16 janvier 2019

Sérotonine : l'entretien rêvé


Michel : Alors les gars, vous en avez pensé quoi ?

Beboper : Hein, de quoi ?

Michel : Mon nouveau roman, vous l’avez trouvé comment ?

Xix : Nan !

Michel : Quoi « nan » ?

Xix : Nan Michel, on veut pas en parler !

Michel : Ben quoi, y’avait pas assez de cul ? Tenez, j'ai amené une bouteille et trois verres, histoire de causer un peu.

Xix : On veut pas en parler de Sérotonine ! Entre nous à la rigueur, en conciliabule, mais pas dans un article ! On serait forcé d'en dire un peu de mal et ça, ça nous emmerde ! Parce qu’on t’aime bien par dans l’coin.

Michel : Ah oui, c’est raté à ce point-là ? (Il ouvre la bouteille, se sert un verre, distribue les deux autres mais nos deux cégébistes les repoussent d'un revers de la main.) 

Xix : Non, raté pas à ce point-là justement ! C’est pour ça que tu fais chier ! Y’a évidemment des morceaux de bravoure, des personnages éternels, des esclaffades sonores, gutturales, qui te sortent de la poitrine au détour d’une fin de phrase inattendue… Ta Camille, elle est magnifique, ton aristo paysan, il est vivant comme pour de vrai… Tu fais chier Michel !



Michel : Oh ! Arrêtez votre char, vous me le faites à chaque fois le coup du « livre pas encore à la hauteur », etc. etc.

Beboper : Ouais mais c’est un peu ça ces derniers temps : à chacun de tes livres, on a tendance à interroger les quelques lecteurs qu'on compte parmi ses amis : « alors, tu l'as trouvé comment ? ». Comme si on avait peur de s'avouer qu'il nous a encore déçu, ou qu'on pense que tu aurais pu mieux faire si seulement tu nous avais demandé conseil ! « Et toi alors, tu l'as trouvé comment ? - J'allais te le demander ! - Vas-y commence ! – Nan vas-toi, commence ! ». Je t’ai connu avec Les Particules élémentaires. Je me souviens du choc que les Particules ont été pour moi. Je suis passé ensuite à Extension, puis Rester Vivant, Le sens du combat et Lovecraft, c'est à dire que j'ai lu tout ce que t’avais alors publié. A chaque fois, ces textes m’ont scotché. Le dernier dans cette catégorie est La possibilité d’une île, 2005. Depuis, j’en suis réduit à « apprécier » tes romans. Ils me paraissent avoir perdu le souffle qu’il faut pour décrire une civilisation justement à bout de souffle.

Michel : Putain « souffle / à bout de souffle »… T’as vu comment t’écris toi ? (Il s'envoie un godet dans le gosier, un brin contrarié tout de même.)

Xix : Pour moi Michel, c’est dès le départ que Sérotonine s’est corsé. D’ailleurs, c’est avant tout sur le départ, ces 50-60 premières pages… Comme l'impression que le cœur n'y était pas, que tu prenais la plume sans encore savoir où tu voulais nous mener. Le titre déjà. Trop houellebecquien. Qui raconte rien. Et puis un démarrage émaillé de houellebecqueries, du name dropping mais gratuit, des crottes de nez envoyées aux copains mais comme ça... Un Houellebecq en service commandé à dire vrai. Tu nous fais ton petit numéro. Alors oui, on rigole assez franchement de temps à autre, pendant que dans son for intérieur, on angoisse de ne toujours pas voir arriver... la thèse. La thèse Michel, elle est où la thèse ? Le propos qui soutient l'ensemble et qui compte pour au moins la moitié de ton génie ?

Michel : Oula attendez… Si vous y allez comme ça, laissez-moi prendre un Captorix avant de poursuivre... (Il jette une pilule au fond de son verre vide, la noie avec l'alcool qu'il se resserre, et la laisse faire effervescence.)

