27 janvier 2019

Michel Legrand s'arrête.


Une fois, j’ai vu Michel Legrand dans la petite église d’un bled de Saône-et-Loire, où il donnait un concert seul au piano. En arrivant, m’étant garé le long d’un chemin, je m’assurai auprès d’un vieux type que ma voiture ne gênait pas. Il me répondit en roulant les R, à la mode locale. Un vrai de vrai, un survivant.

L’église était bondée comme au temps des grandes ferveurs religieuses. Des chaises partout, jusqu’à un mètre cinquante du piano.
Legrand devait avoir quelque chose comme 80 ans ; il joua et chanta pendant plus de deux heures et ne s’arrêta que sur intervention de l’organisateur : il était parti pour jouer toute la nuit. Il ne tenait littéralement pas en place, se levant de son tabouret, jouant à moitié debout, s’esclaffant à la fin de certaines parties, quand il avait réussi un truc plus risqué que les autres. J’ai rarement ressenti autant d’enthousiasme enfantin chez un être humain : jouer, jouer, jouer ! Blasé, Legrand, c’est une chose impossible à imaginer.

Le mec avait reçu je ne sais pas combien d’Oscars, il avait travaillé avec des pointures de tout premier niveau, il connaissait Miles Davis, faisait la bise à Bill Evans et tapait sur le bide de Duke Ellington. Et pourtant, ce soir-là, les applaudissements d’une bande de ploucs lui filaient les larmes aux yeux. Des types l’appelaient, lui disaient qu’il devait prendre la route en vue du concert du lendemain, au diable vauvert. Lui, il s’excusait de devoir partir, il serrait les mains des inconnus, il embrassait des vieilles. Il n’y avait pas que des musiciens dans le public, et pas forcément des spécialistes du jazz, mais tout le monde ce soir-là a reçu un traitement à base d’enthousiasme et de sincérité qui ne peut pas s’oublier. Enthousiasme et sincérité appuyés, bien sûr, sur une technique sans défaut, sur un métier su. Être enthousiaste, étymologiquement parlant, c’est avoir Dieu en soi. Un allié de poids quand on veut extraire du cœur d’un Français d’aujourd’hui, un peu de la joie qu’il contient.

Un drink fut servi dans des verres en plastic blanc. Ça changeait d’Hollywood. Michel Legrand trempa les lèvres et serra des centaines de louches. Moi, je le regardais à mi-distance, quand la foule ne l’entourait pas trop. Nos regards se croisèrent une fois, deux fois. Je n’aurais pas su quoi lui dire, alors, je me suis incliné. Il m’a regardé, a marqué un temps, le silence soudain s’est fait. Et, lentement, il s’est incliné à son tour, façon révérence, avec la main sur le cœur, face à nous autres.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu Michel Legrand donner des leçons au genre humain, lui dire ce qu’il faut penser, ce qu’il faut faire pour régler les problèmes qui l’accablent depuis trois mille ans. Sa morale semblait se résumer à quelques principes positifs : le bien est supérieur au mal, l’amour vaut mieux que la haine, et la musique ne doit jamais cesser. L’idéaliste parfait, du seul modèle supportable : qui ne la ramène pas. Ses musiques et ses chansons ne comportent d’ailleurs que deux ingrédients principaux, ne traitent que de deux thèmes : la joie et l’amour (et la mélancolie qui va avec). C’est tellement démodé qu’on a presque honte d’y demeurer sensible.

Pour rester dans le démodé et illustrer ce petit hommage, j’ai pensé qu’un standard de Glenn Miller fonctionnerait tout aussi bien qu’un big band dirigé par Legrand lui-même. Ici, la perfection du genre est atteinte, et l’esprit du jazz d’alors ruisselle à gros bouillons ! Profitons en passant du timbre irréel des Modernaires, chanteurs joufflus au look d’experts-comptables, accompagnés par la délicieuse Paula Kelly, la seule de la bande à conserver un peu de virilité dans la voix… Et terminons avec les folies acrobatiques des impayables Nicholas Brothers, légers, bondissants et qui eussent été parfaitement à leur place à l’enterrement d’un optimiste aussi incurable.

21 commentaires:

  1. Et au fait : sais-tu que Legrand fit la musique de Breezy?

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    1. J'avais oublié. Du coup, je vais me le repasser ce soir, tiens.

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  2. Merci beaucoup.
    Super texte, super hommage.
    (Depuis un an, on me fait regarder des films avec des musiques de Michel Legrand).

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    1. Merci. (Doit-on comprendre que tu es obligé, qu'on te force à cet exercice contre ton gré ? Es-tu détenu quelque part ? Les droits de l'homme sont-ils respectés ? Doit-on alerter jacques Toubon ?)

