28 février 2019

Les TIQIFA : apporter quelque chose

La ruée vers l'or.(1925)

Cette semaine, je vous propose d’inaugurer une nouvelle rubrique conçue pour compléter celle des "Gens qu’on déteste". Cette rubrique traitera des Trucs incompréhensibles qu’il faut abolir – Les TIQIFA

Je ne sais pas quand cela a commencé, mais je suis sûr que nos parents n’ont pas connu le phénomène. Voici : désormais, lorsqu’on est invité à dîner chez des amis, il semble de bon ton d’apporter « quelque chose ». Non pas seulement des fleurs, comme un usage bien ancien le commande, mais quelque chose qui se mange ou se boit, quelque chose qui viendra compléter le repas, pourtant censé nous être offert. C’est un TIQIFA, et voyons pourquoi c’est nul.



Mettons d’emblée de côté le cas des étudiants et autres crevards sociaux : le manque d’argent est évidemment une raison suffisante pour ne pas se sentir tenu par les usages les plus coûteux. Dans ce domaine comme en tant d’autres, les étudiants nagent dans une sorte d’improvisation permanente, à mi-chemin de l’enfance et de l’âge adulte. Ils font bien. D’ailleurs, les étudiants seraient prêts à tout pour sacrifier aux traditions bohèmes, les seules susceptibles de fournir des souvenirs un peu rigolos à des avenirs pharmaciens.

Quand on a quitté l’indigence et les mœurs estudiantines, quand on a la chance d’échapper à la glu des CDD et quand, enfin, on commence à gagner régulièrement un salaire, on se trouve donc en mesure d’inviter une ou deux paires d’amis à sa table. Je sais que les règles de l’hospitalité se modifient avec le temps, mais il faudrait en ce domaine qu’une révolution ait ravagé le globe pour que le verbe inviter soit devenu synonyme de faire payer. Et pourtant, nous en sommes là. En effet, l’invitation est (était) censée générer chez l’invité une dette, qu’une invitation réciproque seule pouvait éteindre. Inviter à son tour votre hôte permettait de rétablir un équilibre, étant entendu qu’entre gens normaux ne saurait perdurer trop longtemps un rapport inégal. Les repas entre amis fonctionnaient exactement comme le don, tel que Marcel Mauss en explicitait le mécanisme par cette formule : donner, recevoir, rendre. Cycle vertueux s’il en est. Quand les échanges s’effectuent à petite échelle, au sein de communautés soudées où chacun connaît personnellement celui avec qui il échange, le mécanisme du don revêt un caractère obligatoire : celui à qui vous avez donné devient, d’ailleurs, ce qu’on appelle votre obligé. Ceci vaut bien sûr, et en premier lieu, pour les repas que l’on s’offre entre amis.

Un pas est franchi lorsque la première invitation oblige l’invité à participer directement aux frais de l’invitation. Offrir un repas dont l’entrée, le dessert ou les vins sont directement à la charge de l’invité revient à les lui faire payer d’avance. Ainsi, sans cette participation, le repas ne peut avoir lieu ! En plus de son inélégance formelle, l’opération détourne le sens et les conséquences de l’ancienne formule. L’invité qui aura fourni en Cote-Rôtie le repas auquel il était « invité » pourra naturellement se sentir dégagé de l’obligation morale de rendre l’invitation : j’ai payé les vins, merde, et je me suis pas foutu de leur gueule ! Le cycle vertueux peut être brisé sans honte.

La Grande bouffe (1973)

Même quand on n’a pas conscience de ces mécanismes, on évite d’ailleurs de faire des cadeaux décourageant la réciprocité : à un pote, on n’offrira ni une voiture de luxe ni un cadeau sortant trop manifestement d’une certaine norme non-écrite. Un cadeau qui ne peut pas être « rendu » est une véritable humiliation. On n’invite pas chez Bocuse un couple d’amis dont l’une est caissière d’autoroute et l’autre pointe chez Fout-rien. De la même façon, il est extrêmement dangereux de prêter de l’argent à un ami si celui-ci n’est pas capable de le rendre. Il finira un jour ou l’autre par vous éviter et ne plus vous parler (je crois que c’est une des premières recommandations aux gros gagnants du Loto). Qu’on soit moderne-tolérant-cool ou pas, l’amitié ne peut pas survivre longtemps à une dette non réglée. Celui qui ne recouvre pas son argent est certes à plaindre, mais celui qui ne le rend pas aussi : sauf s’il est foncièrement malhonnête, c’est la honte attachée à celui qui ne paye pas ses dettes qui l’amène à ne plus pouvoir supporter votre regard. Qui pourrait être fier d’avoir escroqué quelqu’un qui a rendu un service ?

