22 novembre 2018

Gueules cassées et gueules qui devraient l'être

Dans cette ville, la commémoration du centenaire de 1918 est sans chichis. Sur une place, disposés de façon irrégulière comme des badauds plantés là, une dizaine de panneaux font le pied de grue. Chacun affiche une grande photo d’un mobilisé natif d'ici : son nom, son adresse d'habitation, son affectation pendant la guerre, sa date de mort et sa photo.

- C'est qui ça, Mamie ?
- C'est ton grand-père quand il était jeune

L’exposition est simple, touchante sans qu’aucun artifice publicitaire ou dramatique soit nécessaire pour émouvoir davantage. Blaze. Photo. Etat civil. Je circule entre eux, il y a de tout : des jeunes, des vieux, officiers ou pas, morts à la guerre ou plus tard dans leur pieu... Des vilains ou des beaux garçons, des faux derch ou des cocus, des gros tarins ou de fines mines de pédéraste... mais entre tous un point commun : tous, absolument tous, affichent une égale dignité, quelle que soit la mimine, l'histoire de vie, l'origine sociale... Tous sont dignes sur la photo.

Oh rien d'extraordinaire : ce n’est là que la dignité commune que l’on trouvait, mise sous verre, sur n’importe quel buffet de n’importe quelle grand-mère dans mon enfance. Le Lucien, le Maurice, immortalisés pour toujours dans leur cadre photo, revêtus de leur uniforme de service militaire, de leur costume de mariage, de leur tenue de polytechnicien... Ce n’est que la dignité naturelle qui nimbe le visage humain lorsqu’il n’est pas hilare, grimaçant, chiffonné par un sourire excessif... lorsque l'homme se tient droit et vous regarde dans les yeux.


Si cette dignité des visages est frappante, en ce froid matin commémoratif, c’est uniquement parce que l'on s'est mis à songer, avec une soudaine sidération, à ce que serait cette même exposition dans 100 ans, s'il fallait célébrer la fin d’une guerre qui aurait lieu, tiens, maintenant ! De quelle matière photographique disposeraient les archivistes municipaux, s’ils devaient rendre hommage à la bleusaille contemporaine tombée au champ d’honneur ? Ma foi ils seraient bien obligés de faire avec ce qu'ils ont sous la main !

- C'est qui ça, Mamie ?
- C'est ton grand-père quand il était jeune

Imaginez le tableau : ce que Macron craignait arrive, il avait bel et bien raison ! Les populismes gagnent l’Europe. La France, pour sauver ce beau projet de paix, se voit dans l'obligation de déclarer la guerre aux deux derniers pays qui n’ont pas encore quitté l’UE et menacent de le faire ! Benalla est Ministre des Armées, le conflit est sanglant. Des millions périssent. Génération sacrifiée.

Cent ans après, la ville honore ses combattants :

Kendall Chenisot - Né en 2001 - Assistant manager chez Burger King - Mort à la bataille de Brétigny le 3 juin 2022... + photo du gamin prise par lui-même : torse nu, chaîne de clébard autour du cou, casquette Ünkut rabattue sur les yeux.

Silvann Dalonzier - Né en 2004 - Social media manager chez M6 - Mort le 3 juin 2065. Portrait de lui hilare, toutes dents dehors, barbichette dégueulasse, lunettes de soleil fantaisie, brandissant un Mojito lors d'une soirée, pressant sa joue contre celle d'une poufiasse.

Kevin Tissot - Né en 1998 - Coordinateur tri sélectif en établissement public territorial. Photo de vacances, masque de plongée sur le museau et tuba dans le sourire. Sur son cul, écrit en grosses lettres en relief : "RIP CURL". Il aimait nager avec les dauphins, il est mort noyé dans un sous-marin le 12 avril 2024. La Tri-pa reconnaissante.