Beboper : J'ai eu la même impression, j'ai senti une réelle angoisse m'agiter quand, aux alentours de la soixantième page, je n'avais toujours pas compris ce que je foutais avec ce livre dans les mains... J'avais comme tout le monde repéré la petite sortie hilarante sur Franco (hilarante en soi mais aussi et surtout par ce qu'elle allait susciter d'indignation dans le chœur des Offusqués), mais enfin, ça ne relevait que du détail de l'histoire, si je puis me permettre de reprendre une expression aussi manifestement ignoble. Michel, t’as toujours dit que la première des conditions pour avoir un style, c'est d'avoir quelque chose à dire. Cette fois-ci, il faut patienter plus que d'habitude pour comprendre où tu veux en venir.

Michel : Mmh... (Il tire sur une clope qui elle aussi peine à démarrer)

Beboper : Pour autant, « Sérotonine », moi ça m'a tout de suite rappelé un de tes premiers écrits : La poursuite du bonheur, formule empruntée à la Constitution américaine, selon toi la pire des options philosophiques possibles parce que « poursuivre le bonheur », c’est s'assurer un avenir de déceptions, d'échecs, de dépressions. C’était comment, déjà, ta formule ?

Michel : « N’ayez pas peur du bonheur, il n'existe pas »…

Beboper : Tout vient de là ! Dans Sérotonine, tu présentes un personnage qui « poursuit le bonheur » à grands coups de pilules : le bonheur, c'est la chimie qui s'en charge puisque apparemment, la chose est impossible autrement. Dans les personnages entrevus au début du roman, la jeune Espagnole qu’il ne connaîtra jamais est une alternative à ce traitement chimique : avec elle, il aurait pu être heureux, son corps et sa jeunesse représentaient une possibilité de bonheur mais voilà, il n'a pas su s'en saisir. En cela Sérotonine prolonge Extension du domaine de la lutte : le bonheur est possible, mais pas pour tout le monde. Pour de moins en moins de gens, en fait.

Xix : Sous cet angle, c’est encore plus cruel pour le bouquin, je trouve. Parce qu’en matière de mecs qui poursuivent le bonheur, on a déjà vu mieux que ce héros, notamment dans les romans, notamment dans TES romans Michel, ces mecs qui poursuivent le bonheur de façon pathétique. Dans Sérotonine, on a plutôt à faire à un type déjà malheureux, qui s’estime à moitié mort et qui cherche plus ou moins à revoir les gens qui ont pu faire son bonheur, qui auraient pu faire son bonheur, avant d’en finir. Mais pour moi, parler d’un cul espagnol croisé une minute au bord d’une route ne suffit pas à dire la fugacité du bonheur ! Ce début, je n’arrive pas à le mettre dans la perspective d’ensemble de l’œuvre. J’aurais mille fois préféré passer plus de temps avec tes vrais personnages, Michel, ceux qui font l'histoire, les rencontrer beaucoup plus tôt... Parce que eux sont bel et bien là, peut-être plus vrais et touchants que jamais, justement parce que cette fois ils existent pour eux-mêmes et ne servent aucune thèse, aucun propos « philosophique »... Tu t'es fais plus sentimental et moins scientifique. Tu sais ce que tu nous as fait, en fait, Michel ? Tu nous as fait une sublime nouvelle rurale et sentimentale, et tu l’as planquée dans un roman bancal !

Michel : « … et il suça ma bite goulûment sans négliger le pourtour de mes couilles, avant d’aller se faire enculer ! »

Beboper : Le prends pas comme ça Michel ! On discute ! Moi j'ai toujours beaucoup de mal devant un cas comme celui-ci : je sais parfaitement qu'on a affaire à un maître du récit, qui repèrerait bien plus vite que moi un début de roman raté. Alors, pourquoi a-t-il digressé en rond pendant ces dizaines de pages ? Le roman est mal fichu, on semble d'accord sur ce point. On ne pouvait pas dire ça du précédent, par exemple, mais Sérotonine, merde, il est falmichu ! Mais c'est ce qui me paraît incroyable, justement, de ta part Michel : ce malfichisme !

