20 juillet 2020

Une tentative de définition du gauchiste

Le Manifeste de 1971 est un texte de Theodore Kaczynski, professeur universitaire tombé par la suite dans la marginalité puis l'action armée contre le monde technologique, envoyant des colis piégés anonymes. Le texte expose un projet radical assez proche de celui du film L’Armée des 12 singes, contre le “complexe industrialo-technologique". L'écriture est d'une certaine maladresse et laisse apercevoir la plume du "raté” introverti, cependant elle n’est pas dénuée d’intérêt. Le texte connaît une certaine postérité dans les milieux radicaux anarchistes et situationnistes.


Y'a pas à dire, la cravate ça vous change un homme.

Kaczynski décrit un système technophile libéral qui aurait pris la manie, depuis la révolution industrielle, de répondre aux problèmes humains par des moyens scientifiques et techniques. Ce penchant devenu irrésistible et hors de contrôle finit par inverser les priorités et faire prévaloir les besoins technologiques sur ceux humains. Ainsi, le système tend à organiser une ingénierie psychologique et biologique pour manipuler les individus et les faire correspondre aux besoins industrialo-technologiques. Pour comprendre sa phobie, il n’est pas inintéressant de savoir que Theodore Kaczynski a participé durant ses études à des expériences de manipulation psychologique et sociale menées à Harvard pour la CIA.
"La technologie va permettre à la société dominante d’imposer partout ses propres valeurs. Ce résultat ne sera pas le fruit de quelques salopards assoiffés de pouvoir, mais le produit des efforts de gens socialement responsables qui veulent bien faire et croient sincèrement à la liberté.
"Si la liberté se détériore, ce n’est pas qu’elle soit la proie d’une philosophie anti-libertaire - la plupart des gens croient au contraire à la liberté. Mais c’est que les gens utilisent la technologie dans leur travail et leur vie quotidienne. Le système est créé de telle façon qu’il est toujours plus facile de choisir ce qui va renforcer l’organisation.
"Par des méthodes toujours plus efficaces à mesure que se développera la psychologie de l’éducation, on apprendra aux enfants à devenir créatifs, curieux, forts en sciences ou en lettres, passionnés par leurs études. On leur enseignera peut-être même le non-conformisme. Ce ne sera pas un non-conformisme choisi par hasard mais un non-conformisme “créatif”, orienté vers des fins socialement désirables. Par exemple, au nom de la liberté on enseignera aux enfants à se libérer des préjugés irrationnels de leurs aînés.
L’aspect le plus surprenant du livre est l'attaque qu'il porte au “gauchisme”, perçu comme conducteur du progressisme technologique effréné. Par ce mot, est désigné l'esprit général de “la gauche depuis la deuxième moitié du XXè siècle” dont la définition précise est compliquée. On imagine que Kaczynski théorise là son observation de la faune universitaire fréquentée à Harvard et Berkeley. Le gauchisme dont il parle réunit la frange activiste militante du droit des minorités, et un ventre mou plus vaste, plus normalisant, qui agit par le politiquement correct.
"Ceux qui manifestent la plus grande susceptibilité à l’égard du politiquement incorrect ne sont pas le résident ordinaire des ghettos noirs, l’immigrant asiatique, la femme battue ou la personne handicapée. C’est une minorité d’activistes dont la plupart proviennent des couches privilégiées de la société.
Kaczynski décrit deux grandes tendances de l’esprit gauchiste. La première est un sentiment d’infériorité prononcé, qui incite à s’identifier à tout ce qui ressemble à la faiblesse, à la défaite, au réprouvé... et à s’en approprier les causes. L'empathie sans limite pour le noir, l'immigré, la femme... au point de lui passer absolument tout, et lui pardonner d'office, de lui accorder tous les droits et de n'exiger aucun devoir, induit en effet une vision de la personne comme fondamentalement inapte, incapable du moindre effort et de la moindre dignité, avec qui en conséquence il faut être "gentil".
"Les gauchistes s’identifient fortement aux problèmes des groupes dont l’image est celle de la faiblesse, de la défaite, de l’ignominie ou de l’infériorité à quelque égard que ce soit. Ce sont eux-mêmes qui jugent ces groupes inférieurs. Il est clair que c’est précisément parce qu’ils les voient comme tels qu’ils s’identifient à leurs problèmes.
La seconde caractéristique du gauchiste est la “sursocialisation”. Le sursocialisé est la personne qui cherche avant tout à être en conformité avec l'air du temps et le système de valeurs dominant. Le sursocialisé est mû par une crainte intériorisée.
"Un individu est socialisé s’il croit au code moral de sa société et lui obéit, et s’il s’intègre harmonieusement dans l’ensemble social. (…) Un des principaux moyens dont la société dispose pour socialiser les enfants consiste à leur faire ressentir de la honte lorsqu’ils parlent ou agissent à l’encontre de ses attentes. Lorsque cette méthode est appliquée trop systématiquement ou lorsqu’un enfant est prédisposé à développer de tels sentiments, il finit par avoir honte de lui-même.
"Le gauchiste de type sursocialisé tente de briser le carcan psychologique qui l’enserre par la révolte. Mais il est généralement trop faible pour se rebeller contre les valeurs fondamentales de la société. En général, ses projets ne sont pas en conflit avec la morale dominante. Au contraire, la gauche s’empare d’un principe de l’éthique commune, elle le fait sien pour ensuite accuser le reste de la société de ne pas le respecter. Leur révolte se justifie dans les termes de la morale commune.
En imbriquant ces deux caractéristiques, il me semble que Kaczynski touche quelque chose d'intéressant. Si à l’époque où il fait ces observations (années 70), le lien entre “gauchisme” et “complexe industrialo-technologique" peut paraître saugrenu, ce lien est beaucoup plus sensible aujourd'hui où nous pouvons voir la célébration des Steve Jobs, l’émergence depuis la Silicon Valley de la pensée transhumaniste, la bienveillance des GAFA envers certaines opinions et leur action coercitive contre d'autres, ou enfin dans la porosité étrange qui existe entre les revendications hystériques de groupuscules marginaux, appelés aujourd'hui "social justice warriors", et l'action normative d’une gauche beaucoup plus bourgeoise.

