25 août 2019

À la bonne franquette

A la fraîche, décontracté du gland

Dans la société sympa, les façons ne doivent plus empeser les rapports entre individus : le patron tutoie, la serveuse appelle par le prénom... nous sommes tous frères. Dans la société sympa, rien ne doit plus marquer de hiérarchie, de rapport, de réserve, et pour s'en assurer, certains bons soldats veillent à forcer la décontraction quand elle est insuffisante.


Je parle ici de ces énergumènes qui parfois, abolissent les conventions de la courtoise d’entrée de jeu, de façon unilatérale, simplement parce qu’ils sont malhabiles à les employer. Vous vous adressez à lui pour la première fois et il vous interrompt derechef : « Ah s’il te plaît ! Ici on se tutoie ! ». Votre politesse était somme toute raisonnable, conventionnelle, rudimentaire, mais le con cherche à s’en défaire avec fracas.

Une autre fois, la jeune femme à qui l’on tient la porte, à qui l’on remplit le verre quand il est vide, à qui l’on porte une attention délicate quelconque, affiche en retour un rictus ou se renfrogne : la gourde juge la galanterie comme quelque chose de dépassé.

Dans tous les cas, ce sont le gougnafier ou la greluche qui chercheront à vous faire vous sentir déplacé, maniéré, emprunté... bien qu'en réalité ce soit l’inverse. C’est bien lui et non vous que la situation encombre, c'est lui qui est engoncé dans ses rituels de décontraction, lui qui tient à faire la bise plutôt qu'à serrer la pogne, lui qui insiste pour qu’on se regarde dans les yeux au moment de trinquer, lui qui tient à ce qu’on l’appelle Jérem’ plutôt que Jérémie ! Et la greluche : c’est elle qui tient à ses convenances égalitaires comme à la prunelle de ses yeux, elle qui se décontenance si celles-ci ne sont pas scrupuleusement respectées ; vos attentions la mettent mal à l’aise parce qu’elle croit qu’il faudrait y répondre, parce qu’elle croit que ces signes revêtent une signification autre que la simple application de la coutume.


Et bien non, couillonne. Je te tiens la porte ou te laisse le passage, non pour te flatter ou te faire plaisir, mais pour me faire plaisir, parce que j’aime à observer les us et à faire les choses comme il convient. Et non enfoiré, on ne va pas se tutoyer ! Non que je sois guindé mais parce que je n’en ai pas envie, que je ne te connais pas encore, ou parce que c’est volontairement que je veux me préserver de toi et maintenir la juste distance.

La décontraction forcenée, l'empressement à bazarder le protocole, se manifestent encore plus lorsque le gougnafier est à l'étranger : on les retrouve y compris chez les dirigeants et puissants de ce monde en visite officielle. Désormais, les présidents se papouillent, se tapotent, se bisouillent, s’empoignent, ne savent plus que faire pour feindre encore davantage de proximité. La réserve, habituellement de mise chez l’invité qui est reçu, a quasiment disparue. C’est que nous ne savons plus être étrangers depuis que nous sommes citoyens du monde, tutoyant toutes les cultures, toutes les peuplades... Nous sommes tous frères, mon frère, et de voyage en de lointaines contrées, il n’y a vraiment plus à se gêner !


Une parfaite illustration en est l’émission de voyage Nus et culottés (France 5). Son principe : parachuter deux zigues sympathiques en pays étranger, sans un sou en poche et sans même... un slip ! Dans le plus simple appareil, ils vont au devant de l'autochtone lui demander gîte et couvert, avec pour tout bagage un baluchon, un peu d’audace et de culot, et surtout leur belle âme, leur bonhomie de post-étudiant en école de commerce. Au programme : émotion réciproque et “moments vrais”. En effet, nos deux compères gratifient la plupart du temps leur hôte d'un air de guitare, d’une conversation profonde et amicale, d’un coup de main en cuisine ou d’un petit poème à chier en compensation de son hospitalité. Car c’est bien connu : les indigènes du monde entier sont avides de rencontre, ont la main sur le cœur et aiment recevoir à l’improviste, pour peu que l’intrus philosophe sur la vie d'une voix de débile bienheureux et leur fasse un gros câlin dans les bras lorsqu’il s’en va. C'est bien connu : “ce sont des gens n’ont rien, et malgré cela ils te donnent tout”...

Si l’on en croit la presse et ses titres, le phénomène dépasserait le cadre de cette simple émission : “l’Indonésie et la Thaïlande ne veulent plus de begpackers”. Begpackers : ces “routards” occidentaux partis “en quête de sens” pour un voyage qui n’en a aucun, si sympas, et qui une fois leur pécule épuisé sur place, quémandent dans la rue de quoi poursuivre le voyage ou rentrer à la maison. Bien entendu, leur mendicité n’oublie pas de prendre des allures fun et sympathiques : “aidez-nous à finir notre voyage” dit leur petite pancarte. Ils offrent aux passants des chansons, spectacles, “free hugs”, un petit morceau d’eux-mêmes en somme, ne doutant pas une seconde que la foule locale, elle qui n’a jamais eu la moitié de leurs moyens, apprécie à sa juste valeur leur narcissisme en présent.

