4 novembre 2018

Anatomie de mes pairs




« More of your conversation would infect my brain »

- Corolianus


« Moi j’aime cette ville tu vois, ici on est au centre de l’Europe plurielle, c'est super… » déclare ma collègue ce matin, au détour impromptu d’un soliloque sur les meilleures néo-cantines tendances de Bruxelles, et cette phrase, quoiqu’apparemment sans lien avec le thème général de la conversation qu’elle tient ce matin avec ses collègues (c’est-à-dire avec personne), suffit à me faire plonger le nez vers mon ordinateur, dans une tentative désespérée pour étouffer la soudaine attaque de névralgie dont je suis victime.

Une Europe plurielle, proclamée de grand lundi matin ! une Europe plurielle (pas plurielle d’Alsaciens et de Moraves, entend bien), c’est l’évidence pour ma toute bourgeoise collègue experte en bars à cocktails néo-urbains et néo-cantines éthiopiennes pour brunch dominical à quarante boulons l’assiette ; bien sapée ma collègue, coiffée, boucles d’oreilles nacrées et chaussures ballerines à talon plat, on sent la bonne éducation, les leçons de piano, enfin tout du moins la possibilité d’un instrument de musique, un poney peut-être, des après-midi au manège, une grande maison bruxelloise, des hauts plafonds, des livres, peu lus mais enfin présents, les classiques, les chefs d’œuvre, les fleurons d’une culture européenne bien secouée, vivante et croisée certes mais pour le coup pas du tout « plurielle », pas du tout métissée au sens où l’imbécillité commune l’entend.

« Une Europe plurielle », voilà ce que annonce doctement ma collègue, ce matin, à la cantonade (toute conversation de machine à café est une opération de relations publiques), à qui veut bien l’entendre, aux convaincus et aux indifférents (et à un gros rageux clandestinement brûlant de haine, crispé comme un extravagant sur l’écran de son ordinateur). Le métissage ! réclamé et attendu comme un viol collectif consentant par ma blanche bourgeoise collègue, toute rose Sainte-Geneviève souriante à pénétrations hunniques, ma toute rose et absolument pas métissée collègue, si rose, si adorablement porceline qu’en comparaison je fais figure de sombre siculo-slave – dans son arbre généalogique, que des Flamands sans doute, quelques grands bourgeois français peut-être, en tout cas rien au sud de la Loire, pas grand-chose à l’est du Rhin, bref une souche extraordinairement celto-germanique, pas le moindre soupçon d’extranéité. Son mari, qu’il m’a été donné d’apercevoir lors d’un sinistre after-work aux limites de la folie nerveuse (les Partners se déhanchaient en chemise blanche et déboutonnée – on reprenait en chœur des « tubes » – les lumières mauves me vrillaient les yeux dans ce bar karaoké vestibule de l’enfer), son mari, donc, aussi blanc et lisse qu’elle, et leurs enfants des parangons de nitescence et d’aveuglante blondeur – mais baste ! il faut pluraliser !


Les autres ! Pas eux ! Il n’y a rien à métisser chez mes collègues : il n’y a plus ni sang ni souche ni ancêtres flamands courbés à gratter la terre pendant des générations : ils sont sortis tout abstraits de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. C’est leur mythe fondateur, 1948 ! La Déclaration universelle des droits de l’Homme ! Les Nations-Unies ! Paris ! New-York ! Les Lumières !

Pas 1789 !... 1789 c’est trop vieux, trop lointain, trop louche, trop sanglant enfin, « guillotine est fille de guichet »  – désagréable impression que si c’était à refaire ils pourraient bien y passer, au guichet, et pas dans les derniers –  et puis il y a encore eu trop d’anicroches, d’aller-retours, de Napoléons glabres et barbus, d’affaires Dreyfus, d’heures les plus sombres, de dangereux accès de moustachisme… Tandis que depuis 1948... c’est lisse, propre, un triomphe calme et radieux, le progrès en marche, tous nuages dissipés, New-York éclairant le monde, fanal de grandeur. 

