25 janvier 2019

Le sentimentalisme coercitif

Ce que l’on a longtemps qualifié de “bons sentiments" et décrié comme tel ne peut plus vraiment être appelé ainsi tant ces sentiments, aujourd'hui, s'expriment en des termes essentiellement âcres et vindicatifs. Les sentimentalistes d’hier, les gentils et naïfs d’autrefois, sont devenus pour beaucoup d’entre eux des roquets inquisiteurs à la verve menaçante.


"Non à la Haiiiine !"

Me voilà l’autre jour en groupe de travail, à chercher ensemble, dans une logique purement “participative" comme on dit, des noms pour les salles de réunion d’un futur bâtiment - étant entendu qu’une salle de réunion ne peut décemment pas s'appeler "salle de réunion" pour des raisons évidentes de créativité. Le thème imposé : "des noms de personnalités impertinentes et élégantes".

Chacun soumet ses idées comme elles viennent tandis qu’un autre les note, debout à côté d’un paperboard. Premier amusement de l'exercice : constater combien l'impertinence est devenue conforme ; elle marche à peu près avec tous les noms de célébrités actuelles. Marlène Schiappa est impertinente, Xavier Dolan est impertinent, Charline Vanhoenacker est impertinente, Samir Nasri est impertinent, Thierry Ardisson aussi, la Miss Météo de même, Bénabar peut très bien être impertinent quand il veut, etc. Impossible ou presque de refuser le qualificatif à qui que ce soit de moderne.

- Tu l'as vue, dis, l'impertinence de mon noeud de cravate ?

La réunion commence. Les noms ne tardent pas à fuser : "Boris Vian !" (on note). "Romain Gary !" (on note). “Ah bien sûr il n’y a que des hommes !” interrompt une femme alors qu'on n'avait pas fini d’inscrire les deux premiers noms au tableau. Dès lors, la chasse est ouverte : l’assemblée ne pense plus ni impertinence ni élégance ni même salle de réunion, mais énumère des femmes célèbres comme pour se prouver qu’elle peut y arriver :

"Camille Claudel ! Agnès Varda ! Simone de Beauvoir ! Simone Veil ! Marguerite Duras ! Michèle Obama !
Moi : “Elle était impertinente Marguerite Duras ?
L’autre : “Ben je sais pas mais...
- “...mais on s'en fout !". C'est ça ? Et elle était "élégante", Marguerite Duras ?"

Tu n'en as pas la moindre idée non plus, hein...



En moins de deux minutes, nous voilà embourbés dans la médiocrité la plus plate. Le meneur de réunion, qui essayait jusque-là de maintenir un semblant d'exigence, cache son désespoir : on enfile les perles l'une après l'autre

- "Et bien, il n'y a pas beaucoup de personnes de couleur dans cette liste !"

Quelqu'un propose Rosa Parks. Mot compte double. Bonne idée mais il faudra songer aussi à en embaucher un, de Noir, sinon on aura l'air malin, dix Blancs à brainstormer en salle "Rosa Parks" ! Voyant la tournure que prennent les choses, j'essaie de ramer en sens inverse : "Jean Rochefort ! Fabrice Lucchini ! Catherine Ringer, tiens ! C'est une femme, Catherine Ringer ! HITLER ! IL ÉTAIT ELEGANT HITLER, NON ?

Dans l'assistance, une femme (je devrais dire un insecte : 40 kilos, blanche comme un cachet, aucunes formes, pue le mal dans sa peau à 3 km...) n'arrête pas de proposer des noms totalement inconnus. "Annie Ernaux !” puis une autre, illustre anonyme...

C'est qui ? 
- Ben si, c'est une autrice..."

Une autruche tu veux dire, BOUGRE DE MERDE ! Quelqu'un allume Wikipédia pour savoir qui c'est, elle lit en diagonale des bouts de biographie : "Ah elle est un peu borderline ton impertinente là..." J'entends les mots "controverse", "Indigènes de la République", "contre l’Etat d’Israël"... C'est bien ça, Cocotte, ça m'a l'air d'un nom tout à fait approprié pour une salle de réunion !

Les échanges continuent encore un peu mais l’animateur a rebouché son feutre Véléda. Il pleure de l’intérieur. Une fois dehors, je m’avise de la tournure absolument navrante et niaise qu’a pris cette tempête de cerveaux en fumant une cigarette sur le trottoir mouillé par la pluie. Tout s'est enchaîné automatiquement et très vite. Une vraie débâcle intellectuelle. Des femmes on est passé aux Noirs, il ne fait aucun doute qu’en laissant la réunion durer on serait mécaniquement arrivé aux homosexuels impertinents et élégants, puis aux handicapés impertinents et élégants quoique le prestige de cette cible se soit considérablement réduit depuis les années 90, cédant des parts de marché aux nouvelles minorités.

