7 juillet 2020

District 10 - Promenade au coeur de la ville tiers-mondisée


Il existe comme cela des quartiers qui marquèrent leur époque. Mai 68 et le Quartier latin. Greenwich Village et le Velvet Underground. Bullit et les hauteurs de San Francisco. Tian'Anmen et l'émancipation du communisme...

S'il fallait représenter la nôtre aujourd'hui, son atmosphère post-mondialisée de guérilla civile en gestation, son ambiance torve, viciée, absurde, malsaine, fiévreuse, le 10ème arrondissement de Paris me semblerait parfait.

Je connais bien ce quartier pour y avoir travaillé quelques années. On pourrait en situer le coeur battant en traçant un triangle sur l'est de Paris dont la pointe, en bas, partirait de Bonne Nouvelle, coin où les Français encore majoritaires aiment humer l'air chaud des larges trottoirs, pour remonter en s'évasant en un large sillage jusqu'à Barbès (à l'ouest) et Stalingrad (à l'est) : segment supérieur du triangle, matérialisé par la ligne aérienne de métro 2, dans l'ombre de laquelle s'abritent les commerces de crack, de cigarettes contre-faites, les tas de déchets, les matelas calcinés, les bagarres au bâton entre clandestins...

A l'intérieur de ce triangle, on trouve les deux gares du Nord et de l'Est, encerclées dans leurs puissantes odeurs d'urines (c'est ici qu'aurait dû naître le projet de "Central Park" du candidat Benjamin Griveaux), la fameuse rue du Château d'Eau où pullulent les salons de beauté afro et leurs hordes de rabatteurs camerounais, nigérians, ivoiriens, qui alpaguent les femmes le matin et se soulent ou vendent le manioc après 15h ; les jeunes toxicos vingtenaires se tenant comme ils peuvent à l'entrée des salles de shoot d'Anne Hidalgo, demandant du feu aux passants pour leur pipe de crack sans arriver à lever le regard jusqu'à eux ; enfin, les bordures du canal Saint-Martin, ses graffitis, ses sacs plastique, ses pigeons agressifs et galeux, ses tessons de Heineken brisés sur le pavé...
Certaines rues, il y a quinze ans, semblaient encore peu occupées, arpentées par des Chinois pressés et leur diable transbahutant les cartons d'un grossiste à l'autre. Mais depuis, la gentrification a fait son oeuvre, seulement jugulée par l'afflux de populations de l'Inde, du Maroc, du Mali, du Kurdistan que sais-je, de tous ces pays pour qui une mobicarte est à vendre dans les cyber-cafés de la rue Louis Blanc. Les bobos aiment le canal, les boutiques repeintes aux couleurs enfantines, les mille-et-une cuisines asiatiques vers lesquelles tout cela mène, les théâtres qui émaillent l'arrondissement, les petits commerces LGBT qui vendent des produits du terroir gay-friendly... C'est ici - ce n'est pas un hasard - qu'on mourut un soir de novembre aux terrasses du Petit Cambodge, du Carillon, et le long du boulevard Voltaire. Ici qu'on mourut bobun à la main, gobelet de bière éco-responsable à la boutonnière (prière de le ramener à la consigne). Tués à la poudre. Au métal. A la bombe. A la lame. Tués comme des Européens d'Oran ou du Constantinois.

La mutation du 10ème arrondissement, aujourd'hui, est achevée. Le quartier a atteint le stade ultime de la laideur insupportable. Ubuesque. Le soir, de grandes tapettes hipster, masque sur la gueule, mèche peignée sur le côté et pieds nus dans leurs mocassins à glands, l'ourlet du pantalon rose laissant apercevoir la cheville, traversent les rues à la recherche de leurs amis. Ils les rejoignent aux rares places qui restent en "terrasse", c'est-à-dire dans les enclos construits en palettes industrielles que les bars ont tiré sur la voie publique, à quelques centimètres du passage des voitures. Ce qu'on est bien. De l'autre côté de la rambarde, reléguées sur les bancs publics couverts de déjections, errent des silhouettes, brigands levantins, hagards, en T-shirt, anorak, chaussettes et claquettes, estropiés, mines hostiles, ricanant seuls ou avec la compagnie d’un acolyte, suant entre les poils de leur barbe noire. D'autres sont plus sociables, capables de s'approcher des tables pour demander l'argent et la cigarette dans une langue faite pour ne pas s'entendre. De pimpantes blondes au rouge à lèvres vif les congédient par un sourire absolument adorable et très sincèrement désolé ; leurs copains, qui entendent tout de même être ceux qui les baiseront ce soir, ignorent la requête en augmentant le volume de leurs rires.