9 commentaires:

  1. Dédicace à Roman Bernard pour la découverte.

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  2. À mon tour de faire une dédicace à l'Enfant de la Zone grise pour me l'avoir fait découvrir.

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  3. Mon passage préféré :

    « [Le "gauchiste"] cherche à satisfaire son besoin de pouvoir en s'identifiant avec un mouvement de masse et […] en collaborant [avec lui] pour qu[‘il] atteigne ses buts […]. Mais peu importe le degré de réussite du mouvement car le "gauchiste" ne sera jamais satisfait, son activisme étant une activité compensatrice […]. Ce qui fait que la motivation réelle du "gauchiste" n'est pas d'accomplir les buts annoncés du "gauchisme" ; en réalité, il est poussé par la sensation de pouvoir que lui confèrent le combat pour un but social et son accomplissement. En conséquence, le "gauchiste" n'est jamais satisfait par ce qu'il a déjà obtenu ; son besoin de processus de pouvoir lui fait sans cesse chercher de nouveaux buts. Le "gauchiste" veut des chances égales pour les minorités. Une fois cela fait, il insiste sur une répartition sociale statistique par minorité. Et aussi longtemps que quiconque abrite dans un recoin de son esprit un quelconque ressentiment envers une minorité, le "gauchiste" se doit de le rééduquer. Et les minorités ethniques ne sont pas suffisantes ; personne ne peut avoir quelque chose à reprocher aux homosexuels, aux handicapés, aux obèses, aux vieux, aux moches, et ainsi de suite. Ce n'est pas suffisant que les gens soient prévenus des dangers du tabac ; un avis doit être imprimé sur chaque paquet de cigarettes. Puis la publicité pour le tabac doit être limitée, sinon interdite. Les activistes ne seront jamais satisfaits avant que le tabac ne soit mis hors-la-loi, et ensuite ce sera le tour de l'alcool, de la junk food, etc. Ils se sont battus contre les mauvais traitements infligés aux enfants, ce qui est raisonnable. Mais maintenant, ils veulent prohiber jusqu'à la fessée. Ils ne seront satisfaits que lorsqu'ils auront un contrôle complet sur la façon dont sont éduqués les enfants. Puis ils passeront à une autre cause. »