La teneur des propos avait été niaise, pourtant je ne pouvais pas dire que les gens eux-mêmes avaient été niais. Ils ne m'avaient pas inspiré l’envie de leur tapoter bravement sur la tête comme l’aurait fait un gentil abreuvé de bons sentiments, proférant les mêmes bêtises confondantes. Le fond avait été niais mais le ton agressif. Vindicatif. Judiciaire. Ça ne rigolait pas. Je m’étais senti en danger social à persévérer dans l’énumération des noms élégants et impertinents qui me venaient en tête, alors que manifestement l’assemblée était passée à tout autre chose : le sauvetage de l’honneur des femmes, le rééquilibre de la diversité...

Une chose similaire m'était arrivée quelques années plus tôt lors d’une conversation de table avec une personne de la même engeance. Le débat portait sur le fait, forcément déplorable, que les femmes aient eu si peu voix au chapitre de l'Histoire, de l’Art, de la Science... C’était, à n’en point douter, la patriarchie qui de tous temps les en avaient écartées, pas autre chose. Et pourtant, pensais-je, il y avait tout de même eu ces dames que l’on avait collées à une fenêtre durant les siècles du Moyen âge, avec une mandoline ou des poèmes dans les mains, et qui pas davantage n'avaient donné de lead guitarist à Pink Floyd, ni de Lautréamont. Pourtant il y avait eu ces femmes engeôlées à vie dans la cuisine, mais qui n'étaient jamais devenues Madame  Loiseau, Madame Ducasse, Madame Bocuse... Il y avait bien la mère Poulard mais elle ne s'était tout de même pas beaucoup cassée, avec son omelette. J’avançai alors à la tablée l’hypothèse formulée par Schopenhauer dans Esthétique et métaphysique : la femme pouvant naturellement enfanter, elle ne produit pas d’oeuvre ; la chose étant impossible à l’homme, il investit cet instinct dans l'immaculée conception de quelque chose de transcendant. Ce faisant, je ne me sentais pas provocateur : l’explication n’a aucune portée scientifique, elle est plutôt soft voire drôle, en tout cas peu sérieuse... mais je vis mon interlocuteur perdre son visage. Je venais de l’estomaquer, il avait besoin d’air et désirait vomir.   

Les niais n'ont plus rien de sympathique ni d'amusant. La pulsion les gagne, petit à petit, de porter plainte, de vous envoyer en tôle, un jour, définitivement. Tout à l’heure devant le paperboard, l'heure avait été grave. Jamais nom de salle de réunion n’avait pris pareille importance, n'était devenu bataille décisive pour l’émancipation des femmes et des esclaves. Il n'y aurait eu, à ce moment, nulle place pour la légèreté ni pour la plaisanterie. Il n’aurait pas été question, par exemple, d'ironiser sur le fait que si "l'élégance impertinente" amène plus naturellement à des personnages masculins que féminins, c'est pour la raison simple qu'il y a très peu de Grandes Femmes, impertinentes ou pas.

A part Marie Curie bien sûr.

9 commentaires:

  1. A ce stade, faut changer de boulot.

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  2. Le tabac est prohibé dans les salles de réunion ! Va falloir vous le répéter combien de fois, bordel ?

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  3. Marie Curie est vraiment la femme providentielle ! Elle synthétise tout ce que la plupart des femmes n'ont jamais été. Chez les hommes, il y a des figures dans chaque catégorie : Mozart est LE musico, Michelange LE architecte/sculpteur, Shakespeare Le dramaturge, Titien LE peintre, etc. Chez les femmes, t'as Marie curie qui est LA scientifique, LA femme déterminée, LA mère courage, LA poétesse, LA femme élégante et impertinente, etc. Les femmes doivent tout à la Pologne.

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  4. Quitte à être totalement provocateur : Thérèse de Lisieux, Hildegarde von Bingen, Thérèse d'Avila, catherine de Sienne. Cela aurait de la gueule, non? Et puis une autre en l'honneur de mon maître, Torquemada.

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  5. Réponses
    1. Elisabeth Lévy, Marion Maréchal, Eugénie Bastié, Chantal Delsol

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  6. Plus je la vois, plus je me dis qu'il faut faire quelque chose avec l'hystérique de la photo. Un drapeau ? Un T-Shirt ? Un mur peint ?

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  7. On euthanasie bien les chiens enragés alors les chiennes... Bon ok, je sors

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