Pour ma collègue, pour mes pairs, pour tous les éduqués du Proche-Occident (et Dieu sait qu’ils sont nombreux, à peupler les vestibules, ça fourmille beaucoup trop, innombrables stagiaires de tout âge à trottiner l’air affairé dans d’infinis hideux et cyclopéens bâtiments « européens » se dressant comme des verrues mutilantes sur l’horizon bruxellois. Il y a beaucoup trop de larbins, d’assistants parlementaires, de lobbyistes, d’avocats, de fonctionnaires, de candidats à concours, doctorants, gitons, crapules, venus de toutes les provinces de l’empire, tous jacassant comme des marionnettes le même bavardage d’inepties dans leur anglais boiteux au cours des mêmes after-works identiques sur la Place du Luxembourg devenue carnage à pubs irlandais), pour mes pairs, donc, 1945-1948 c’est l’évènement fondateur, le totem à sauvegarder, l’acte de naissance d’une Europe purgée à fond, désormais bien abstraite et juridifiée, l’Histoire de l’humanité nettement coupée entre un avant et un après, tout ce qui précède 1945 étant renvoyé dans un brouillard mémoriel sanglant et obscur, une longue nuit ou tout s’entrégorge et s’entremêle, une fange d’holocauste et d’inquisition, de croisades et de colonisation, papes, nazis, dictatures, crimes, superstitions diverses et variées. Tandis qu’à partir de 1945-1948… c’est le triomphe onctueux du marché, des droits et des libertés, unanime, universel, partout de par le vaste monde ! (Les Chinois et autres organisateurs de famine sont excusés – c’est l’intention qui compte). 1945 ! 1948 ! Le fanal du progrès ! Le palais de cristal !

Naturellement  – et je m’excuse de devoir évoquer à présent un sujet qui fâche – pour ma collègue à brunch hebdomadaire, pour mes collègues, enfin pour tous mes pairs, les récents développements à l’œuvre dans le monde européen sont plutôt dépitants, pas bien bandants : l’élection de Trump, les Britons épais et bovins qui votent contraire, les Saxons qui se rebiffent, les Italiens qui vitupèrent, les Gaulois qui s’agitent, même les Brésiliens aimables demi-demeurés à carioca et carnaval… partout l’incendie ! partout les contrefeux allumés par les prolos qui se contrefoutent de 1948, de « plus jamais ça », de l’Europe plurielle à restaurants abyssins et néo-mojitos sur rooftop d’altitude toisant bas de la ville ravagé !

L’actualité des temps présents, pour mes pairs ? Un émétique vitriolé, une lampée d’égout à avaler chaque matin avec le journal, un haut le cœur de fétidité, hoquets sur twitter, rendus sur facebook ! ils n’en peuvent plus, tout s’écroule, tout s’effondre, le palais de cristal par pans entiers, ça lâche de partout : le mois dernier encore ce sont nos chers et fidèles Suédois, sociaux-démocrates ataviques, bien dévoués cocus à migrants, castrés de tout viking, lyophilisés de protestantisme, qui ruent dans les brancards : terrible migraine ! Je n’invente rien, je n’exagère rien, chaque lendemain d’élection, où que ce soit en Europe, je retrouve mes collègues – mes pairs des citadelles à lobbying – défaits, hagards, le moral dans les chaussettes, gueule de bois pas du tout agréable, pire que tout !

On ne peut pas les en blâmer : pour tenir bon, pour envisager cette débâcle quotidienne de leur Post-Europe de carton-pâte, ils reviennent à ce qu’ils connaissent, et tout ce qu’ils connaissent hors leurs châteaux de cartes pour diplômés, ce sont les heures les plus sombres, l’Avant, le prè-1945, les nazis catholiques blancs immolateurs de migrants, le nationalisme moustachu, l’éternel retour des instincts adolphiques, quintessentiels et ataviques : quand bien même l’Europe est censée n’avoir pour toute identité que les droits de l’Homme, la démocratie et le marché commun, elle est « en même temps » (comme dirait un gérant de supermarché particulièrement zélé, ou un manager de drive-in aux prétentions jupitériennes) définie à jamais par l’horrible spectre de l’adolphisme, escorté par toutes cohortes de démons mineurs, absolument uniques et individuels aux peuples épuisés mais revanchards de la péninsule européenne : intolérance, conservatisme, militarisme, nationalisme, toutes sortes d’isthmes, vraiment, propres à l’Européen toujours à purger, pressurer, à enfourner dans le pressoir pour qu’il en sorte pâte aveugle et bonace toute juste bonne à déglutir et à déféquer.

