25 avril 2019

Robinson en gilet

Vous pouvez embrasser la mariée.


Tout fini en mascarade. Les chaises à porteurs sont devenues de trottinettes électriques, les mâtins de Naples mutent en chien-nus de Chine, et les curés troquent la Croisade contre le compassionnel à la sauce pleurniche.

Les gilets jaunes n’échappent pas au processus. Reconnaissons-le, ils sont partis de haut. Le mouvement a surpris ses organisateurs. A la base, ça devait être une blague potache le long de quelques péages d’autoroute, le temps de manger une chipo en descendant une timballe de gros rouge qui tâche.


Quatre jours plus tard, eux-mêmes éberlués, les gilets se sont rendus compte qu’ils étaient toujours là. Le rond-point s’était transformé en forteresse de pneus, de bâches et de palettes. Des inconnus qui n’adressaient pas la parole à leur voisin de pallier se relayaient h24 pour tenir le barrage, chercher des vivres, prendre soin des uns et des autres.

Des vieux racontaient des histoires au coin du feu aux minots, le militant FN préparait le barbecue avec le cégétiste, l’Arabe de passage vidait une bière avec le babtou solide, le Porsche Cayenne du cadre sup faisait escale à l’approche des fêtes, le temps de vider un coffre rempli de gigots, de champagne et d’huitres. Sans charre, c’était une forme de paradis revenu sur terre. Un paradis où, l’espace d’un instant, les mœurs reprenaient l’avantage sur les lois, le réel sur le numérique, la relation directe sur l’atomisation du monde.

C’est là que se trouvait le réel mal-être du gilet jaune. Le pouvoir d’achat, c’est un peu des carabistouilles. N’importe quel manant peut, à grand coup de Cofidis, s’offrir un téléphone qui pense et un T-shirt Philippe Plein. Mais ce que le tue, c’est la médiocrité de l’ensemble. Voilà bientôt soixante ans qu’il fonce vers le bonheur et se heurte à la frustration permanente, comme une mouche dans une fenêtre. Il s’est acheté son pavillon de banlieue, il a fait une croisière all-inclusive sur le Nil, il est content de son Laguna, son centre commercial regorge d’épices rares et son ordinateur de vidéos pornos. Il a bazardé son crucifix contre un Bouddha de chez Jardiland, ses feux de la saint Jean contre une techno-parade.

Et tout ça ne l’a pas empêché de divorcer de sa femme, de laisser crever sa mère pendant la canicule, de ne plus parler à ses mômes à partir de leurs 15 ans. Il a vu son village et sa petite ville devenir fantomatique. Ses paysans se sont pendus, ses paysages se sont détruits. Plus rien à recevoir, plus rien à transmettre. Il était devenu l’homme du Progrès, c'est-à-dire une abomination, proche de la description qu’en fait Barjavel dans Le voyageur imprudent. Une momie de plastique dont tous les besoins sont comblés instantanément mais qui ne peut plus que répéter mécaniquement : « je suis heureux ! ».

Les gilets jaunes ont été une robinsonnade avec des ronds-points en guise d’île déserte. Mais comme toute robinsonnade, elle finit mal, n’en déplaise à Arto Paasilina. Ici, ça commence à piquer dans la caisse commune. Là, ça ne veut pas de chefs, mais deux ou trois employés de bureau sont pris de fuhrerite aïgue et brise le groupe. Là-bas encore, ça cause démocratie directe mais ça passe des soirées à s’engueuler dès qu’ils sont plus de huit.

Dans leur grand enthousiasme, ils ont oublié une donné essentielle : ils ne sont pas fait d’un autre bois que les gouvernants véreux qu’ils dénoncent. Dans une société constituée, la bienveillance peut exister dans la mesure où des règles contraignent les appétits individuels. 

Ces règles s’incarnent principalement par des cadres religieux, qui justifient l’autorité mais également la limite et exigent d'elle des contreparties. Par effet de cascade, toute la société se retrouve imprégnée de règles qui n’ont pas grande chose à voir avec la bigoterie dévote, mais bien plus avec la décence commune. De la cour du roi au foyer paysan, tout en est imprégné. 

Le retour aux sources est l’excuse classique de l’hérétique. Cela s’est vu plusieurs fois, des bouffées millénaristes protestantes à la révolution bolchévique. Aujourd’hui, ça se termine avec moins de charniers mais plus de grotesque. Les gilets, comme leurs illustres prédécesseurs, ont cru pouvoir créer une société nouvelle, et du passé faire table rase.