Ainsi va la vie dans le 10ème arrondissement de Paris. La journée, aux heures de bureau, lorsque les agences de pub et les licornes numériques embauchent, le second peuple a la rue pour lui tout seul. Le midi et le soir, l’espace public doit se partager : on vit ensemble l’air détaché et on « adore le quartier », chacun agglutinés à sa communauté, soigneusement parqués. On s'amuse, on rit, un oeil rivé sur le moment où l'Happy Hour va se terminer.

8 commentaires:

  1. Après 8 ans à Paris, notamment dans le 11e proche, mais aussi dans le 2e côté Bonne Nouvelle justement, j'ai fini par en partir en 2016, juste après les attentats donc.

    Je vois que cet article s'intègre dans la catégorie « Survivre à Paris », mais il y a bien un moment où il faut se résoudre à vivre, et donc à faire ses valises.

    Il n'y a plus rien à attendre de Paris.

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    1. Je m'apprête à acheter mon logement par un bête instinct de sédentarité et en même temps je suis persuadé que c'est une connerie pour les raisons que tu évoques.

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    2. « Toutes les villes de France sont dans le même cas. »

      Il n'y a pas que les villes...

      Il faudra bien se résoudre un jour à un exode urbain.

      Je m'y prépare petit à petit. C'est beaucoup plus dur que ce que les « décroissants » et « survivalistes » disent.

      C'est dur, mais c'est inévitable... à moins de se complaire dans la délectation morbide, ou pire, ne pas croire en ses propres prophéties.

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  2. C'est triste ce que vous dîtes.

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  3. Mon expérience parisienne, début 80's et jusque 2008, pour Madrid et maintenant Bruxelles. Excellentes années 80-90, ça a commencé à partir en couilles, comme cela a été noté, à partir de la fin Tiberi et donc élection Delanoé...Ils ont remplacé la mixité sociale comme ils disent par de la diversité. J'avais des amis dans le 16ème, dont les pères de famille étaient serveurs ou ouvriers, rares mais il y en avait, et sans logement social...tout cela a foutu le camp, alors certes ils étaient blancs, mais d'une autre csp, sans compter les enfants de gardiens...
    À Madrid, j'ai retrouvé un peu le Paris d'avant dans le mix de la population, en termes sociaux, entends-je. Maintenant, ce n'est pas un grand Paris qu'il faudrait, mais bien Paris 1 et Paris A comme disent les modernoeux, mais oui un Paris de l'Ouest avec sa banlieue et grande banlieue, 92, Versailles... et l'autre avec les arrondissements du Nord et le 93 entre autres, cela aurait plus de sens, que de faire un grand Paris dont personne ne veut. Une excellente illustration de ce qu'est devenu Paris est la comparaison avec le Parc des Princes, grosso modo, on a viré les prolos pour mettre les bobos...
    Enfin pour Bruxelles, il y a le Bruxelles Européen qui n'a aucun intérêt, c'est comme la défense pour donner une image, le Bruxelles Bruxellois bourgeois (ixelles, uccle et peut être Saint-Gilles) qui est celui que je fréquente le bruxelles communautarisé Molenbeek..

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  4. Dieu sait si j'y étais déjà accoutumé: la merde, je m'y suis senti englouti en traversant une manif de bronzés place de la République, au tout début des années 90. Ca a été le signal du départ.

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  5. Ouai. Excellente analyse.
    Je tafe Gare du Nord. Quand je rode hors de l'enceinte, Boulevard La Chapelle, Barbès ou Marx Dormoy, d'étranges fronçais se méfient. Un intrus. Astérix au Tiers Monde... sans oublier les bobos, en vélo, en trottinette, la besace en fibre bio sur le dos.
    Louis-Ferdinand CELINE savait. Seuls les vrais savent.

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  6. Le pire c'est qu'on ne peut plus rouler en moto,bordel de moi !

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