à laquelle je ne
m’étais toujours résolu qu’avec la plus grande répugnance) : des mots
inaudibles sortirent de sa bouche, et dans la confusion je perdis ta trace, tu
disparus, engloutie par la foule épaisse et rance des passagers du bus 95. Les dieux se jouent de nous, voilà le vrai,
l’inévitable conclusion qui s’imposait à moi au cours de cet interminable
voyage heurté et hoqueté, englouti dans les pires embouteillages passés sous
l’haleine de mon ancien confrère, à me voir instruire en détail et par le menu
de la réforme du droit des assurances par ce pygmée qui ne t’avait pas vu, et
qui s’il t’avait vu n’aurait rien vu.
Tu descendis quelque part
entre Idalie et Trône, pour t’enfourner d’un pas pressé dans l’une des tours de
verre du quartier européen. J’arrivais bien en retard et en sueur, sous le regard chafouin de mes
chefs et la lumière artificielle des faux plafonds, résolu à faire pardonner
mon retard par un surcroît de servilité.
Les astres pâlissent à la lumière altière de ta nuque.
Les MeToo et autres Marlènes ne sauraient rien changer à ceci : la femme est notre meilleure inspiratrice (enfin, je veux dire "votre", messieurs).
RépondreSupprimerQuelqu'un a trop lu Dantec...
RépondreSupprimerC'est le portrait de ma fille que vous faites là,l'ami
RépondreSupprimerGaffe, son père et son mari veillent !
Surtout son mari ( 2,05 m , 113kg) d'ailleurs
mais je reconnais que c'est une femme d'exception
Supprimerstupéfiant d'ailleurs qu'un crapaud dans mon genre aie pu engendrer un tel joyau