Tu as grandi à Bruxelles, coincé entre la gare du Nord et le canal. Autre géographie, capitale de l'Europe en négatif, tour de Babel inversée. Peu de mentions dans le supplément « Ou sortir en amoureux ? », peu d’apparitions dans « Les endroits tendance où bruncher ce
dimanche ». Beaucoup d’emmerdes, beaucoup de saleté. Tu as vécu sous
et parmi les grandes barres d’immeubles, les rues crasseuses aux trottoirs
défoncés, sous et parmi les musulmans, les arabes, les maghrébins, les
bougnoules comme disait ton grand-père, un peu raciste, un peu perdu, et qui est
mort dans son appartement de la rue des Plantes un soir d’hiver, peu après
Noël. Tu te souviens de la sensation d’étouffement,
d’ennui et de tristesse qui te prenais quand ta mère t’emmenait chez lui, dans
ce minuscule appartement qui sentait le renfermé, encombré de meubles trop
grands trop gourds conçus pour d’autres maisons, d’autres époques, d’autres
lieux. Tu revois les lourds rideaux poussiéreux, napthalins, qui pesaient dans
ta main. Tu revois la cuisine étroite, au linoleum passé, aux meubles de
formica épuisé, où ta mère se glissait pour faire du café. Tu revois ton
grand-père, rencogné dans le fauteuil qu’il ne quittait pratiquement plus, au
milieu de centaines de boîtes de médicaments,
brochures, romans de gare, dépliants publicitaires, journaux jaunis par
le temps, porcelaines, plantes mortes, l’immense fatras étouffant que les vieilles personnes amassent autour d’eux et qui finit par recouvrir toute surface plane,
contribuant à la claustrophobie du lieu, à l’esprit d’étouffement et de mort
qui s’en dégage et qui te fait haïr cet endroit. Tu n’éprouves que répugnance
pour ces visites – irrégulières, de loin en loin, allant s’amenuisant -, tu
colles ton nez contre la fenêtre, trouvant un soulagement certain à ta nausée
dans le contact glacé de la vitre sur ton front, sur ton nez. Tu regardes les racailles
jouer au foot dans la rue, un peu plus âgés que toi, leurs rires bruyants,
leurs cris, les insultes qu’ils échangent en glapissant, le bruit des ballons
qui ricochent sur les voitures. Tu as grandi parmi eux. Dès les premières classes, dès
la maternelle, tu étais parmi eux. A l’école primaire Emile Vandervelde, où tu
es entré à l’âge de 6 ans, la moitié des élèves étaient, comme on dit
maintenant, « issus de l’immigration ». Pourtant, à toi ils ne faisaient pas l'impression d'être des immigrés. Au contraire, ils semblaient bien plus que toi tenir cette ville, peupler cette géographie de pavés qui était censée être ton "milieu de vie". Tes camarades de classe n’étaient pas arrivés de
quelque horizon lointain : ils avaient toujours été là. A eux la vie, qui
braille et qui vente. A toi le silence. Leurs parents tenaient des boucheries
et des boulangeries et des garages, ou alors ils trainaient dans les rues, guère différents des poivrots de souche qui se rassemblaient début d’après-midi
à La Maison basse afin de boire des
bières et de discuter, encore et encore,
comme un disque rayé, des chances d’Anderlecht de remporter le titre cette
saison.
