25 juin 2019

L'art niqué

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Notre modernité plaide volontiers coupable pour la destruction de la nature et de l’environnement. Elle en oublie de confesser un autre crime ravageur qui lui est tout autant imputable : la destruction des arts par prolifération.

Qui peut décemment se vouloir peintre ou musicien dans un monde qui produit par lui-même une quantité massive d’images et de sons chaque jour, chaque heure ? Quel esprit honnête peut juger nécessaire d’ajouter sa contribution au monceau d’ordures et de perles qui s’accumule quotidiennement et qui demain déjà sera recouvert ? Pourquoi s’essayer à une forme quand le moindre illustrateur de presse, coloriste de bande dessinée, ado sampleur de rythmes... dispose d’une technicité qui le professionnalise immédiatement ? Pourquoi envisager le marbre ou le bronze après quarante années où n’ont surnagé que la sculpture en plastique ou en caca, le graffiti, le happening à message, la facilité insolente ? Quel être sincère, enfin, arriverait à ravaler sa répugnance à descendre dans le marigot des charlatans, des arrivistes et des bons à rien portés aux nues ?


La modernité joviale a tué l’art en tant quel tel, l'incorporant au grand chaudron de l’entertainment. Un divertissement plus ou moins profond, plus ou moins sérieux, plus ou moins sensé, mais un divertissement. Tout académisme est disqualifié d’office, toute idée de sublime est rendue impossible, tandis que toute subversion est immédiatement récupérée, conditionnée, mise sous vide et distribuée. La marge est un genre parmi d’autres, un gisement à part entière, avec ses plateformes off-shore et ses têtes de gondole en supermarchés culturels. Les rotatives de l’industrie ont épuisé l'une après l’autre la ressource romanesque, picturale, contestataire, dramatique, absurde... La qualité cinématographique se produit en série ; la perfection et l'habileté techniques se résument en formules et recettes ; le pittoresque, le bucolique et le folklore se manufacturent dans les sous-sols d'ateliers chinois de beaux-arts. Peu importe le talent ou le mérite : il ne peut plus émerger aujourd’hui de Socrate, de David, de Mucha, d'Hendrix, du fait de la machine médiatique qui veille déjà à leur éclosion future au-dessus de la couveuse.

Mirant et se mirant tous seuls comme des grands, la société médiatique et ses individus ont dépouillé l’art de son rôle observateur. L'art ne peut plus changer le monde depuis que ce monde s’est fixé le Changement comme horizon total. L'art ne peut plus faire spectacle depuis que le Spectacle est le rouage même de la réalité.

Notre modernité a détruit la ressource de l’art. L’âme artiste débarquée en ce monde réalise rapidement qu’il n’y a plus rien à faire ici, et qu’elle n'a plus qu'à emprunter une autre voie. Le seul art qui reste, à la rigueur, la seule prouesse de caractère possible, dans le monde où tout nous conjure de nous exprimer, devient l’art de se taire.

6 commentaires:

  1. Excellente analyse de ce qui tend à nous paralyser. Même ici, sur ce vénérable site, la lassitude fait ses effets...

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  2. J'imaginais répondre ici par une valorisation l'art non célèbre et non fameux, quitte à verser dans l'éloge dans la sincérité, pourvu qu'elle ne veuille pas événementielle. Ou du moins seulement à l'échelle d'une vie. On n'a pas vraiment le droit d'exiger de faire date (on peut l'espérer, le rêver), mais on a bien le droit de s'émerveiller d'un tas de truc pour la première fois, même si on n'est pas le premier.
    Aussi, l'art pourrait se pratiquer à la marge d'une vie tranquille et confortable. Voilà ce que je pensais dire. (Bon, ici vous êtes cultivés, alors je crains de dire une bêtise en évoquant les cas d'Isidore Ducasse ou de Franz Kafka).

    Puis j'ai compris que Xix envisageait aussi l'art des matériaux difficiles, qui contraint plus au moins "à réussir", à en vivre, ne serait-ce que pour payer le marbre. Et certains accords ou qualités du traits, en dessin, demandent peut-être un temps cher à s'offrir.

    Enfin, je dis ça comme ça, en passant. Pour vous écrire que je ne suis jamais lasse de vous lire.