La particularité de cette génération est de n’avoir aucune limite à son hubris. La perte totale d’autonomie du moderne a fait de lui un gosse. Un sale gosse. Qui veut tout, tout de suite et maintenant. Pour ce qui est des biens de consommations, ça peut marcher. Pour construire une civilisation, c'est plus compliqué. Faute d’avoir agit en adulte, il ne parviendra qu’à être privé de dessert et à monter dans sa chambre sans télé. Ou avec.

19 commentaires:

  1. En lisant "Robinson" dans le titre j'ai pensé au double de Bardamu, cet alter ego qui revient le hanter tout au long de son voyage... ça collerait également.

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    1. Moi aussi, d'autant que je suis replongé dans Voyage au bout de la nuit depuis trois jours…

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  2. Bien vu sur le pouvoir d'achat et les exagérations parfois ridicules qu'on a entendues. Mais je serais moins dur sur le bilan. La beauté de l'élan initial, comme pour tout mouvement, est nécessairement éphémère. Au delà, il y a eu une intuition inédite des sources du mal et une vraie habileté à contrer médiatiquement la propagande.
    Pour moi, les GJ n'ont pas tant rêvé incarner un contre-modèle idéal, mais simplement voulu se faire connaître en tant que force, au même titre que les "quartiers populaires" par exemple. Cette mission est accomplie. Peut-être même ont ils réussi à plier en deux le quinquennat définitivement.

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    1. D'accord avec toi, Xix. Même si la façon ironique et cynique de voir les choses est pertinente pour quasi tous les événements qui surviennent dans notre monde de merde (méthode de lutte contre la dépression), on peut se réjouir des succès en demi teinte comme celui-là : un saut qualitatif dans la prise de conscience de ce qui se cache derrière ce qui se voit.

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    2. Oui, en relisant l'article, je n'étais plus qu'à moitié d'accord avec moi-même. Ce qui est sans doute un symptôme de schizophrénie. Les gilets jaunes ont été une jacquerie. Le peuple a fait brûler des torches pour rappeler aux puissants de ne pas trop tirer sur la corde.

      Comme je suis un naïf, j'ai sans doute trop espéré de ce mouvement. D'autant que j'ai passé les deux premières semaines avec eux, sur un rond-point. Ce qui fait que je me sens cocu en constatant son évolution, tournant au bouillon de syndicalistes et au complotisme à la petite semaine.

      L'espace de deux semaines, j'avais repris confiance dans mon peuple.
      D'où mon amertume relative dans cet article.

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    3. Idem
      À margencel..74

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  3. Cela prendra du temps, mais la sélection naturelle fera son oeuvre. Le progressisme moral (cette haine de tout) et celui de la technique (futurisme) sont bien heureusement voués à échouer! Les gens peinent encore à comprendre la maldonne : socialisme ou libéralisme n'a jamais constitué un choix acceptable, ce sont les deux facettes d'une même foi moderniste.

    Je pense qu'il n'est pas possible de récupérer notre société atomisée et explosée. La déconstruction a atteint toutes les sphères de la vie. Mais vous avez montré la solution : une société organisée par une vie spirituelle s'épanouit naturellement, et peut engendrer une grande civilisation. C'est la leçon d'espoir des 2000 ans d'exil du peuple juif : la foi permet de survivre à tout.

    Mais [attention: spoiler] le christianisme a d'ores et déjà prouvé son échec. En état de mort cérébrale, moqué et abandonné par nos parents, déconstruite depuis 200 ans, religion faible, dévoyée par nature (culpabilisation, misérabilisme, amour et pardon obligatoire de n'importe qui, universalisme maladif) et intellectuellement très absurde (Dieu trinitaire hasardeux, avec la prétention d'un Jésus de se présenter en messie sans apporter la moindre délivrance [cela arrive très régulièrement dans l'histoire du peuple Juif, et chaque semaine en Israël].

    Le christianisme a pu traverser les siècles au bénéfice d'un contexte exceptionnel, d'une supériorité anthropologique de peuples exceptionnels. Il n'a jamais survécu par lui-même, comme le montre son échec systématique en terre d'islam.

    Je ne vois donc pas de solution évidente.

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    1. C'est faux, il n'y a au contraire pas d'autre religion qui se soit mieux exportée, et qui ait souhaité y compris en terre d'islam. Mais bon.

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    2. *subsisté pas "souhaité"

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    3. Grain de sel du dimanche soir : s'il est vrai que le christianisme s'est remarquablement exporté (concomitamment à l'expansion européenne des XVe-XIXe siècles, qui a davantage joué que la fulgurance du message évangélique...), l'islam a fait preuve d'une résilience stupéfiante dans le face-à-face de quatorze siècles entre les deux religions.