Partis à la recherche d’un certain art de vivre, ces vagabonds bohèmes en sont quant à eux totalement dépourvus. Il leur est incompréhensible qu'un brave asiatique ou qui que ce soit d'un peu humain puisse ne pas apprécier leur aise enfantine, leur gentillesse molle, leur amitié donnée “gratuit”... Et il en va exactement de même pour le gougnafier et la greluche vivant sous nos latitudes : même quiproquo culturel, même façon de considérer leur nonchalance sociale comme un langage universel plaisant à tous, même incapacité à ressentir que leur comportement entre au contraire en collision frontale avec un savoir-être traditionnel rudimentaire.

Gougnafier, greluche, begpacker : tous imposent leur fausse simplicité comme mode relationnel unique et permanent, parce que c'est effectivement le seul mode relationnel sous lequel ils sont à l'aise. Votre correction, vos petites formules pour donner à la cordialité encore un peu de relief : voilà qui les offense et les oblige.

16 commentaires:

  1. Votre Jérémie de début d'article, il y a de fortes chances pour qu'il se voie plutôt comme un Jeremy : les noms qui se terminent par "e", c'est pour les filles, tout le monde sait ça. C'est pour cette raison que les Cyrille sont devenus des Cyril et que les Irénée ont totalement disparu, à l'instar des dodos et des urus.

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    1. Désolé de vous le dire sous un article qui parle de politesse, mais vous radotez Didier! Nous avons réglé ensemble les cas de Jérémy et Cyrille en novembre dernier : https://culturalgangbang.blogspot.com/2018/11/gueules-cassees-et-gueules-qui.html?m=0

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    2. Et c'est comme ça qu'on se retrouve pris en flagrant délit de gâtisme (avec sirène hurlante, phares dans la gueule et tout le folklore) !

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    3. Les mains sur la tête, mon gaillard !

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    4. Didier si vous passez par ici : je viens de faire connaissance avec une "Daphnée". Accordée au féminin puisque c'est une fille. À ne pas confondre avec le rugueux et viril "Daphné".

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    5. Quant à Timothé, « c'est pas un pédée ».

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    6. La Triste Boîte30 août 2019 à 13:25

      On m'a présenté un Nolhan. Avec un "h" m'a précisé la maman, façon d'indiquer que chez nous, on n'est pas des beaufs, on a rajouté un "h".
      Grands dieux.

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    7. J'ai connu deux ou trois Daphnée moi-même. J'ai même travaillé avec elles.

      Je précise : "travailler" au sens propre et courant du terme, et non à celui que lui donne Blaise Cendrars dans l'incipit d'Emmène-moi au bout du monde :

      « Vérole ! », disait l'homme en ahanant, et il travaillait la femme, « Vérole ! »

      Citant de mémoire, je ne garantis pas l'exactitude de la ponctuation…

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    8. si si c'est exact
      je fut grand lecteur de cendrars
      je l'ai même reconnu dans l'avatar de bebop

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  2. Personnellement je reste tout de même relativement admiratif de ces types capables de se foutre à poils, puis de partir sur la route et rencontrer les gens comme si de rien n'était. Les relations sociales me semblent suffisamment complexes pour éviter d'en rajouter une couche, tiens c'est drôle, en rajouter une couche…
    Une question tout de même que vient faire ici la manoeuvre de réduction d'un paraphimosis ? Est ce que le paraphimosis fait partie des dangers relatifs aux promenades dans le plus simple appareil

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  3. Ce qui m'étonne, dans la familiarité, c'est que des fois "elle passe" et des fois, pas du tout.
    Tel serveur familier va me donner envie d'égorger des lapins tête de lion et de rétablir la monarchie, pour apprendre à ce gueux de quel bois je me chauffe.
    Mais tel autre cordonnier tutoyant va m'être d'instinct sympathique et nous allons vite pouvoir papoter comme de vieux copains. Bon, j'aurai quand-même envie de rétablir la monarchie, mais plus pour le principe qu'autre chose.

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    1. Le cordonnier a le tutoiement inné, et ce depuis la plus haute antiquité : on ne pourra rien changer à cet état de fait. Par contraste, on notera que l'artisan vitrier continue de manier un voussoiement de haute volée.

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    2. Ah, ne me parlez pas des vitriers, ces élitistes !

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    3. c'est d'ailleurs cité dans la chanson du juif errant
      "pars, âme criminelle, car tu me fais affront!"
      pars et tu....
      et non "partez, âme criminelle, car vous me faites affront"

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  4. Je le connais, ton cordonnier tutoyeur, c'est un maniaque du tu! Il sévissait déjà dans les années 90, à Lyon ! (homme charmant et artisan habile à part ça)

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  5. Il y a aussi un autre type, celui du garagiste, entre autre, qui s'adresse à vous à la troisième personne: "On lui a fait la vidange...il faudra qu'il fasse attention à ses freins". Assez déconcertant au début.

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