Tu
en as passé des soirées dans ces bars, à meubler ta solitude en descendant des
bières au comptoir, au milieu des poivrots, des retraités, des foireux, des
ratés, des sales types qui braillaient dans ton oreille, qui cherchaient ton
regard, ton attention, et qui quand ils l'avaient te tenaient la manche toute
la nuit. Il y avait les retraités, les vieux Belges à l'ancienne qui avaient
travaillé quarante ans comme guichetier dans une banque ou une administration
et qui se trouvaient maintenant seuls, désespérément seuls, soit que leur femme
fût partie, soit qu'elle n'eut jamais existé. Ils voulaient juste parler, voilà
tout, raconter leurs aventures au Congo (les négresses qu'ils disaient avoir
sauter - voilà à quoi se résumait leur époque de gloire). Il y avait les brutes
épaisses, crâne rasé, qui payaient leur soirée en extorquant des bières aux
autres consommateurs, pauvres hercules bas de plafond qui terrorisaient leur
monde. Il y avait les vieux pédés visqueux qui essayaient de poser leur main
sur ta cuisse, sales vieillards affreux qui affectaient des manières d'homme du
monde, et qui jouissaient de régner sur ce petit royaume désolé de poivrots,
d'odeurs de tabac froid et de bière répandue sur le carrelage. Il y avait
l'inévitable nègre de service, oiseau perdu, un peu con, buvant sagement sa
bière, indifférent aux insultes que les vieux lui balançaient depuis la
banquette.
Il y avait ces types qui avaient
trente ans et en paraissaient quarante, des gars qui il n’y avait guère longtemps
semblaient encore avoir leur vie en ordre, des types qui avaient été jeunes,
qui avaient eu des parents affectueux, qui avaient essayé des études, suivi des
formations. Des types qui avaient embrassé des filles plutôt jolies, qui
avaient eu des amis, des soirées. Et puis, un jour, ou plutôt,
non, insensiblement, tout cela avait basculé, les amis s’étaient dispersés, les
mignonnes s’étaient éloignés. Ils n’avaient pas su s’arrêter de boire à temps,
ils n’avaient pas compris que les années de jeu étaient finies, que les gens avec
qui ils fumaient à présent des joints n’étaient plus les mêmes que quelques
années auparavant. Ceux-là, qui avaient quelques années de plus que toi, te
fascinaient, tu éprouvais pour eux une obsession d’entomologiste doublée de
l’effroi de savoir que bientôt il n’y aurait plus aucune différence entre eux
et toi, que ta lucidité n’était qu’un leurre.
C’était là ton monde, c’était là ton
peuple. Tu affectais de leur être étranger, mais chaque soir te voyait à leur
côté, dans ces bars miteux qui avaient pour nom Le Bâtonnier, Le Télégraphe,
La Maison Basse, Au bon accueil, ce monde de poivrots misérables, cons et agressifs
(aucun romantisme hugolien à trouver ici, tu le sais bien). C’était ton monde,
ces îlots de lumière jaune, blafarde et pisseuse au milieu de la nuit. Et tout
autour, la ville changeait, se couvrait de kebabs, de night-shops, de pétarades
de scooter, d’éructations gutturales, des mille langages de la terre que tu ne
comprenais pas.
L’un des initiateurs des attentats de
Paris était à l’école avec toi, tu as été étonné de reconnaitre son visage dans
le journal, mais étonné est en fait un grand mot, disons que tu as manifesté un
vague intérêt, l’espace de quelques secondes, pour cette corrélation, qui, bien
évidemment, était tout à fait prévisible et n’avait donc, finalement, rien
d’étonnant. Tu les connais, les combattants du croissant, tu ne comptes plus le
nombre de types qui, à l’époque, passaient leurs après-midi à fumer des joints
dans les toilettes de l’école, à regarder le cul des filles, à boire de
l’alcool et à mater du porno, et que tu croises aujourd’hui avenue de
Stalingrad, ou rue de Brabant, vêtus d’un burnous et de sandales, leur visage
mangé par une longue barbe, clairsemée sur les joues, épaisse au menton. Ils ne
te reconnaissent pas, bien entendu, personne ne t’a jamais reconnu, tu n’étais
qu’une ombre glissant dans le fond de la classe, loin du bruit, loin de la vie.
Ils ne te reconnaissent pas et marchent le regard ailleurs, perdus dans la
félicité religieuse. Peut-être.
