23 août 2019

Waze naze



Il y a quelques années, peut-être vingt ans, un copain m’avoue qu’il a pris l’habitude de faire ses courses chez Ed l’épicier (ou chez Leader Price, je ne m’en souviens pas, c’était l’époque où ces enseignes nouvelles envahissaient la France). Je fais les courses chez Ed, qu’il me fait, et immédiatement, il complète son aveu par une précision que je ne réclamais pas : ils ont des super produits ! J’aurais été étonné qu’il avoue acheter ses fournitures dans un magasin qui ne vend que de la merde.
Quelques semaines plus tard, un autre copain me raconte à peu près la même histoire. Lui aussi va se ravitailler dans ces lieux radicalement affreux (il le reconnaît volontiers quand je lui en fais la remarque) mais il s’épate que les produits y sont « superbons » ! Encore plus tard, je commence à remarquer ce que mon esprit méthodique appellera une théorie : TOUS les gens qui « avouent » être clients de la pire grande distrib du monde se sentent obligés de préciser illico que les produits qu’elle vend sont extra. C’est évidemment louche. J’eus l’occasion de vérifier cela par moi-même bien des années plus tard. Dans une sorte de supérette Leader price (XXème arrondissement de Paris, une faune quasi clochardisée), j’achète un pot de moutarde, un paquet de biscuits secs, une confiture de figues bio et une autre merde dont je n’ai pas gardé le souvenir. Je témoigne : tout cela était infâme, immangeable, repoussant de dégueulasserie industrielle. La moutarde tenait de la nitroglycérine, les biscuits dégoulinaient de sucres. Pire, j’ai jeté la confiture de figues à la poubelle : tu le crois, ça ? Moi qui voue une passion presque obscène à cette confiture, je l’ai balancée sans hésiter dans une poubelle…

Ma théorie, c’est que de nombreux clients de Leader Price savent que ce qu’ils mangent est ignoble, mais qu’ils parviennent à s’en accommoder à deux conditions :
1) Il faut que ce ne soit pas cher
2) Il s’auto-convainquent que c’est bon.
Ainsi, le consommateur aliéné doit oublier que la merde qu’il ingère est réellement de la merde (comme l’architecture et l’agencement de ces boutiques le suggèrent d’emblée). Pour que l’aliénation disparaisse tout à fait, il faut, idéalement, que l’aliéné persuade un innocent de céder lui aussi à l’appel du hard-discount, les deux profanateurs se partageant à parts égales la responsabilité du sacrilège !

D’expérience personnelle, nous savons bien que le statut de consommateur est plus proche de celui du pigeon que de celui du conquistador. Celui qui consomme se transforme presque chaque fois en couillon, en particulier s’il est satisfait de son sort, s’il pense avoir fait une bonne affaire ou déniché une boutique de derrière les fagots. Il suffirait de quelques instants de lucidité profonde (autrement dit d’un improbable miracle) pour que s’effondrent toutes les satisfactions tirées d’une consommation insane. Mais le pigeon, par définition, doit rester le dernier à comprendre son sort. Et c’est avec l’argument du « bon produit », qui ne résiste pourtant pas à l’examen de bonne foi, qu’il ajoute son aveuglement à la farine où on le roule.

