29 mars 2019

Les détourneurs d'objets


En ces temps de bouleversement des mœurs et des coutumes, en cette époque d’incertitudes où tout ce qu’on croyait solide s’effrite, où tout repère est suspect de péremption, où les grandes puissances elles-mêmes sont contraintes de jouer aux chaises musicales, il est réconfortant de penser rien ne pourra jamais faire disparaître ni les imbéciles, ni le mauvais goût. On a les amarres qu’on peut. Cette semaine, je vous propose donc de détester une catégorie d’imbéciles qui se distinguent par leur mauvais goût : les détourneurs d’objets.


Les charrettes en bois rendues obsolètes par l’arrivée d’autres engins de transport ont fini au feu. Certaines furent installées sur des ronds-points fleuris, où les éléments les ont bientôt réduites à l’état de ruines. D’autres attendent dans des granges la fin de l’ère du pétrole et celle des haricots. A part quelques musées de la France périphérique, personne n’a conservé ces encombrants témoins d’un âge révolu. Hélas, ces vénérables machines avaient des roues faciles à démonter, peu encombrantes, et particulièrement bien fichues. Ceci explique le nombre important de ces reliques encore en circulation.


Tout lecteur assidu de cette rubrique sait que les abrutis forment une inépuisable engeance, capable de se renouveler à l’infini, comme des bacilles épouvantables dans un organisme condamné. Ils sont capables, par exemple, de transformer une de ces fameuses roues de charrette en lustre, ou en table basse et, culot incomparable, de prétendre que le résultat est beau. La plupart du temps, reconnaissons-le, l’épithète choisie est « sympa », ce qui renforce encore le désespoir du témoin. Le lustre ainsi obtenu n’est pas sympa du tout, en aucune façon, jamais ! Ce qui serait sympa, ce qui serait même beau, c’est que mis devant un tel fait, nous trouvions le courage de répondre au détourneur de roue qu’il a produit une énormité insane, invendable, un nid à poussière que les Ostrogoths eux-mêmes eussent porté sans coup férir à la déchetterie dans des hurlements de dégoût. Ce qui serait au-delà du sympa, ce serait que le charron qui fabriqua jadis cette roue sorte de sa tombe et vienne lui-même agonir le couillon de malédictions abominables.

Le détourneur d’objets n’est pas nuisible uniquement parce qu’il donne à la laideur de nouveaux débouchés. C’est surtout l’invraisemblable surestimation de ses « trouvailles » qui lui confère le caractère inquiétant des grandes épidémies. Signe des temps, son mauvais goût ne se cache plus, il s’expose, il plastronne. Il se donne en modèle aux ballots, que la simplicité des réalisations encourage à tenter de faire aussi moche par eux-mêmes. Armé de sa bonne conscience, il détourne toujours plus loin, il transforme avec toujours moins de complexes, il bousille sur grande échelle. Comme tous les fanatiques, enivré de sa propre idée et mis à l’abri de la critique par la lassitude et l’aveuglement qu’il répand autour de lui, il tourne en boucle et part en vrille dans le même mouvement, exploit que la physique peine à expliquer.


Dans le monde des détourneurs d’objets, une sorte de hiérarchie s’établit, hiérarchie inversée où le plus grand mérite revient à celui qui assume la pire réalisation. Ainsi, certains détourneurs partent d’un objet beau, fruit d’un artisanat maîtrisé, produit de siècles de perfectionnement, et le déshonorent en lui faisant faire le pitre (prendre une vénérable commode et la barbouiller d’un enduit grossier censé être une céruse, tronçonner des chaises pour en faire un banc, ou l’inverse, foutre une caisse d’horloge comtoise sur le flanc, lui ajouter des tores à béton en guise de pieds et couronner le tout d’un évier, etc.). D’autres, poussant le vice à des hauteurs inouïes, partent d’un objet-matériau épouvantable de banalité ou conçu pauvrement pour un usage fugace, et prétendent lui conférer la dignité d’objet d’art. Ce sont évidemment les pires de tous. Dans ce pandémonium, les adeptes de la palette font figure de maîtres. Ils font foirade de tout bois. Quand ton regard indifférent se pose, lecteur, sur une palette abandonnée dans un marécage, le détourneur de palettes l’imagine posée telle quelle au milieu de son salon, façon table-où-poser-des-revues-comme-chez-le-psychiatre, et prévoit la touche personnelle que constitueront quatre canettes de Fanta Orange entées directement aux pieds vermoulus de la ruine. Avec une autre palette, le maniaque fera un lit, un paillasson ou un tableau de maître, selon sa fantaisie du jour. Tout le mobilier que le génie humain et les exigences domestiques ont conçu est désormais remplacé par des variations infinies autour de planches de bois blanc grossier assemblées à la cloueuse pneumatique.