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    2. A mon avis, c'est un coup de sa femme. Love story. Les parapluies de cherbourg, tout ça... Y a pire.

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    3. Pire que Les Parapluies de Cherbourg ? Là, franchement, je ne vois pas…

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    4. Rhhôôô... Vous, en dehors de Beyoncé...

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    5. L'hypothèse était bonne. Mon amoureuse fut bercée à Peau d'Anne.
      Les Parapluies de Cherbourg, c'est pas si mal.
      Toutefois, Les Demoiselles de Rochefort, c'était plus long.

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    6. Bref, je reste libre.
      En plus elle m'emmène souvent au cinéma.

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  3. "On l'appelle Oum le dauphiiiiiiiinnnnnnnn
    Dans son royaume aquatiiiiiiiiiiique "

    Michel utilisait presque toujours la même astuce de compo : allonger la dernière syllabe du bout de phrase, pendant 2 ou 4 temps. Une fois qu'on a identifié le truc, on le repère à chaque fois, et ça rend l'écoute pénible.
    Chez Georges Delerue, Michel Magne ou Michel Colombier ça n'arrive pas.
    Legrand était peut-être authentiquement sympa et humble, mais son oeuvre me laisse froid.
    En outre, il était atteint du syndrome "'faut qu'ça continue" (aussi appelé "syndrome Michel Drücker").
    Sortir des disques à 85 berges, franchement...

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    1. Evidemment d'accord avec toi sur le syndrome du géronte. En revanche, l'astuce de compo, comme tu la nommes, et que je vois plus comme un tic d'interprète, tu la retrouveras chez tous les musiciens, plus ou moins visible, plus ou moins fréquente aussi. Chacun a sa petite lubie, sa petite façon personnelle, sa signature involontaire; son style. Je comprends que ça énerve, une fois qu'on l'a repérée, parce qu'on a l'impression que le type ne fait que ça. Mais justement, il ne fait pas que ça et, dans le cas de Legrand, il y a une qualité mélodique que je trouve bien plus évidente que son tic. Ceci dit, mon admiration pour Legrand tient beaucoup à sa façon d'être, son lyrisme qui ne recule devant rien, son côté too much.

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  4. "La pluiiiiiiiiie", "Oh Toulouuuuuuuuuse", Nougaro usait et abusait lui aussi de ce même gimmick.
    Et pourtant, c'est moins agaçant chez lui.
    Mais je sais que le jazz est une musique compliquée, complexe et subtile, et tu as raison: il faut rendre hommage à ceux qui parviennent à le rendre abordable et explicite aux gens dont les oreilles n'ont pas forcément été formées à ce genre.

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    1. Tu prends La chanson des jumelles (Demoiselles de Rochefort), tu vires Catherine Deneuve et sa soeur, à leur place, tu fais chanter ça par Peggy Lee ou Ella Fitzgerald, ou tu en fais une version instrumentale avec Joe Pass à la gratte, Lennie Tristano au piano, NHOP à la contrebasse et n'importe qui à la batterie, mais bordel de merde, tu as un standard intergalactique !

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    2. Houlà, 'tention! De la même manière que Travolta ne chante pas dans Grease, il est possible que Deneuve ne chante pas dans les demoiselles de Rochefort... Mais ceci dit, tu as raison.

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    3. Beboper, ce que tu imagines, ça existe !
      Tu es producteur de série TV, tu as déjà créé "Mission Impossible", et tu re-demandes à Lalo Schifrin de te faire le générique d'un nouveau projet . Il te répond OK, et te propose ça : https://www.youtube.com/watch?v=-r-L69M7rfU

      Tu réponds : "ne touche plus à rien, je le prends tel quel"

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    4. J'avais oublié la qualité de ce générique. Merci!

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    5. Dude, t'es dans le mille ! C'est pas les standards qui manquent...(Je regardais ça quand j'étais môme, mais je jure que je ne me souviens de rien d'autre que la musique. Le personnage, les intrigues, les poursuites en bagnoles, les gonzesses : aucun souvenir! )

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  5. Bel hommage. Mais juste un détail : oui, Michel Legrand était fou de musique, pour autant je ne crois pas qu'il considérait que "la musique ne devait jamais cesser". La preuve en est dans le seul film qu'il a réalisé, Cinq jours en juin. Le film est très autobiographique, il raconte 5 jours au début de juin 1944, au moment même de la libération, qui fut aussi pour lui le moment où il passe et réussit le concours du conservatoire. Or, dans ce film, il n'y a jamais de musique d'accompagnement. C'est seulement quand le personnage joue du piano, et à la fin, quand il croise des soldats US qui jouent du jazz, que l'on entend de la musique. Pour Legrand comme pour d'autres musiciens exigeants, la musique trouve son sens par rapport au bruit, et surtout par rapport au silence de la vie.

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