J’ai eu hier une nouvelle illustration de cette déplorable tendance à l’auto-embourbement du consommateur moderne. Nous devions traverser Lyon du sud au nord en franchissant, à Givors, un pont autoroutier en travaux, c’est-à-dire en subissant à coup sûr des bouchons affreux. Une copine me dit attends, je demande à Waze (elle prononce ça comme vase, mais avec un W) ! Et de m’expliquer le fonctionnement de cette appli magique. « Tu vois, dit-elle en mettant son doigt sur l’écran du smartphone, ce sont les utilisateurs, les automobilistes eux-mêmes, via leur GPS, qui envoient automatiquement des infos sur l’état du trafic, on en a donc une vue en temps réel. L’appli nous indique le trajet qui roule le mieux. C’est génial ». Épaté, je pose deux ou trois questions et, bien vite, je crois repérer un problème d’ordre religieux. Oui, religieux : j’émets un doute sur la valeur du procédé qui supporte l’ensemble. J’objecte en effet que si personne n’emprunte un certain itinéraire, ou si, parmi ceux qui le font, personne n’est connecté à Waze, l’appli ne va avoir aucun moyen pour en estimer le temps de trajet. La copine me bafouille deux ou trois objections, puis nous décidons de suivre quand même les indications du bidule. Le trajet se passe, au terme duquel je note la satisfaction de la copine : elle était sincèrement convaincue d’avoir fait le meilleur trajet possible. Nous avons perdu du temps ici ou là, supporté de petits bouchons, et mis 1H45 pour un trajet qui ne réclame d’habitude qu’1H10 et que Waze estimait, ce jour, à 1H30. Je porte alors l’estocade. Je demande : comment sais-tu que nous aurions mis plus de temps sur un autre chemin ? C’est Waze qui me l’indique, qu’elle fait, c’est tout calculé ! Mais toi, que j’y réponds, tu n’as pris qu’un seul itinéraire, tu n’as vérifié les prévisions de Waze que sur un seul trajet. Tu es donc obligée de croire sur parole une sorte de devin électronique. Un peu désarçonnée, elle hésite, rigole un coup et conclut : nan mais ça marche, tu peux me croire !

L’utilisateur de Waze, comme celui de n’importe quelle appli, est toujours son meilleur propagandiste. Pour les mêmes raisons que le client de Leader Price, ce nouveau conquis doit se convaincre que l’usage des bidules électronico-interneto-consuméristo-connectés lui fait résoudre des problèmes qui, hier encore, accablaient le péquin moyen sans espoir de solution. Tu veux savoir où acheter la savonnette la moins chère du Groenland ? Facile ! Tu veux connaître le poids de Gengis Khan ? 73 kg ! C’est vrai, c’est écrit sur mon smartphone. La perspective de rester sans réponse devant un problème est manifestement insupportable à tout esprit moderne. Pour celui qui conquiert le monde grâce à Waze, il est hors de question de ne rien faire lorsque le trafic ralentit. Waze permet à l’action de se déployer en se passant de la phase d’analyse, en se passant de toute connaissance du terrain. Pour peu qu’on croie que la chose fonctionne, elle fonctionne ! « Faites semblant de croire, et bientôt vous croirez », disait Pascal.

L’état de forte dépendance est incompatible avec la jugeote. Quand on dépend d’un phénomène, d’une personne ou d’une machine, on lui abandonne forcément une part de notre liberté d’action. Le consommateur moderne a cependant ceci de nouveau : il a l’aliénation active ! Il utilise son smartphone comme un cerveau de remplacement, qui pense et sait et comprend et décide à sa place. En farfouillant sur des forums mystérieux, il trouve lui-même l’appli qui répond au problème du jour. C’est cette part active de la consommation qui lui fait croire qu’il fait autre chose que consommer, qu’il est un petit malin sachant manier des outils. Comme ce con qui fait ses propres recherches sur Internet, qui « s’informe » en consultant des sites alternatifs et finit par croire qu’il sait des secrets d’Etat cachés à la populace, le consommateur moderne pense vraiment qu’il a fait un coup formidable en dénichant des opportunités de promo sur les escalopes de dinde.


La notion de « Grand Remplacement », qui fait l’amusement des élites, vaut à ses promoteurs une inscription immédiate sur la liste noire de la République des Bons Sentiments. Un observateur impartial s’étonnera d’entendre les plus notoires remplacistes affirmer que le Remplacement n’existe pas. Les plus acharnés partisans de la théorie du genre nous avaient déjà bien expliqué que la théorie du genre n’existe pas non plus. Originalité des bigots modernes : ils nient publiquement l’existence de leur Dieu, quoiqu’ils emmerdent chaque jour le monde entier pour le soumettre à ses lois ! Allez comprendre… Disons au moins que, s’il n’existe pas de Remplacement, il existe au moins des remplacistes ! A titre personnel, je m’inquiète plutôt d’un autre Remplacement, moins contestable encore, celui qui, par un mouvement mondial, a déjà remplacé des millions de cerveaux par des cerveaux externes, appelés smartphones. Chaque jour, je fréquente des gens qui ne savent plus tenir une conversation sans consulter compulsivement leur encyclopédie numérique, incapables qu’ils sont de continuer une phrase s’ils ne connaissent pas le détail de la production de blé en URSS en 1953, la date de naissance de Mick Jaegger ou le nombre de veuves ayant passé le Pont Neuf au cours de l’année 1860 (comme disait Labiche), qui ne sauraient s’orienter dans leur ville natale sans le renfort d’un GPS, et qui, en revenant de vacances, s’enflamment en apprenant qu’un vol 80% moins cher est à leur portée s’ils se décident dans les trois minutes. Je témoigne : une mère de famille m’a dit un jour être fatiguée d’avoir été réveillée trois fois dans la nuit par des « alertes-infos » (tu t’abonnes à une alerte-info et, chaque fois qu’un clébard se fait écraser à Bamako, chaque fois qu’un sapeur-pompier coréen tombe de l’échelle, chaque fois que l’Indice des prix baisse au Venezuela, bim : ton smartphone sonne pour te l’apprendre !). Cette sotte ne comprenait pas que, comme dans 2001, odyssée de l’espace, son cerveau de remplacement était désormais plus malin que l’original, et commençait à agir contre elle.