      Il s'est emparé de tout le Sud et de presque tout l'Est du Bassin méditerranéen, antérieurement romanisés et christianisés (sans doute trop superficiellement ; des historiens sont allés jusqu'à faire de la propagation foudroyante de l'islam en Afrique du Nord au VIIe siècle une sorte de « revanche de Carthage »).

      Et le plus important pour ce qui nous concerne, c'est que l'islam y est toujours bien installé, malgré une domination occidentale qui perdure, même si elle s'accompagne d'ethnomasochisme pour tenter en vain de se faire pardonner.

      Encore plus dans le sujet : il est en train de s'implanter durablement au Nord du Bassin méditerranéen, tandis que le christianisme, lui, est en passe de disparaître des terres qui l'ont vu naître, et d'être réduit à un simple folklore dans celles où il s'est le plus épanoui, à savoir l'Europe.

      Des revirements sont toujours possibles dans l'histoire, mais aujourd'hui, rien ne peut le laisser présager.

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    4. C'est négliger l'influence de Frigide Barjot.

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    5. Xix n'avait pas tort. Qu'en terre d'islam il n'y ait "pas meilleure religion" qui "subsiste" ? C'est vrai : le Coran permet ce luxe. (Un privilège unique, qui est refusé aux marxistes-léninistes et aux témoins de Jéhovah, privilège qui semble ne plus profiter aux israélites). Ainsi, à la faveur du statut très envié de minorité soumise (Iran) ou au bénéfice exclusif d'un État précaire (Syrie, Liban, Égypte), le christianisme survit.

      Il en demeure le bilan des siècles : vaincue de Oran à Constantinople, en passant par Alexandrie et Béthléem, vaincue en Bosnie, Albanie, Chypre, Thrace, Anatolie orientale, Nigéria (épuration en cours), Côte d'Ivoire (idem), "fille aînée de l'Église" (déclarée morte en 1905, puis zombifiée), Tchéquie, Allemagne de l'est et Croatie (partout zombifiéé). (Pologne et Hongrie, je ne sais pas). Vaincue médiatiquement, par les médias de masse, dans tous les pays d'Occident. Exception: orthodoxes en cours de résurrection (Serbie, Roumanie et Russie), mais pour combien de temps?
      Le christianisme survivra mais à l'état zombie, jusqu'à son remplaçant naturel.

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    6. Fausse résurrection orthodoxe, les Russes et les Roumains ne vont pas plus à la messe que nous.
      La Pologne est comme la France juste avant Vatican 2: on va encore à l'Eglise mais on espère secrètement ne plus avoir à le faire bientôt.
      Pour le spirituel il faudra donc une renaissance (après tout, au XVIe siècle, entre Luther, Henry VIII et les Borgia, le catholicisme était mal barré) ou autre chose...

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  4. Il y avait de la rancoeur dans mon propos, contre l'Église catholique. (pour être honnête, je préfère le rite oriental)
    Regardons le système dans les yeux : il est vérolé de bonne conscience et de culpabilité, il érige notre autodestruction en valeur ultime. C'est du christianisme en phase terminale.

    Laissez-moi m'expliquer et corrigez-moi. Je pense qu'il y a un gigantesque malentendu à la base : avons-nous jamais cessé d'être païens ? La nature profonde des indo-européens est une exaltation des sens, un culte sophistiqué rendu à la nature et à la beauté : par la bonne chère (le vin, la bière et autres), la musique, les plaisirs du corps,... quelles autres civilisations ont poussé aussi loin ces raffinements dédiés aux sens ? La nature des orientaux (/asiatiques) est plus spirituelle que la nôtre; leurs modes de vie aussi.
    Ainsi, les Églises ont pris ce qui leur plaisait dans Jésus, ont inventé quelques trucs (la nature "christique"), et ont supprimé tout le reste. Pour comprendre l'enseignement de Jésus de façon juste, il faut naturellement se tourner vers le judaïsme. Et très vite, vous parviendrez à équilibrer les doctrines radicales avec une sagesse orientale multimillénaire :
    - la culpabilité de l'homme, oui, mais la téchouva répare tout et à tout moment;
    - pardonner un préjudice, oui c'est obligatoire, mais après réparation (justice): 'la valeur d'un oeil pour un oeil, la valeur d'une dent pour une dent'
    - l'enfer existe, oui, mais c'est un purgatoire pour laver l'âme (12 mois en général, le temps du deuil). Toute âme a vocation à rejoindre le paradis, car ce qui vient de Dieu doit retourner à Dieu. La Torah orale (Talmud) et les kabbalistes révèlent qu'il existe d'autres programmes: la réincarnation, pour les parties d'âme qui ont échoué leur mission sur terre (gilgul ha-Neshamot), ou l'errement sur terre (en attendant la délivrance), ou la suppression de l'âme (celle qui ne veut rejoindre Dieu). Tous les humains actuels sont des réincarnations de parties d'âme.
    - le paradis pour tous, oui, mais différencié selon la nature d'âme (juive ou non juive), la source d'âme (dans le corps d'Adam) et leur mérite sur terre (réalisation des 613 mitsvots pour les juifs, respect des lois noahides pour les autres).
    - investir ce monde, oui, mais ce monde matériel n'est qu'un monde parmi une infinité de mondes et de plans d'existence. (Et il est censé se terminer en l'an 6000 du calendrier hébraïque, dans 220 ans).
    - arrivée du messie, oui, mais cela signifie la fin du mal et partiellement, du libre-arbitre. Le messie doit naître dans une famille de lévites, il connaîtra la Torah par coeur et délivrera du mal (de la maladie et de la mort) jusqu'à l'an 6000 (et la destruction complète de ce plan d'existence).