Ils arpentent en circuit-fermé les rues décavées où les peep-shows succèdent aux kebabs qui succèdent aux vitrines à pute: ils ont trouvé refuge dans les hadith, les sourates, dans cette
soumission à des obligations éminemment concrètes: l’aliment que tu peux porter
à ta bouche et celui que tu ne peux pas, la main avec laquelle tu dois
t’essuyer le derche, le nombre de contacts que ton front est tenu de faire avec
le sol, la parole que ta bouche doit prononcer, obligations qui rythment la journée,
structurent la vie, occupent l’esprit. C'est qu'ils disposaient d’une solution de repli,
tes camarades de classe; leur religion préfabriquée, leur idéologie de conquête
clé-sur-porte, l’enrégimentation du vide, un néant structuré pour échapper à un néant informe.
Toi, tu n’as rien. Ni père ni
ancêtres, ni clé ni mystères.
Tu as appris les attentats de Paris
et ceux-ci n’ont suscité aucune émotion en toi. Tu n’éprouves rien pour les
combattants de l’islam, pour tes anciens camarades de classe, pour tous ceux
qui ont grandi dans des quartiers comme le tien et qui partent à présent en
Syrie pour décapiter des innocents ou à Paris pour mitrailler des salles de
spectacle. Tu les laisses à leur entreprise de destruction, tu les laisses au
vertige qu’ils se sont choisis. Sacrificateurs inconscients de
l’holocauste qu’ils accomplissent. Moutons frappant des moutons. Qu’ils
continuent de tuer, d’égorger et de torturer, qu’ils continuent de hâter la dislocation de l’enfer froid dans lequel tu vis. Tu n'en as rien à foutre. Naïfs qui
croient se sauver, s’extirper du monde en frappant autour d’eux comme des
sourds, et qui ne font que s’enfoncer dans le sang, dans la mélasse, dans la boue,
démons mineurs qui écrasent autant qu’ils sont écrasés, et qui te font songer à ces types qui, dans les camps de concentration, participaient à l’exécution des
autres détenus, qui se croyaient au-dessus de la masse des prisonniers alors
qu’ils étaient à l’intérieur, tout
aussi esclaves que les gens qu’ils exécutaient.
Tu les laisses à leur néant. Tu as le
tien.
Texte sublime, bravo !
RépondreSupprimerCher Stenka Razine,
RépondreSupprimerLa curiosité me conduit à vous poser cette question : quel âge avez-vous ?
Êtes-vous si jeune pour avoir fréquenté les Abdeslam ou Abaoud ?
Est-il vraiment possible de voir des quartiers changer si vite ?
Pareil. Impressionnant. (Ou alors c'est la fatigue, mais j'aime bien la fatigue).
RépondreSupprimerDites, le CGB, ça va 5 minutes la pose esthétisante, là. Ce qu'il faut donner à vos lecteurs, c'est du pratico-pratique. Par exemple « Comment lever un max de poules sans efforts ». Je me propose de l'écrire pour vous.
RépondreSupprimerBon, je prends 60 balles du feuillet, hein. C'est pas donné, mais les Ukrainiennes non plus.
Continue d'ecrire
RépondreSupprimerNotre néant, c'est notre volonté de ne plus croire en dieu, plus la décadence. Leur néant, c'est de penser qu'il faut forcer les autres à croire en Allah. Le contre productif contre le non productif
RépondreSupprimerla description des visites au grand père est formidablement bien écrite... ça m'a en tout cas fait remonter plein de souvenir... bravo.
RépondreSupprimerle papi c'est moi dans 20 ans
Supprimercomment j'en suis arrivé là , putain , comment ?
manque le passage sur le bataclan et sa clientèle que tu n'est pas près de fréquenter, toi le petit prolo de province.
RépondreSupprimerParlante cette omission !
Néant contre néant ? Mon cul.
RépondreSupprimerC'est joli comme texte, mais qualifier leur foi, leur aptitude à tuer et à mourir de néant est bien sûr une erreur de moderne. C'est précisément parce que nous, nous avons perdu ces aptitudes que nous seuls sommes les vrais producteurs de néant et qu'ils nous niquent la gueule.
Texte sublime
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