7 septembre 2020

Élite intellectuelle

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À son origine, le terme "méritocratie" est péjoratif, inventé par Michael Young pour les besoins d'une social-fiction dystopique écrite dans les années 50 : L'Ascension de la méritocratie. L'auteur imagine la dérive autoritaire d’une société où une élite de diplômés et d’experts, se considérant éclairée, ne veut plus prendre le risque de laisser les masses non savantes jouer avec la démocratie.

Le livre, que je n’ai pas lu, préfigure avec cinquante ans d'avance une certaine actualité où les pouvoirs politique et économique sont concentrés par une “élite intellectuelle” formée dans les mêmes quelques écoles, dépensant pour le capital éducatif de ses enfants afin d’assurer sa reproduction sociale, et se méfiant comme d'une lèpre de la classe des “non diplômés”. Le narrateur, commentateur réjoui et satisfait n'ayant cesse de louer le système, rappelle lui aussi non sans un certain trouble notre cher Christophe Barbier.

Aujourd'hui, la réalité de la fracture sociale et politique contre laquelle le livre mettait en garde est quasiment admise, objectivée par l'événement des gilets jaunes et les constats des meilleurs observateurs de notre temps. Il conviendrait toutefois de prendre quelques précautions en définissant plus précisément ce que l’on entend par "élite" ou "bourgeoisie intellectuelle", et de ne s'en exagérer ni l'élitisme, ni l'intellectualité.

Les happy few dont on parle sont en réalité assez nombreux, s'accumulant derrière la vaste catégorie CSP+, qui mêle à la bourgeoisie classique toute la génération montante d’une classe moyenne aisée. Ça fait du monde. Et si l'on qualifie cette élite “d’intellectuelle”, c'est davantage par opposition à “manuelle” que pour souligner une faculté d'esprit extraordinaire. Bien au contraire, il est frappant de constater combien les jeunes de cette classe “privilégiée” ont tout autant été concernés que les autres par l’effondrement de la culture générale, du savoir et de la civilité.

Certes, ils font des études, hautes ou tout du moins coûteuses ; mais dans des écoles dispensant un savoir technique spécialisé applicable dans le secteur tertiaire, donc rapidement obsolète. Certes ils ne sont pas dépourvus d'intelligence, mais une intelligence que leur expérience du monde et de la société caresse toujours dans le sens du poil. Il en découle un sentiment d'être constamment dans son droit, guidé par le juste et la raison avant tout ; une conception du bien et du mal essentialiste et la vision d’un progrès universel. Il en découle une impression nette que ses convictions sont les bonnes et qu’il ne peut pas tellement en exister d’autres.

Certes, ils raffolent de culture, le budget qu'ils y consacrent est croissant. Mais leur curiosité fait ses courses dans la production la plus actuelle et l’agenda spectaculaire du moment. Culture et divertissement sont pour eux un même panier dont ils ne veulent pas distinguer les torchons des serviettes. Ils ont cependant l'illusion d’être ouverts et éclectiques parce qu'ils absorbent tous azimuts les séries et sagas que la Machine leur propose. Parce qu’ils suivent assidûment le rythme effréné des sorties. Parce qu’ils apprécient les drames de Xavier Dolan aussi bien que les animés japonais. Leurs sources d'infodistraction sont essentiellement médiatiques et étonnamment identiques. France Inter pour tout le monde, Netflix, Society, Quotidien de Yann Barthès et les quelques mêmes chaînes YouTube, monopolisent le gros du temps de cerveau disponible. Ce n'est pas une pique ni une caricature facile, c'est tristement vrai et cela se vérifie d’un individu à l'autre, d'un bout du pays à l'autre, au gré des discussions et références entendues.