Pas étonnant qu’ils réclament le métissage avec une ardeur redoublée, mes collègues, mes co-éduqués, mes co-diplômés, mes drones hyperfonctionnels ! Ils se sentent menacés par le remugle chaud de la bête immonde dans leur nuque, comme un mauvais vent dans leurs bureaux climatisés, leur Place du Luxembourg à apéros urbains prend subitement les allures obsidionales d’une enclave terriblement isolée en équilibre instable au milieu d’un océan de rage et de tempête – pourront-t-ils même retourner dans leur zone administrative respective ? Leur Danemark, leur Suède, leur Allemagne, leur Italie natale ? Rien n’est moins sûr ! Les moujiks déchaînés relèvent les herses ! L’heure est grave ! Y’a plus à lambiner Jean-Claude ! Allons enfants de la Commission ! C’est le sprint final ! Activons le pressoir à métisser nuit et jour, en surrégime, cadence d’éperonnage !

Parce que, qui leur cause des soucis, chaque matin, chaque lendemain d’élection au goût amer ? Ce n’est pas le métisse afro-péruvien qui danse si gracieusement dans le métro tout en élégance tribale, aériennes virevoltes, souk magistral sous le regard fatigué mais néanmoins consentant du travailleur du tertiaire bouffi d’écran et de lumière artificielle ! Ce n’est pas l’Arabe au front obscur et démangé de sourds présages, invisible relégué de l’autre côté du canal ! Ce n’est pas le réfugié botswanais dont la sagesse ancestrale et le  sourire illuminent le monde ! Oh non.

Non, celui qui, confusément, vous étrangle l’estomac chaque matin à la lecture des journaux entre votre macchiato soja caramel et votre bagel sans gluten saumon fumé humus du marchand, c’est bien entendu l’autre, le pas métissé du tout, le « consanguin » : le Saxon, l’Osque, l’Etrusque, le Morave, le Poitevin ! toutes tribus pas du tout exotiques, pas du tout bandantes « Voyage En Terre Inconnue », bien mauvais clients à diversité, tout mangeurs de saucisse rechignants format Salvini, pas bien élevés, pas parfaits catholiques, de surcroît fort peu au fait des « dernières tendances néo-urbaines ». Voilà, voilà bien ceux qu’il faut métisser, diversifier, atomiser, excaver, arracher à leurs entêtantes révoltes, à leurs tâtonnements organiques de retrouver quelque chose de solidaire – Quand ma collègue, mes pairs, le FMI, la Commission, les économistes, les Attali, les médias, enfin tout ce fantastique filet de diableries entremêlées , appellent de leur vœux le métissage, l’Europe plurielle, c’est à eux qu’ils pensent, à personne d’autre !

