1 janvier 2019

Une année 2018 qui finit en beauté


Louis XVI : - C'est une révolte ?

Yassine Bellattar : - Non Sire, c'est du populisme !

L'autre jour, en pleine crise des gilets jaunes, le goître de Yassine Bellattar s'exprimait sur je-ne-sais-quel plateau télé. Alors qu'un journaliste feignait de s’étonner que la banlieue, elle pourtant si défavorisée, ne rejoigne pas le mouvement contre la précarité sociale des Gilets jaunes, Yassine s'efforçait d'en trouver les raisons. C’était que le racisme de la foule empêchait tout rapprochement. C’était que “nous ça fait 30 ans” - le “nous” désignant la France issue de l’immigration : 30 ans qu’on travaille, subit, endure, sans jamais se plaindre ni réclamer son reste... (autrement dit : "ces petites misères dont vous vous plaignez, nous on fait avec depuis toujours, chochottes !"). Si les quartiers populaires n'étaient pas de la partie, comment cela pouvait-il être une révolution populaire ? Et le joufflu de conclure : “ce n’est pas une révolution populaire, c’est une révolution populiste !

Le signe qui convainc définitivement que le mouvement des Gilets jaunes est significatif, c’est le déni qu’il inspire aux apôtres habituels de la subversion : agitateurs subventionnés, désireux de neuf, polémistes salariés, fanas de l'impertinence... Eux qui le reste du temps acceptent l’emploi du mot “révolution” pour le nouvel écran Samsung, l’aspirateur Dyson, la tendance au coworking ou les graffitis de Banksy, les voilà interdits face au grondement des foules et à l’orage de grenades qui tonne sous leurs fenêtres. “Ce n’est pas une révolution populaire, c’est une révolution populiste !”. “Les Gilets jaunes gâchent la fête du cinquantenaire de mai 68”, auraient pu titrer un Serge July, un Laurent Joffrin ou un Romain Goupil. Sophia Aram, humoriste irrévérencieuse d’Etat matricule 8071, rit jaune du haut de sa chronique radio, face au “vulgaire bout de tissu acrylique et fluo” et son terrible cortège “d'exactions, de violences, de haines, de propos antisémites, racistes, homophobes, et sexistes”.

Pas glop la Révolution des gilets jaunes ! Il est vrai qu'elle n’a rien d’orange comme celles dans lesquelles on peut parader en chemise blanche et que l’on regarde fleurir et dégénérer en guerre civile avec bienveillance, dans les autres pays. C’est une révolte sans logo, sans hashtag, sans collectif de youtubeurs. C’est un petit val qui mousse de rayons ! Côté images symboliques, on est servi. Face aux blindés floqués “Union Européenne” : des citoyens à genoux, mains sur la tête. Face à la République en marche resserrée : des drapeaux français, des hommages à la flamme du soldat, des minutes de silence... Face aux communicants journalistes et politiques et leurs éléments de langage : l’éloquent ras-le-bol d’hommes et de femmes exaspérés ; ils n’ont pas fait Science Po, ne passent pas par la case syndicats, ne feront pas de bons présidents de l’UNEF et ne toucheront pas 20 000 Frs. Définitivement pas “bankable”, les gars.

Devant ce spectacle, l’homme avec un minimum de sens historique est bien obligé, qu’il soit pour ou contre le mouvement, qu’il pâtisse des blocages coincé au rond-point ou qu’il flambe dans sa Porsche Cayenne avenue de Friedland – de ressentir le caractère exceptionnel du bouzin. Pour la première fois de l’ère post-moderne, le peuple dit merde à l’oligarchie. Le Bidochon pousse sa gueulante. Les dindons de la farce mondialiste, seuls à qui était encore refusé le précieux statut de victime remboursable, font leur entrée sur scène. Et c’est de France que c’est venu.


Majorité silencieuse 

De quel autre pays pouvait surgir le phénomène ? Quelle autre nation pouvait s’en prendre au nœud du problème aussi massivement, aussi précisément, et à la fois aussi instinctivement ? Quel autre peuple se devait d’enfoncer le premier coin dans les rouages du système ? A qui d’autre revenait l’honneur de siffler la fin de la Fin de l’Histoire ? Nos régions ont du talent. Les rouages s’en remettront sans doute, la victoire est à l’autre bout du fusil, mais peu importe : quelle que soit la façon dont se termine cette démascarade, elle a le mérite de sauver l’honneur. Il ne sera pas dit que nous nous soyons laissés dissoudre sans coup férir. C’est pas ce coup-ci qu’il y aura fanny sous le baby ! C'est peu mais c’est d’un certain réconfort à l’heure où chacun croyait l’Homo Consumerus devenu inerte, impassible, définitivement énucléé de sa capacité de réaction, entraîné à avaler toutes les couleuvres imaginables, de l’affaire Cahuzac au plug anal, de Benalla aux interdictions de fumer ici ou là, de BlackM aux scandales dont on n’a même plus mémoire...