Ces causes s'ajoutant les unes aux autres, l'effet est brutal : il est désormais loisible, en s'entretenant avec un de ces jeunes pleins d'avenir, de découvrir les lacunes incroyables qui espacent leurs connaissances. Sans même parler de culture classique ou “savante”, la culture et le cinéma populaires qui remontent à avant leur naissance est déjà terra incognita pour certains. Cela donne une femme aisée de 23 ans à qui l'on parle du dernier western et qui interrompt pour demander "c'est quoi une diligence ?". Ou encore une profession intellectuelle qui vous demande, à propos du roman XIXè que vous avez dans les mains, si "c'est pas trop chiant" ; et pour qui un film de la fin des années soixante est déjà, par principe, trop lent ou trop vieux pour être regardé aujourd'hui. Enfin, c'est une cinéphile parisienne qui, entendant parler d'Apocalypse Now, se greffe à la conversation et demande si c'est "ce film avec Will Smith"...

Tout cela n’empêche pas ce petit monde de se ressentir “urbain”, “CSP+”, “aisé”, et de se croire élite, certes sympathique et décontractée mais élite tout de même, un cran au-dessus des ploucs du point de vue intellectuel, culturel et moral. C’est d’ailleurs une dernière chose que l’on peut dire à ce sujet : cette classe intellectuelle est relativement consciente d’elle-même ; sans aller jusqu’à se revendiquer, elle se reconnaît, et beaucoup de ses pairs, si on les y assimilent, l'acceptent et en conviennent assez volontiers. De fait, il serait plus juste de parler d’élite culturelle ou morale plutôt qu'intellectuelle. Car c’est une identité psycho-sociologique qui les lie et les distingue, bien plus qu’un quelconque patrimoine intellectuel, philosophique, politique ou spirituel. Il existe une définition dont je n’ai jamais pu retrouver l’auteur et qui le dit parfaitement : « Le bobo est celui qui n’a de relation ni avec le matériel, ni avec le spirituel ».


13 commentaires:

  1. ça pourrait être le portrait de ma fille lorsqu'elle est dans ses mauvais jours
    heureusement qu'elle vaut mieux que ça sur le long terme
    mais c'est vrai que parfois ses certitudes morales sont dures à ébranler
    c'est vrai aussi que j'ai tenté de lui donner une vraie éducation
    mais que l'infodistraction triomphe de balzac, tolstoï et euripide

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    1. Une fille c'est compliqué quand il s'agit de la sienne

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  2. sinon les petites gonzesses prises en foto ont quelque chose d'un peu aguicheur, ça me gêne un peu

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    1. C'est tiré de la série espagnole "Elite" sur Netflix; assez bien faite et sans trop de concessions pour cette génération.

      Ramon Mercader

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    2. Elle est vraiment regardable, cette série ? Pas trop "pour ados" ?

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  3. C’est juste parfaitement analysé. J’en déduis que vous ne savez rien faire de vos dix doigts.

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  4. Les zozos que vous décrivez ne sont pas intelligents : ils ne sont qu'adaptés à une société qui ne révère plus depuis longtemps les désuètes vertus de l'ancienne élite véritable (celle dont Bloom déplorait la disparition dans "L'âme désarmée"), savoir l'effort, la discipline, la cohérence, la compétence, la responsabilité, le sens des hiérarchies et surtout la prise en compte du réel.
    Quand Coignard avait raison d'écrire "L'oligarchie des incapables", et non "L'élite des incapables".
    Leur maîtrise très approximative de la langue les trahit immédiatement, malgré leurs prétentions (voir foutriquet et son charabia qui n'est même pas du bon franglais).
    Ayn Rand avait déjà noté que les demi-habiles avaient les mêmes pauvres distractions que la plèbe qu'ils osent mépriser, celles que vous qualifiez de "culture" : des émissions de tivi, des films oubliables avant visionnage, des feuilletons (et jamais les meilleurs), les petits miquets, et une musique si médiocre que comparée à elle, n'importe quelle daube commerciale des années 80 peut passer pour un chef-d'oeuvre (à subir parfois la production contemporaine, on trouve des vertus à Abba !).
    Ces petits bourges csp+ sont autant de hollow men, parfaitement représentés dans tous ces irregardables films français de qualité, genre merdres de klapish ou "les petits mouchoirs". Pas un hasard si on n'y peut trouver aucun personnage, aucune individualité -- et le réel est à la hauteur de la fiction, quand on a le malheur d'en croiser en famille, chez des amis ou au boulot.
    Ils sont à la mesure des exigences de l'époque ; c'est assez dire qu'ils ne valent très exactement rien sinon, comme les pions, par position et non par valeur personnelle.
    Le sieur Nicolas L a fait d'eux un excellent et (trop ?) long portrait ici :
    https://les-minuscules.blogspot.com/2015/06/csp.html

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  5. Je connais très bien deux cadres supérieurs dans l'industrie pharmaceutique et médicale.