24 commentaires:

  1. T'as bien de la chance que ta copine te supporte, t'es un vrai emmerdeur !

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  2. Salut les nazis. Je me suis fait virer de l'organe, je peux écrire chez vous ?

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  3. Effet pervers de cette dépendance aux recherches d'infos intempestives : en deviennent complices ceux-là mêmes qui la déplorent.

    Désormais, entre deux personnes ayant une connaissance asymétrique de leur sujet de conversation, la plus experte des deux est contrainte de trancher tout désaccord par une recherche Wikipédia.

    L'expertise avérée d'une personne identifiable n'est plus crue, mais celle d'un collectif insaisissable d'anonymes doit, elle, être accueillie comme une parole incontestable.


    N.B. : Wikipédia est un excellent outil de savoir et d'information, le contrôle réciproque des éditeurs permettant d'avoir un vrai état des connaissances sur un sujet, au contraire d'Universalis où un sorbonnard donne purement et simplement son avis. Mais ce rétro-contrôle n'empêche pas la désinformation moutonnière, surtout sur les sujets sensibles (ex : le réchauffement climatique, sa réalité et ses éventuelles causes).

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    1. Bonjour, co-éditeur de Wikipédia.

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    2. "L'expertise avérée d'une personne identifiable n'est plus crue, mais celle d'un collectif insaisissable d'anonymes doit, elle, être accueillie comme une parole incontestable." C'est très vrai. On a beau se moquer des vieux qui pensent qu'une chose est vraie si elle est "dans le journal", les utilisateurs modernes du Net pensent en fait exactement de la même façon qu'une chose est établie si elle est sur Wikipédia. D'où l'apparition et le développement de cette question, jusqu'alors inconnue, entre deux personnes qui discutent : quelles sont tes sources ?!

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    3. « Quelles sont tes sources ? »

      Cette question — insupportable quand elle est posée dans le cadre familial ou censément amical — est importée tout droit d'Amérique du Nord, où le moindre étudiant (que je fus là-bas) doit fournir des notes de bas de page pour toute information qui fait en principe partie de la culture générale.

      Il y a une telle déconsidération de la parole (la publicité n'y est pas pour rien) que la bonne foi de quiconque est systématiquement remise en cause (« d'où ça parle », « cui bono », etc.), mais pas la parole agrégée des individus formant la masse. Miracle de la démocratie.

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  4. « Ma théorie, c’est que de nombreux clients de Leader Price savent que ce qu’ils mangent est ignoble, »

    Pas forcément : il faudrait aussi tenir compte du fait qu'énormément de gens ont des goûts de chiottes. Ou, plus exactement, pas de goût du tout. Si bien que, pour eux, le moins cher devient forcément le meilleur, puisqu'ils n'ont pas d'autres critères à disposition.

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    1. Oui, ce sont là des gens plus "avancés" que ceux que je vise. Avancés dans le même sens que dans l'expression "cancer avancé".

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    2. Je ne pense pas que le prix modique soit prépondérant dans l'appréciation de la qualité des produits.

      Mon observation m'indique que pour que des gens n'ayant acquis aucun goût parlent de quelque chose de « bon », il faut que ce quelque chose soit sucré. Ils n'ont pas dépassé l'enfance en matière gustative.