Michel : Il y a en effet une possibilité à envisager - non pas celle d'une île, mais que vous soyez deux cons trop cons pour avoir saisi du premier coup la cohérence de l’œuvre...

Beboper : C’est pas impossible hein. C’est même hautement probable concernant Xix. (Xix n'écoute pas, ses yeux sont figés sur le paquet de clopes que Michel a posé sur la table, il lui en taxerait bien une.) Tous les derniers Houellebecq, ceux que je n’ai fait « qu'apprécier », quand je les relis quelques semaines plus tard, c'est comme si une décantation avait opéré et je vois alors plus clairement le propos, les subtilités, les choix que tu as faits pour orienter ton histoire ici et pas là. Un Houellebecq demande à être lu, et relu.

Xix : Moi j'aurai pas trop le temps, je préviens tout de suite pour le prochain…

Beboper : Et puis baste, faut pas exagérer, tout n'est pas mal fichu là-dedans, une fois lancée, l'histoire se tient parfaitement. L'errance du personnage m'a spontanément rappelé celle du héros de La musique du hasard, de Paul Auster. Là aussi, un type dépressif se mettait à errer en bagnole à travers le pays jusqu'à épuisement de ses ressources. Mais avec Auster, pour autant que je m'en souvienne, il n'y avait aucune scène de zoophilie avec des clébards ! Où es-tu allé chercher ça, Michel ?

Michel : Pas chez Auster ! (à peine a-t-il le temps de savourer sa répartie, Michel aperçoit Xix tenant au bec une cigarette allumée dont nul ne sait d'où elle est sortie.)

Xix : C'est pas seulement que tout n'est pas mal fichu, c'est qu'il reste encore de ces morceaux que seul un écrivain authentique peut arracher à la Vérité. Tenez, écoutez un peu moi ça... enfin écoutez-moi un peu ça, page 171 :
« Camille avait des notions sur la manière de vivre, on la plaçait dans un joli bourg normand placé en pleine campagne, et elle voyait tout de suite comment tirer le meilleur parti de ce joli bourg normand. Les hommes en général ne savent pas vivre, ils n’ont aucune familiarité avec la vie, ils ne s’y sentent jamais tout à fait à leur aise, aussi poursuivent-ils différents projets, plus ou moins ambitieux c’est selon, en général bien entendu ils échouent et parviennent à la conclusion qu’ils auraient mieux fait, tout simplement, de vivre, mais en général aussi il est trop tard. (...) J'aurais dû lui proposer d'arrêter ses études, de devenir femme au foyer, enfin de devenir ma femme, et avec le recul quand j'y repense (et j'y repense à peu près tout le temps), je pense qu'elle aurait dit oui. Mais je ne l'ai pas fait, et sans doute je ne pouvais pas le faire, je n'avais pas été formaté pour une telle proposition, ça ne faisait pas partie de mon logiciel, j'étais un moderne, et pour moi comme pour tous mes contemporains la carrière professionnelle des femmes était une chose qui devait être avant toute autre respectée, c'était le criterium absolu, le dépassement de la barbarie, la sortie du Moyen âge. »
Michel : Et donc ?

Xix : Une raison plausible pour laquelle nous sommes, tous et toutes, malheureux depuis 50 ans. Mais que personne ne s'avouera jamais, non, parce que ce ne serait pas moderne. J'adore cette façon dont tu peux nous regarder tous dans les yeux, hommes et femmes, et nous dire "allons allons, vous voyez bien que ça ne marche pas, que ça ne marchera jamais..." Devant des phrases comme celles-là, même la dernière connasse carriériste, si elle avait une once de sincérité, virerait sa cuti. Soumission !

Michel réprime un sourire de satisfaction.