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  4. Un complément, via Michéa :
    "Il conviendrait, une fois pour toutes, de bien distinguer une position radicale d’une posture extrémiste (ou “extrême” - au sens où l’on parle, par exemple, d’un sport extrême). On appellera ainsi une critique radicale toute critique qui s’avère capable d’identifier un mal à sa racine et qui est donc en mesure de proposer un traitement approprié. Une posture extrémiste, au contraire, renvoie essentiellement à cette configuration psychologique bien connue (et généralement d’origine œdipienne) qui oblige un sujet - afin de maintenir désespérément une image positive de lui-même - à dépasser sans cesse les limites existantes (la surenchère mimétique perpétuelle constituant, de ce fait le rituel extrémiste par excellence)."

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    1. « généralement d’origine œdipienne », écrit Michéa sans l'argumenter.

      Être un penseur radical implique de se défaire de la doxa de son époque, donc, pour la nôtre, des fadaises libidineuses de Sigmund Fraude.

      Malgré toutes les critiques légitimes que l'on peut adresser à Onfray, il l'a fait, lui.

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    2. (suite sur le gauchisme, via le même)
      "Là où le détournement patriarcal de l'autorité paternelle ordonne essentiellement l'obéissance à la loi, le désir de puissance matriarcal se présente sous des formes bien plus étouffantes. Il fonctionne d'abord à la culpabilisation et au chantage affectif sur les modes de la plainte, du reproche et de l'accusation.

      La première forme d'emprise institue un ordre principalement disciplinaire, commandant la soumission totale du sujet dans son comportement extérieur. La seconde institue un contrôle infiniment plus radical ; elle exige que le sujet cède sur son désir et adhère de tout son être à la soumission demandée, sous peine de se voir détruit dans l'estime qu'il a de lui-même. Alors que l'ordre disciplinaire est par définition toujours frontal (ce qui rend possible à la fois la conscience de l'oppression subie et la révolte contre cet ordre), le contrôle matriarcal exercé sur un sujet "pour son bien" et au nom de "l'amour" qu'on lui voue, tend à fonctionner sous des formes beaucoup plus enveloppantes et insidieuses, de sorte que le sujet est presque inévitablement conduit à s'en prendre à lui-même de son ingratitude et de sa noirceur morale.

      Il est psychologiquement impossible à une mère possessive de vivre sa folle volonté de puissance autrement que comme une forme exemplaire de l'amour et du dévouement sacrificiel. Il est ainsi inévitable que la main invisible de la domination patriarcale finisse par concentrer sur la main invisible de la domination matriarcale toutes les mises en question du pouvoir coercitif. C'est pourquoi le lent démontage historique des sociétés disciplinaires, oeuvre principale de la modernité avancée, ne se traduit jamais par l'accès du grand nombre à la belle autonomie promise. Faute d'une critique intégrale des mécanismes de la domination, que le matérialisme libéral interdit par principe, ce démontage méthodique conduit au contraire à la mise en place progressive de sociétés de contrôle, soumises à l'autorité croissante des "experts" et baignant dans un étrange climat d'autocensure, de repentance et de culpabilité généralisée."

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  5. Pour moi, je vois aussi un conformisme gauchiste qui se retrouve chez les millenials et autre woke: la panoplie du gauchiste - percing, tatouage, gender modifiée un peu ou beaucoup. c'est le catéchisme gauchiste descendu dans la masse. Un conformisme communautaire et d'apparence. Maintenant, je ne puis m'empêcher de penser qu'en france (je souligne cet aspect), tout cela n'est que l'ultime conséquence de la gauche sociétale apparue en 1982, quand les socialos se sont aperçus qu'ils ne pouvaient rien faire en tant que gauche sociale.

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  6. Kaczinski me ressemble un peu sur la deuxième photo
    Mais j'ai moins de cheveux et ils sont plus blancs

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    1. Ami Kobus, je suis peiné : vous auriez pu faire cette révélation ailleurs et avant. ;-) Vous en aviez l'occasion idéale ici :
      http://guerrecivileetyaourtallege3.hautetfort.com/archive/2018/05/22/le-jeu-des-deux-images-317-6053621.html#c8710232

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