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  3. Je pense qu'on peut lutter à son échelle, et je vous propose mon modeste exemple. Je vis dans un village assez perdu et massivement déchristianisé, qui possède néanmoins un bel orgue français du début XIXè mais construit dans le style du XVIIè, et je nourris une passion discrète et peu partagée pour l'école française classique d'orgue (Couperin, Lebègue, Dandrieu, Daquin, etc). C'est un style magnifique,transmis très oralement (les ornements notamment), mais bien éloigné de la diarrhée musicale actuelle.

    Hier, un jeune couple qui doit se marier aujourd'hui même dans l'église du village (ce qui devient moins fréquent mais est loin de disparaître dans la ruralité française) vient me voir pour discuter de la musique de leur cérémonie. Ils viennent motivés, et préparés : les liens youtube sont prêts pour me montrer ce qu'ils souhaiteraient pour cette cérémonie RELIGIEUSE. Et bien évidemment, il ne s'agit que de tubes, un peu rétro à leur décharge, de musiques de soirée.

    J'aurais pu me vexer qu'ils viennent me voir seulement la veille, semblant ignorer ce que signifie le travail d'un musicien (mais comment le sauraient-il ?), m'outrer qu'il me proposent de jouer l'impossible et le vulgaire (comment voulez-vous jouer de la variété sur un orgue classique français ?). Et bien entendu, vu leur motivation, que faire d'autre que leur conseiller de mettre un disque dans la médiocre sono de l'église, quitte à ce que cela frôle le sacrilège culturel et religieux ?

    Hé bien non, j'ai écouté patiemment ce qu'ils me proposaient pour ne pas les blesser, puis ai commencé à leur expliquer le caractère particulier d'un orgue ancien, sa puissance, la solennité qu'il renvoie, sa capacité à faire vibrer l'air et les pierres, à faire frissonner l'auditoire. Puis leur ai proposé de venir m'écouter une demie-heure à l'église.

    Résultat : cet après-midi, ils se marieront sur de la musique qui résonnait dans le Paris de Louis XIV, seront félicités pour leur goût et leur originalité par leurs invités, et ont déplacé leurs tubes favoris, à mon conseil, pour leur entrée dans la salle des fêtes. Alors qu'ils ne connaissent même pas le nom de Couperin, ni n'en ont jamais entendu.

    Qu'en retenir ? Quand on vénère encore un peu la vraie beauté, on peut essayer de convaincre des individus déculturés malgré tout. Et contribuer, à sa modeste échelle, à résister contre les assauts de la colique ambiante...

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    1. Vous parlez de lutter contre la barbarie, je vous parle des conditions d'émergence d'oeuvres artistiques. Ce n'est pas tout à fait la même chose.

      J'imagine néanmoins très bien votre scène. J'ai subi l'été dernier un mariage dans une très belle église où fut passé du David Bowie sur un radiocassette dégueulasse. Quel gâchis !

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  4. Hild, dans mes bras ! Non seulement, comme vous dîtes, on peut contribuer à sa modeste échelle, à résister, mais on n'a pas d'autre choix, puisqu'on ne dispose ni de l'engouement populaire, ni des moyens financiers de le créer "spontanément"...

    J'ai connu exactement la même situation il y a deux ans, sauf qu'il ne s'agissait pas d'un mariage, mais d'un enterrement. Inutile de préciser que le grotesque d'une chansonnette s'amplifie davantage quand on célèbre une disparition qu'un "heureux événement". Là aussi, deux arguments très simples ont fini de persuader les intéressés qu'il valait mieux réserver la chansonnette à d'autres occasions : il suffisait de le leur dire, de ne pas les laisser s'embourber dans l'indigne au nom d'une sorte de droit-à-choisir-ce-qu'on-veut-entendre-parce-que-c'est-une-affaire-de-goût.

    Finalement, que faisons-nous d'autre sur ce blog, que de proposer une autre façon de voir/penser/parler aux gens?

    En tout cas, je comprends votre satisfaction d'avoir fait une chose utile, même si l'échelle à laquelle nous œuvrons nous range, soyons-en convaincus, dans le camp des dérisoires.

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