    Ce qui les a fait dévier par paliers vers la postmodernité, c'est le culte de la nouveauté.

    Il y a quelques années, j'avais partagé sur Facebook une citation d'Apocalypse Now, justement. Réaction de l'un des deux, vrai cinéphile : « Pourquoi tu partages ça ? Ça date ! ».

    Plus récemment, l'autre des deux, tout aussi cinéphile, parlait d'un film tout en se sentant obligé de préciser qu'il est de 2007 (« Ça date », là encore).

    Ils sont tellement branchés sur les nouveautés qu'ils gobent toutes les séries qui arrivent, comme “Handmaid's Tale”, avec un scénario qui semble avoir été écrit à quatre mains par Clémentine Autain et Isabelle Alonso.

    C'est censé aller à l'encontre de toute leur éducation, mais au moins, « ça ne date pas ».

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    1. Handmaid's tales ?
      Les contes des servantes à main ?
      Putasse, mon angluche est de pire en pire

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  6. On trouvera chez Arthur S. le contrepoison nécessaire contre la rage néophilique qui voudrait que l'avenir appartînt déjà au passé :

    https://www.schopenhauer.fr/oeuvres/ecrivains-et-style-ebook.html

    "En résumé donc, ici comme partout prévaut cette règle : le nouveau est rarement le bon, parce que le bon n'est que peu de temps le nouveau."

    C'est valable dans tous les domaines, y compris pour les jeux vidéo. Je sais de jeunes joueurs qui, habitués à la facilité et aux graphismes des jeux modernes, ont découvert avec étonnement et bonheur la difficulté, l'ambiance et l'intérêt de "vieilleries" comme Thief, Severance, Tron 2.0, Stalker, Dungeon Keeper ou Planescape Torment. Même chose pour certains vieux films comme Les vikings, Excalibur ou Conan (on a quand même évité les liqueurs fortes telles que Mankiewicz et Lewin).
    C'est inutile pour les livres : l'édunat est passée par là, qui a veillé à ce qu'un texte comme Le capitaine Fracasse soit lettre morte réservée aux vieux érudits ou presque.
    Les oeuvres avec date de péremption ou DLUO, c'est vraiment la négation complète de la culture.
    Si c'est ça, l'élite...

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    1. La date de péremption c'est un concept normatif de diktatur sanitér
      Il y en avait sur les masques
      Des masques en papier, je précise
      Si le papier, inerte par définition, peut se périmer, que penser du papier actif, celui qui véhicule des idées ?
      On se souviendra avec profit que l'extrême gauche,qui est la matrice de l'educ naze et donc de la civilisation occidentale avancée ( je n'invente rien,l'ekoloji, l'immigration, la grossesse interrompue et pas reprise, le transexualisme, toutes ces conquêtes sociétales estimables sont celles de l'extrême gauche, et sont quasiment les valeurs de l'oignon européen) l'extrême gauche donc,a brûlé des livres en au moins deux circonstances, lorsque le minimicule Luc ferry a fait paraître un opuscule alors qu'il était ministricule de l'éducation nationale ( personne ne l'a lu,ni les enseignants qui manifestaient ni moi, surtout pas moi) et en 2005 Chirac régnant, lorsqu'ils ont foutu le feu à l'école des chartes

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    2. Mais le kapitan krakass'
      Ça en jette, quand même !
      Rien que le blaze , d'ailleurs, my name iz krakass, kapitan krakass
      Lorsque t'as dit ça, personne ne peut plus rien dire
      À la limite, le kapitan a un bon crédit, et on t'invite à jouer aux cartes ( pour de l'argent)

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    3. Ou alors,"ich bin kapitan leutenant kakrass"
      "Javoll herr kapetan !"
      "Torpédo,loss,loss!"
      C'était la minute d'éducation prussienne

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