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  5. Dès que l'application est ouverte dans ta bagnole, Waze recueille automatiquement des données de trafic sur chaque route parcourue par tout conducteur ayant aussi l'application ouverte. La communauté d'utilisateurs peut en plus renseigner les autres conducteurs sur la densité du trafic, les accidents, les contrôles de police, les routes bloquées, les conditions météorologiques, etc. Il y a en France 12,5 millions d’utilisateurs de Waze chaque semaine. Autrement dit, on trouve l’application sur le tableau de bord d'un conducteur sur trois. Donc l'objection conjoncturelle : "si personne n’emprunte un certain itinéraire, ou si, parmi ceux qui le font, personne n’est connecté à Waze" est totalement naze. Et d'ailleurs si ma tante en avait on l'appellerait mon oncle, théorie du genre ou pas !

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    1. Bonjour, community manager de Waze.

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    2. Chaque matin depuis un an, j'évite un bouchon d'un bon quart d'heure en sortant à la sortie 9 de l'autoroute A47, en prenant une petite départementale qui longe très exactement l'autoroute sur trois km, puis la rejoint en quasi fin de bouchon. Chaque matin, nous ne sommes que trois ou quatre pelés à faire cette manip enfantine. J'en déduis que TOUS LES AUTRES, pourtant habitués à ce putain de bouchon, n'ont pas assez de jus pour en faire autant. Parmi eux, selon vos propres chiffres, 30% de possesseurs de Waze, qui ne renseignent donc PERSONNE sur l'astuce à laquelle ils renoncent. C'est à eux que je pensais en écrivant "si personne n'emprunte un certain itinéraire". Le côté naze de mon hypothèse n'est pas établi, ne vous déplaise, AGAN.

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    3. Mis au défi de prouver sa science, Panoramix aurait-il été jusqu'à donner tous les ingrédients de sa recettes aux Romains ? Quel altruisme au CGB.

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    4. Panoramix ne l'eût pas fait ! Et c'est pourquoi sa recette s'est perdu... Salut à toi, Luccio !

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  6. Waze est un produit israélien. Je boycotte.

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  7. Que vous utilisiez Waze ou ViaMichMuch ne change rien à l'affaire : vous devez "croire" que l'appli vous fait gagner du temps, vous n'avez aucun moyen de vérifier que c'est bien le cas...
    Enfin si, vous auriez un moyen simple : faire faire deux ou trois itinéraires simultanément par deux ou trois automobilistes complices, et vérifier ce que ça donne vraiment...

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  8. C'est comme pour le frigo : comment être sûr que la lumière s'éteint bien lorsqu'il est fermé ? Un ami complice saurait s'y cacher pour faire le test.

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  9. La Triste Boîte26 août 2019 à 14:03

    Comment s'assurer que le miroir continue de refléter votre image quand vous fermez les yeux?

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  10. Pour le frigo comme pour le miroir, la réponse est simple : il suffit de demander à Waze ce qu'il en pense. Mais je vois pas l'intérêt de se foutre devant un miroir si c'est pour fermer les yeux...
    J'aime beaucoup l'absurde en général, et l'absurde supercon en particulier. Merci les amis !

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  11. Réponses
    1. Toutefois, 1) Waze informe (s'il est informé) et 2) Waze dirige. Aussi dit-il aux gens où aller tout en envoyant certains péons faire 5 minutes de plus que les autres, pour le bien commun sans aucun doute (éviter de créer les bouchons).

      Moi, ce paternalisme, ça m'émeut.

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  12. le fait d'utiliser une application pour tout réduit tes possibilités mnésiques et adaptatives
    j'ai entendu une fois sur BFM radio "quel concentré de talent dans cette appli!"
    ce jour là.....vous m'avez compris
    existe-t-il encore des bigors pour azimuter une cible sans appli?
    des médecins pour pisser un diagnostic sans internet? des radiologues pour taper dans une cible sans "guidage temps réel"?
    des chauffeurs routiers pour livrer sans waze? ( mais avec carte michelin)
    des promeneurs pour arquer avec une carte d'état major?
    on peut en douter

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  13. pour le frigo, suffit de mettre son smartefaune dedans, il vous calculera l'itinéraire jusqu'à la salle à ùanger ( et merde pour ceux qui déjeûnent dans la cuisine)

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