Entre deux délires sur les palettes, rendu téméraire par ses réussites, l’habitué des déchetteries fabriquera un méchant tabouret avec le couvercle rouillé d’une poubelle, fera un selfie devant l’œuvre et partagera sa narcissique fierté sur les réseaux sociaux. Les pouces levées et les « j’aime » que Facebook lui prodiguera l’encourageront à étendre sa folie à tout ce qui lui tombe sous la main, à créer sa chaîne Youtube où nous pourrons admirer, en live, après la transformation d’une roue de charrette en lustre, celle d’une éponge usagée en gaufrier, d’un pneu de bagnole en guitare classique, d’un tablier de sapeur en lit pour bébé, d’un étron espagnol en instrument à vent, d’un litron de Villageoise en pendentif, d’une brouette en machine à coudre, d’un gyrophare en gant de toilette !


On m’objectera que le goût est une affaire de goût, et que chacun en possède un. C’est hélas vrai ! Si encore les détourneurs d’objets cachaient leurs exploits, s’ils réservaient au cercle le plus intime les trouvailles de leur insatiable génie, on pourrait considérer que la question du goût est plus ou moins personnelle. Comme disait Harry Callaghan, le goût, c’est comme le trou du cul, chacun a le sien. Mais justement, on n’expose pas (encore) son trou du cul à la vue des voisins, on le garde au chaud, à l’abri de la lumière et de l’admiration générale ! On ne fait pas des selfies devant son figne détourné en coquetier, en montre à quartz ou en médaille du Travail ! Certes, nos mœurs libérales accordent à chacun le droit de faire l’emploi qu’il veut du trou de son propre cul, mais la liste de ces emplois n’est quand même pas extensible à l’infini. L’Union Internationale des Proctologues Orthodoxes (UIPO, siège à Bâle) est formelle : en dehors de deux ou trois usages principaux, et toujours strictement privés, on s’expose à des risques considérables ! Eh bien la chose est identique avec les meubles et les objets : le meilleur usage est toujours celui qui fut à l’origine de leur naissance. Comme disait l’Ecclésiaste, à tarte, pelle à tarte !

9 commentaires:

  1. Il me semble que l'inspecteur Harry parlait des avis quand il les comparaît aux trous du cul mais passons.
    Tous les goûts sont dans la nature, même les goûts de chiottes.
    Le physique et l'intelligence de certains individus croisés au quotidien devraient permettre de relativiser la perfection de la nature et cesser de s'y référer à tort et à travers.

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    1. La perfection de nature est illustrée par le concept d'exaptation, c'est-à-dire le détournement de certains organes de leur fonction première au cours de l'évolution. C'est le cas des appendices latéraux apparus sur le corps des dinosaures, en tant que caractère sexuel secondaire impliqué lors de la parade nuptiale, qui bien plus tard sont devenus des ailes permettant le vol.

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    2. =>Anonyme de 16:14) Je SAVAIS que je ne pourrais pas détourner une réplique de Callaghan impunément, et qu'un lecteur cinéphile veillait et dénoncerait mon révisionnisme. Après mon exemple, le concept de "perfection de la nature" est encore affaibli !
      => Au gui l'an neuf) Les détourneurs d'objets seraient donc coupables de crime d'exaptation ? Voila qui alourdit encore le dossier...

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    3. Mon cher BEBOPER, je me doutais que vous le saviez, c'était pour vous donner de la matière sur un éventuel futur article sur "les prétentieux qui vous reprennent alors que vous avez volontairement remanié une citation".

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  2. CGB = Roland Barthes 2.0

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  3. Ce qui est bien, avec votre roue transformée en table basse, c'est que, les soirs de partouze entre amis, elle peut aussi servir de plug anal. C'est à ce genre de petit détail qu'on reconnaît les bobos qui savent recevoir.

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  4. Petit détail qui en vous a pas échappé ! Mais je crains que le bobo ne soit pas très friand de tables basses façon terroir : trop plouc. Lui, surtout quand il est "street-styler", il détourne les vestes de bleus de travail (et les paie 80€), sans jamais avoir rien fait d'autre de ses mains que ce que tout le monde sait...

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  5. Presque sans lien (quoique) : dans le film des frères Coen Burn After Reading (2008), le personnage de George Clooney travaille des dizaines d'heures sur une rocking-chair en la dotant d'un ustensile qui lui confère une toute autre fonction. Je n'en dis pas plus...

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    1. Tu fais bien ! Il y a peut-être des enfants qui lisent le CGB. Que dis-je, des enfants, des vierges !

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