Quelle que soit la façon dont elle se termine, cette démascarade a le mérite d’entériner les choses. La crise des Gilets jaunes, c’est la validation de Christophe Guilluy ; l’entrée sur le ring de la France périphérique. Une France qui n’était présente jusque-là dans le champ politique et médiatique que par les sobriquets inventifs mais maladroits avec lesquels on cherchait à mettre le doigt dessus : sans-dents, lèpre, fainéants, réfractaires, foule haineuse, France d'en-bas, ceux qui ne sont rien...

La crise des Gilets jaunes, c’est la réponse mécanique au Casse du siècle, le retour de flamme de l’élection à la hussarde, du passage en force de Macron the Kid. Et contrairement à ce qu’on a pu entendre, c’est un signe que la démocratie se porte à merveille : on sait à présent qu’il lui faut à peu près un an et demi pour revenir par la fenêtre quand on l’a jetée à la porte.

L’avait-on oubliée, cette France-là ? A-t-on péché par négligence ? Va-t-on, maintenant, la bichonner un peu plus ? Que non : à la lueur jaunâtre des événements, il apparaît une volonté tout à fait assumée des z’élus et des z’élites de faire sans elle, de ne la compter qu’en termes de foyer fiscal. Elle ne fait pas partie de NOTRE PROJEEEET. Plus encore : elle ne fait pas partie de ce que la République peut reconnaître comme "Peuple". “Ce n’est pas une révolution populaire, c’est une révolution populiste”... Populaire, pour Yassine Bellattar et ceux qui le prennent comme conseiller, est dorénavant une marque déposée dont certains ne doivent plus se prévaloir. Le terme est réservé aux “quartiers”, et par extension aux communautés dont les revendications sont compatibles avec l’idéologie d’Etat. Les autres, ceux qui sont populaires malgré tout mais ne cochent pas cette case, sont donc populistes : un pied dans les poubelles de l’Histoire, ils en ont l’odeur nauséabonde et doivent s’y tenir dociles, silencieux, invisibles, et si possible solvables.

Autre voix limpide dans le brouillard lacrymogène : celle de Yann Moix. “Ce que je n’aime pas chez les Gilets jaunes, c’est cette manie de se réclamer du Peuple comme s’il y avait une pureté chimique du peuple. Pour moi, l’élite fait partie du Peuple, les musulmans font partie du Peuple, les migrants font partie du Peuple, les juifs font partie du Peuple, et tous ceux qui n'aiment pas [les gilets jaunes] font partie du Peuple”. En bref : le monde entier fait partie du Peuple au même titre que le peuple lui-même, et même un peu plus, puisqu'à la fin de l’envoi, Yann Moix confie : “le peuple chimiquement pur me donne la nausée” - contrairement aux autres ? Tous égaux en somme, et certains plus que les autres.


"J’aime chaque enfant de la République, mais toi je sais pas pourquoi,
tu me donnes la nausée...
"

La crise des Gilets jaunes révèle non seulement l'existence de ce peuple à deux vitesses, mais surtout le fait que, si c'est pour vous une découverte, le pouvoir lui, l'a déjà parfaitement intégré. Il en a pris son parti et s’est organisé en conséquence. Le domaine du maintien de l’ordre en est l'exemple premier et évident : il existe deux doctrines diamétralement opposées qui s'appliquent en fonction du Peuple dont on parle. Dans un cas : vigilance, mansuétude, pas de faux-pas ! Laissez-faire, laissez-passer. Eviter le contact à tout prix. Zéro mort, zéro blessé. Zéro étincelle. Zéro embrasement. Dans l'autre cas : Shoot'em up ! Faites-vous plaisir ! Nouvelles armes à gogo, munitions illimitées, primes policières sur objectifs... Attention à la tête ! Technique offensive d’excitation et de harcèlement de la foule, pour la faire déborder. Ne vous attendez pas à ce qu'un Président vienne à l'hôpital au chevet de ceux qui ont perdu un oeil ou une main dans l'affaire. Comme dit Théo : "2018, anus horribilis" !