Xix : A un journaliste qui déplorait que tu te vautres à nouveau dans la misogynie avec Sérotonine, tu as paraît-il répondu que tu préférais ça, que c'était moins dangereux que le sujet des musulmans... Ceci dit j'ai peur que sur ce point tu n'aies plus raison très longtemps...

Beboper : Moi, ce que j’aime, c’est ce paradoxe qu’on a souvent observé : qu’une littérature totalement désespérée peut contenir des éléments exaltants. Quand on lit Cioran, l’humour et la maîtrise implacable du style font jubiler, quoique le propos incite au désespoir. Et quand on ne jubile pas au sens propre, la lecture d'un texte pessimiste a tout simplement la propriété de nous apaiser, c'est à dire de confirmer les mauvaises impressions que la vie, immanquablement, nous avait faites.

Xix : « Il est doux, quand les vents tourmentent de leurs trombes la mer aux vastes flots, de se trouver à terre et d’observer là le grand malheur d’autrui. Non qu’on ait plaisir à voir quiconque mis à mal, mais de voir de quels malheurs on est soi-même exempt, c’est cela qui est doux. Pauvres esprits humains, ô poitrines aveugles ! En combien de périls et dans quelles ténèbres se consume la vie aussi courte soit-elle ! ». Lucrèce.

(Quand Xix revient à lui, Michel et Beboper se sont interrompus et le regardent, interdits, avant de reprendre la conversation.)

Beboper : Toi Michel, tu agis de la même façon, tu nous entraînes dans tes histoires où le glauque côtoie l’acide, où une digression d’un style volontairement technique (j’adore tes imitations de proses sociologiques ou scientifiques) se conclue par un pied de nez irrésistible. - ça me semble encore plus vrai dans Sérotonine : il y a tant de moments ou de remarques drôles qu'on a l'impression que tu t’es marré comme un bossu en l'écrivant. Le prochain Houellebecq sera une comédie, je le sens.

Michel : Adaptée pour l'écran, Gad Elmaleh dans le rôle principal. Ça pourrait cartonner. Non, j'ai tout simplement voulu m'amuser, et amuser les lecteurs, certains d'entre eux du moins. La vie désespérante est souvent drôle, vous savez. (Il se ressert un verre, ne le remplit pas vraiment car la bouteille est maintenant vide. Il la garde renversée au-dessus du verre pour en extraire la dernière goutte.)

Beboper : Oui, enfin, l'ambiance générale de Sérotonime, c'est pas l'esprit Canal ! Moi, je suis dans une espèce de questionnement sur l'état de ta philosophie, de ton schopenhauerisme. Le vouloir-vivre schopenhauérien ne serait-il pas, au fond, le sujet de Sérotonine ? J'ai repéré quelques allusions au fatalisme du vieux boche, comme par exemple "Qu'est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ?" Normalement, le vouloir-vivre se débrouille sans notre assentiment ; on vit parce que quelque chose nous y pousse, comme il pousse l'ortie à se développer. Or ton personnage a visiblement un rouage grippé de ce côté-là. Il semble vouloir en finir - cette fois-ci consciemment, vivre sa déchéance jusqu'à sa fin logique, sans toutefois en finir rapidement (après tout, il aurait pu se jeter d'un pont dès la seconde page du livre). Quel est son problème ? Le plus-vouloir-vivre ?

Michel : (il lorgne dans le goulot de la bouteille) Son problème est qu'il a cru en la liberté individuelle, et que cette croyance a détruit tout ce qui aurait pu lui permettre de vivre, simplement, comme le monde l'avait fait avant lui. Environnement, équilibres, moeurs, sensibilité, courage, société, avenir.

Un silence suit le fin mot. Les deux cégébistes restent comme deux ronds de tarte. Beboper a la bouche légèrement ouverte, comme s'il prenait la pose pour une pub de dentifrice. Xix fait rouler une miette de pain entre son index et la nappe. Tous deux n'ont pourtant jamais paru aussi intelligents. 

Michel se lève en reposant la bouteille sur la table : - Il n'y a plus de Champagne.


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