On me rétorquera qu’apporter « quelque chose » à un repas est une façon d’alléger la charge financière de l’hôte. C’est à la fois vrai et non souhaitable : inviter un ami, comme faire un cadeau, doit représenter un certain sacrifice, un certain coût. Quelle signification aurait un cadeau d’une valeur nulle (une boîte vide en carton, un stylo Bic sans son bouchon, une merde achetée chez Gifi) ? Et en termes symboliques, quelle valeur aurait un repas minable (ouvrir une boîte de raviolis Buitoni, décongeler un plat tout fait, dépiauter trois boîtes de sardines en y ajoutant une mayo en tube) offert à des gens censés être vos amis ? Non, il faut que le repas représente un coût certain (interdiction d’y faire allusion, évidemment !), soit par le prix des ingrédients, soit par le travail que leur préparation a nécessité.

L'homme qui tua Liberty Valance (1962)

Miracle de la langue française, celui qui invite et celui qui est invité portent le même nom : un hôte. L’hôte est celui qui invite, et celui qu’il reçoit s’appelle comme lui. Le cycle vertueux est traduit en mots. Jusque dans son nom, l’hôte qui donne est appelé à devenir, en retour, celui qui recevra. Traiter autrui comme soi-même trouve là, dans notre langue, sa plus radicale illustration.

16 commentaires:

  1. Vous avez absolument raison sur toute la ligne… sauf que vous partez de prémisses fausses ! « Apporter quelque chose » n'a jamais fait partie des bons usages, si ce n'est des fleurs à la maîtresse de maison (encore est-il préférable de les faire envoyer, soit avant la soirée, soit le lendemain). Venir avec son litron a toujours été un truc de ploucs (dont je fais partie, je vous rassure), qu'il n'est donc pas nécessaire d'abolir : il suffit d'arrêter d'être plouc ou de n'en plus fréquenter.

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    1. Il ne suffit pas de cesser de fréquenter des ploucs,hélas, car toute la société désormais s'est plouquifiée et cède à la folie que j'ai si subtilement dénoncée dans les lignes ci-dessus. C'est un coup à finir seul et abandonné de tous, Goux !

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    2. Mais JE SUIS seul et abandonné de tous !

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  2. "il faudrait en ce domaine qu’une révolution ait ravagé le globe pour que le verbe inviter soit devenu synonyme de faire payer."

    Par "globe", tu entends "la France", bien sûr. Parce qu'à l'autre bout de la planète, l'hôte japonais n'a aucun scrupule à "t'inviter" et à te demander 20€ en liquide à la fin de la soirée, même si tu as apporté des trucs.

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    1. Par globe, j'entends bien-sûr France. L'essentiel, quoi !
      Tout le reste, c'est peuplades et compagnie !

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  3. C'est ce que j'essaie de faire comprendre à Beboper depuis des années en ne lui apportant qu'une baguette ou du mauvais pinard, lorsque - et c'est rare, très rare - il daigne m'inviter chez lui.

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    1. Essayez avec une baguette rassise, ça finira bien par marcher. Et remplacez le vin par du Fernet-Branca.

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    2. Fernet-Branca, oui! Ou une Marie-Brisard, une boisson pour tatas!

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    3. Vous ne croyez pas si bien dire : jusqu'à un âge relativement avancé, Charles Trenet (que Dieu l'ait en Sa Sainte Garde !) se poivrait régulièrement la tronche à la Marie Brizard et au Cointreau !

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    4. J'ai fait ce texte à ton intention : n'osant pas te dire que ton vin picote (4 euros les trois litres, la qualité suit!), as-tu enfin compris qu'il ne faut rien apporter du tout quand j'invite ?

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    5. Tiens, mon commentaire sur Trenet et la Marie Brizard semble être passé à la trappe…

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  4. Ce soir un gars que j'ai déjà du recevoir 3 ou 4 fois me rend enfin la pareille. Ça loupe pas : il me demande le dessert, et à l'autre couple invité le vin ! Pas "du vin" mais "LE vin".
    Je tâcherai d'arriver un peu en avance : ils apprécieront sûrement un peu d'aide pour mettre le couvert...

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  5. C'est bien le genre de mésaventure qui donne envie de réutiliser de vieilles insultes (me demandes pas pourquoi, c'est comme ça). Ton pote, on a envie de le traiter de goujat, de malotru, de galapiat, de mal-poli ! Tu dois trouver le courage de lui envoyer un lien sur ce texte, ça lui apprendra !

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    1. J'ai demandé au pâtissier de le décorer avec une plaque en pâte d'amende disant : "24 euros"

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    2. Alors, comme je suis curieux ET naïf, je demande : c'est vrai, cette histoire de 24 euros ?

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  6. " Ne demande" ne prend pas de S, je sais mais j'ai été faible.

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