Pourquoi la banlieue ne revêt pas le gilet jaune ? Sans doute parce qu'en bénéficiaire des subsides de l'Etat, elle serait mal aisée de manifester aux côtés de ceux qui râlent de trop en payer ? Pourquoi les Gilets jaunes ont un arrière-goût de populisme ? Parce qu'ils sont en effet la France "de droite" : celle qui, en effet, est réfractaire : qui ne bouge pas parce qu'elle se trouve bien ici et entend y rester, entravant la progression des agités, leurs velléités de mouvement, de souplesse, leur empressement à "changer les mentalités"... Celle qui passe entre les gouttes du "ruissellement" : celui du socialisme pour pauvres autant que celui du socialisme pour riches. Celle qui n'a pas de revendications sexuelles, raciales, religieuses, qui ne demande pas grand chose, simplement qu'on lui foute la paix.

5 commentaires:

  1. "Et c’est de France que c’est venu. De quel autre pays pouvait surgir le phénomène ? Quelle autre nation pouvait s’en prendre au nœud du problème aussi massivement, aussi précisément, et à la fois aussi instinctivement ? Quel autre peuple se devait d’enfoncer le premier coin dans les rouages du système ?"

    A rapprocher de :

    Kojève écrivait en 1945 : «L’idéal politique “officiel” de la France et des Français est aujourd’hui encore celui de l’État-nation, de la “République une et indivisible”.» D’autre part, dans les profondeurs de son âme, le pays se rend compte de l’insuffisance de cet idéal, de l’anachronisme politique de l’idée strictement “nationale”. Certes, ce sentiment n’a pas encore atteint le niveau d’une idée claire et distincte : le pays ne peut pas, et ne veut pas encore le formuler ouvertement. D’ailleurs, en raison même de l’éclat hors pair de son passé national, il est particulièrement difficile pour la France de reconnaître clairement et d’accepter franchement le fait de la fin de la période “nationale” de l’Histoire et d’en tirer toutes les conséquences. Il est dur pour un pays qui a créé de toutes pièces l’armature idéologique du nationalisme et qui l’a exportée dans le monde entier, de reconnaître qu’il ne s’agit là désormais que d’une pièce à classer dans les archives historiques.»
     
    La question de l’État-nation et de son deuil forme le coeur de ce qu’il faut bien appeler, depuis plus d’un demi-siècle, le malaise français. On nomme poliment «alternance» cet atermoiement tétanisé, cette façon de passer pendulairement de gauche à droite, puis de droite à gauche comme la phase maniaque suit la phase dépressive et en prépare une autre, comme cohabitent en France la plus oratoire critique de l’individualisme et le cynisme le plus farouche, la plus grande générosité et la hantise des foules. Depuis 1945, ce malaise qui n’a eu l’air de se dissiper qu’à la faveur de mai 68 et de sa ferveur insurrectionnelle, n’a cessé de s’approfondir. L’ère des États, des nations et des républiques se referme; le pays qui leur a sacrifié tout ce qu’il contenait de vivace reste abasourdi. À la déflagration qu’a causée la simple phrase de Jospin « l’État ne peut pas tout », on devine celle que produira tôt ou tard la révélation qu’il ne peut plus rien. Ce sentiment d’avoir été floué ne cesse de grandir et de se gangrener. Il fonde la rage latente qui monte à tout propos. Le deuil qui n’a pas été fait de l’ère des nations est la clef de l’anachronisme français, et des possibilités révolutionnaires qu’il tient en réserve.


    L'Insurrection qui vient, pp. 73-75

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  2. C'est L'insurrection qui vient de Coupat qui cite kKojève, c'est ça ?

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  3. Oui cela dit Kojève c'est juste le premier paragraphe.

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  4. Kojève et Coupat, c'est super si on croit que l'Histoire a un sens défini, et que nous allons le suivre nécessairement. Dans ce cas, le mot d'anachronisme a un sens, image inversée du Progrès.
    Sinon, c'est juste des mots mis les uns à côté des autres, qui sonnent joliment, mais dont la valeur prophétique est réduite à zéro.

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  5. Encore une fois Kojève c'est juste deux lignes dans le premier paragraphe. Un guillemet se balade en fin de premier paragraphe mais passée la courte citation du début c'est bien Coupat qui parle.

    Si j'ai cité cet extrait, c'est pour sa conclusion : "Le deuil qui n’a pas été fait de l’ère des nations est la clef de l’anachronisme français, et des possibilités révolutionnaires qu’il tient en réserve."

    L'histoire n'a pas de sens prédéterminé, mais il y a des enchaînements historiques qui sont inéluctables. Les cités grecques, l'Empire romain, les royaumes féodaux, tout cela est né, s'est développé, a mûri, puis a décliné avant de disparaitre. Il n'y a pas de raison pour que l'État-nation moderne fasse exception à la vanité des créations humaines.

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