    Jésus connaissait tout cela. (Il avait étudié à la yeshiva). Les premiers chrétiens aussi, et pourtant ceux d'aujourd'hui sont fort différents.

    En fait, le christianisme est une pensée hétéroclite de traditions adaptées aux Européens. Pourquoi serait-il adapté aux autres peuples ? (regardez ce qu'en font les Africains !) Pourquoi devrait-il survivre à la modernité ou à l'islam ?
    Toute pensée ou idéologie peut dégénérer et échouer. Le christianisme est-il vraiment adapté à notre époque, et à notre survie ?
    N'en sommes-nous pas devenus les barbares ?

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    1. C'est intéressant (mais ça dépasse mes connaissances). Et n'y a-t-il pas dans notre décadence autant de culpabilité et de bonne conscience que de ce culte du plaisir et du corps ?

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    2. C'est un fait, le christianisme est aujourd'hui un cadavre, qui bouge encore mais pue surtout. Quand on est croyant, on peut espérer dans la résurrection. Quand on ne l'est pas, on ne peut que se demander, avec circonspection, par quoi il va être remplacé. Et pour le moment, la réponse tient en un mot : rien. Ou plutôt, par des KFC et des technos parades. On n’y gagne pas vraiment au change.
      A en croire ses détracteurs, le christianisme est porteur de beaucoup de choses « par nature » et Chesterton s’amusait qu’on l’accuse de tout et son contraire à la fois : de propager la guerre et d’encourager la lâcheté, d’être féminin et misogyne, d’être une religion de faibles et d’assurer la domination des forts, d’être prude et trop nataliste. Curieuse religion faites de tant de paroxysme.
      Quand au paganisme, je ne sais pas trop ce que c’est. On parle de celui des Aztèques, des Africains ou des Grecs ? Le terme lui-même est péjoratif, crée par des scribes chrétiens : paganus, paysan, en gros des croyances juste bonnes pour les culs-terreux. A noter que les premières persécutions religieuses en Gaule sont le fait des Romains (pas encore chrétiens) qui n’appréciaient pas tellement que les Celtes pratiquent le sacrifice d’enfants.
      Curieux fait historique : le christianisme était la religion officielle de l’Empire romain. Rome se fait balayer par les Germains. Les Germains adoptent le christianisme. C’est, d’après mes connaissances, le seul cas où les vainqueurs ont adopté la religion des vaincus.

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    3. Rome n'a pas été "balayé par les Germains". La déliquescence de l'Empire a été un long processus s'étalant sur au moins deux siècles. Ou au minimum sur un, de 376 (bataille d'Héliopolis et franchissement du Danube par les Goths) à 476 (chute de Rome).

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    4. Le besoin de bouc émissaire existera tjr
      Hors avec la religion de l'abri racisme ce bouc ne peut être que nous même.
      Suicide.

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  5. « A en croire ses détracteurs, le christianisme est porteur de beaucoup de choses "par nature" et Chesterton s’amusait qu’on l’accuse de tout et son contraire à la fois : de propager la guerre et d’encourager la lâcheté, d’être féminin et misogyne, d’être une religion de faibles et d’assurer la domination des forts, d’être prude et trop nataliste. Curieuse religion faite de tant de paroxysme. »

    La regrettée Police du Monde parodique s'en amusait aussi, dans un « must » de la réacosphère : Toujours coupable .

    Néanmoins, dans les diverses critiques souvent antagoniques du christianisme, certaines sont plus vraies que d'autres...

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