Jérémy Lafeuille - Né en 2002 (la famille a fait rétablir sur l'affiche le “y”, que la Mairie avait orthographié par erreur "Jérémie"). Photo d’une crevette à T-shirt échancré qui fait un cœur avec les doigts. Un tatouage-proverbe le long de l'avant-bras dit, en lettres entrelacées : “Life is Nothing Without Music”.

Mattéo Guillain - Né en 2003. Aucune ascendance italienne mais ses parents étaient des trous du cul. Artilleur, mort le 7 septembre 2023 lors du siège de Lons-le-Saulnier. Photo du bougre avec moustache de hipster, un filtre Snapchat lui fait une tête de chaton et un arc-en-ciel lui sort de la bouche. Comment pouvait-il savoir que cette image serait celle qui, 100 ans plus tard, serait conservée de lui ?

Anne-Sophie Al Zaraoui - Née en 2006 - Webmaster chez BeurFM. Morte dans les bombardements du Mirail. Foulard bon marché, jogging, Nike Air Jordan... Elle souriait à la vie, et faisait un doigt d'honneur à l'objectif - photo prise depuis les tribunes du Stade de France, avec les joues bleu blanc rouge.

Ethan Maillard - Né en 2002 - Brand Manager chez Kiabi. Photo d'un être transpirant et ravi à l’issue d’une séance de squash. Il tire la langue pour montrer son piercing. Mort en héros, il traversa les lignes ennemies pour ramasser son i-Phone qui était tombé de sa poche, une rafale le faucha.

Sylver Gelskirchen, né Sylvie - Incorporé aux Troupes Blindées Intersexuelles dès 2027, il participa à la campagne victorieuse contre l'homophobie, sur le front russe. Sa photo date de ses études et le montre léchant un godmiché perché sur un échafaudage. Mais il ne veut pas qu'on le résume à ça. Triple médaillé de la Légion d'Honneur en 2072, 2073 et 2074.

- C'est qui ça, Mamie ?
- ... Oh rien, c'est... c'est personne.

Voilà à quoi ressemblerait une galerie à la mémoire des Hommes en 2118. Une foire. Un cirque. Un panégyrique de la laideur du genre humain, dont les parents des Kendall, des Silvann, des Jérémy, ont ouvert le couvercle, et que ceux-là déclinent à l'infini en en repoussant toujours plus loin les limites.

On retient d’une civilisation sa représentation d’elle-même : les Egyptiens sont à jamais dans notre esprit des personnages découpés de profil, tenant des postures bizarres et figées ; les Hommes qui vécurent à l’âge de la pellicule en noir et blanc sont condamnés à rester dans nos mémoires comme les êtres d’un monde privé de couleur, n'ayant jamais connu le ciel bleu ; quant à nous, nous serons peut-être résumés à ces images d’hystérie grotesque, de vulgarité débridée, pleines de grimaces faciales et gestuelles, de rires endiablés : résumés à une civilisation sans une once de noblesse, de réserve ou de dubitation.

7 commentaires:

  1. Excellent ! Le Jérémie réorthographié Jérémy : pas à dire, on sent l'acuité douloureuse du regard ; la tranche de vécu bien purulente.

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    1. C'est en effet du vécu. Un collègue qui s'était fortement vexé que je lui écrive "Bonjour Jérémie" et qui m'avait repris comme un aristo à qui on retire sa particule. Je ne pensais pourtant pas à mal, je croyais simplement qu'il était Français !

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    2. J'au eu le même genre de mécomptes avec un "Cyril", que j'avais eu la malencontreuse idée (mais où allais-je chercher une idée pareille ?) d'appeler, par écrit, Cyrille.

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    4. Pour rester dans le vécu et prouver que je ne suis pas sectaire, j'ai récemment laissé entrer chez moi un "Dann", 7 ans. Dann. Pas Daniel ni Danny ni Dan, mais "Dann". Je ne sais pas quel jour du calendrier on va fêter ça. Dann.

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  2. on dirait que vous avez oublié aziz, moktar et babacar , non?

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  3. Texte renversant!

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