Faudrait être sacrément vicieux, bien dérangé nazi odieux pour exiger de l’Afrique qu’elle se métisse ! Quelle dégueulasserie ce serait, de trouver l’Afrique trop noire, trop consanguine, trop renfermée, sa culture trop rancie, sa boustiffe pas assez exotique ! Quel fou criminel réclamerait que l’on germanise les Congolais ? Que l’on scandinavise les Marocains ? Ce serait à coup sûr le retour des heures les plus sombres ! La recolonisation ! Léopold II dans une mer de main coupées ! Honni soit ! Par contre, décoincer l’Européen pudibond débraillé, ça c’est absolument nécessaire ! Et désirable ! Double ration de délicatesses ottomanes aux Bavarois, aux Alsaciens, aux Hanovriens ! Sagesse arabisante pour tout le monde ! Ils appuient sur le pressoir comme des frénétiques, ils poussent dessus de tout le petit poids de leurs petits bras débiles, mes collègues, s’agitant comme des fous dans une soufflerie livrée aux flammes. Encore ! Plus ! Davantage ! A la presse à peuple les Suédois ! Au violon les Bourguignons ! C’est Ubu chez les démocrates ! Les Celtes au charnier, les Slaves au carnage ! Surtout les Slaves ! Y a pas plus irrémédiables butés empêcheurs de dégénérer en rond, ce qu’on les hait, les croque-mitaines en training, les globniks à kalashnikov, les moskals, les petliouristes, les polacks, les tchetniks pogromistes d’Albanais, ce qu’on aimerait qu’ils s’entretuent dans le Donbass, qu’ils s’exterminent, nous débarrassent le plancher ces sous-Européens ignorants des droits de l’Homme et bien peu consommateurs d’aperol-spritz sur terrasses de faux pubs irlandais cauchemardés sur pavé bruxellois.

Lundi s’est insensiblement mué en jeudi et sans y prendre garde nous y sommes, place du Luxembourg, entre collègues, au milieu d’Allemands écouillés porteurs d’eau pour Bayer ou Monsanto, doctes progressistes qui me chapitrent sur mon devoir citoyen d’aller voter le dimanche suivant (mais le référendum Brexit par contre faut le refaire), exilés macronistes à parlementaire, Espagnols incompréhensibles d’anglais mutilé, germaniques accortes stagiaires qui me contemplent avec le regard luisant que l’on porte à une pièce de veau, mes mille pairs étalés à la grande ombre de la Commission, fausse pinte de bière à la main ; un cauchemar sur pavé bruxellois, une very apoplexie, léthargie de carrière, babelisante île minime au centre de l’Europe plurielle, et la tempête gronde qui va l’engloutir, et moi avec, and not a moment too soon.


8 commentaires:

  1. Germaniser les Congolais me paraît être une excellente idée. Ne serait-ce que par curiosité du résultat.

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    1. Des Mercedès 100% made in Congo ? Pourquoi pas, mais je demande à essayer avant.

      Super texte! On en connait tous, des pairs comme ça, ils vont se réveiller résistants à la bétimonde un de ces quatre, faudra bien.

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  2. vous m'avez oublié dans l'énnumération des tribus qui serrent l'estomac de vos collègues
    vous avez bine cité l'osque, le morave, le flamminche, le poitevin
    et vous avez oublié le cévennol
    or ce réprouvé est un réel problème pour votre blonde bruncheuse
    tête dure, parler hermétique, physique disgracieux ( quelques siècles de malnutrition) , c'est là que gît le problème

    encore un effort et vous fréquenterez un site qui commence par démocratie et qui se termine par ticipative

    bonne soirée

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    1. Ce site qui fait avancer les choses en parlant de "nègres" et de "youtres" ?

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    2. tout à fait!
      ne vous arrêtez pas à la superficie

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  3. Ce qui est touchant avec la panique qu'inspire à ces gens la soi-disant « déferlante populiste », c'est qu'ils se font peur pour rien du tout.

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    1. c'est bien connu ce sont les choses qui n'existent pas voire meme les moins menaçantes qui font le plus peur On a peur des zombies, des ovnis, des fantomes, des vampires, des monstres en tout genre Les animaux réels comme par ex les loups et les requins aussi foute la frousse alors qu'ils tuent tres peu d'humains Tandis qu'on a en général confiance en ces semblables, supérieurs, subalternes, collegues, voisins, et meme membre de sa propre famille L etre humain a semble t'il besoin de s'inventer des archétypes clairs et manichéens pour pouvoir maitriser ses peurs

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  4. Belle plume!
    Ces décennies de démocratie urbaine ont tué les peuples.
    Métissage obligatoire pour lutter contre leszeureslespluszombres et le réchauffisme... en voilà une solution.

    Les élecfions européistes arrivent et le Grand Capital métisseur souhaite garder la main, cependant les populistes europhobes ont le vent en poupe.
    Guerre civile.

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