31 octobre 2018

Les GLGQTAPAF.


Il y a des livres qu’on apprécie, et des livres qu’on dévore. Il y aussi des livres qui nous tombent des mains. Il y a des conneries bien faites, des livres de pure consommation cependant séduisants, des livres imbitables. Il y a des livres très difficiles qui réclament une lecture obstinée et des livres géniaux qui nous emportent sans effort. Il est bien connu qu’il y a des livres célèbres que personne n’a jamais lus. Il y a aussi des grands livres que tu attaques avec ferveur mais que tu ne peux pas terminer. Ils tombent des mains les plus favorables. Ce sont les Grands livres géniaux que t’arrives pas à finir (GLGQTAPAF).


En général, les grands lecteurs doivent parvenir à un certain âge pour avouer leur GLGQTAPAF, il faut qu’ils aient cumulé expérience et sagesse, lucidité sur eux-mêmes, modestie, et qu’ils disposent d’une certaine confiance en soi pour oser se montrer incapables de « tout lire ». Il faut en effet se sentir prêt à affronter le danger : ne pas avoir lu certaines œuvres dites incontournables vous rangerait au nombre de ceux qui n’ont rien lu du tout ! Or, il y a bel et bien deux sortes de gens : les illettrés et les réfractaires. Les premiers ne connaissent tout bonnement rien ; les seconds, alourdis d’une culture livresque considérable, n’ont plus la souplesse, la patience, la force de se plier à certains styles qui, nul ne sait pourquoi, leur paraissent imbitables. Ils passeront donc une vie à tenter de lire certaines œuvres sans y arriver, y revenant tous les ans, chaque tentative renforçant la certitude du devoir à accomplir, chaque échec confirmant un peu qu’il vaut mieux renoncer. Après plusieurs tentatives infructueuses, les plus radicaux jugeront que les GLGQTAPAF sont des merdes : baste ! Pour les plus modestes, ils appartiennent tout simplement à un monde dont les charmes nous demeurent invisibles, quoique leur réputation parle pour eux.


On aurait tort de se résigner à l’existence des GLGQTAPAF au motif que le corpus littéraire mondial nous donne par ailleurs de quoi lire jusqu’à notre mort. Car il ne s’agit jamais de tout lire, ni de confondre quantité et sélection. Les GLGQTAPAF nous font souffrir parce que nous savons qu’ils ont plu à des gens admirables, qu’ils les ont quelquefois inspirés, qu’ils ont parfois changé leur vie. Nous ne comprenons pas qu’ils nous tombent des mains parce que nous voudrions jubiler de conserve avec ceux qui comptent pour nous. Dans une interview de 1971, Luchino Visconti nous raconte que son influence majeure est Marcel Proust, qu’il découvrit vers l’âge de quinze ans. Nous savons qu’il ne put mener à bien son projet d’adaptation au cinéma de la Recherche du temps perdu. Dès lors, si nous adorons le cinéma de Visconti, quelle abominable frustration chaque fois que la Recherche nous tombe des mains ! Vertige de l’orgueil : nous ne sommes pas Visconti, voilà tout.

Il arrive, rarement, qu’on parvienne à terminer un GLGQTAPAF : il cesse aussitôt de l’être et devient un GLAQTAMVPAL (Grand Livre Assommant Que T’As Mis Vingt Piges A Lire). La plupart du temps, d’ailleurs, ce miracle est dû au faible volume de l’œuvre. Quoi qu’il en soit, arriver à lire en entier un GLGQTAPAF n’est jamais une joie, et ne peut l’être. Pourquoi ? Parce que justement, la joie de la lecture est entièrement recouverte par l’effort fourni, et qu’elle n’a plus aucun des caractères de la joie. On peut être soulagé d’avoir enfin vaincu un obstacle qui nous dégoûte, mais on n’a pas le cœur à pavoiser. On est alors comme débarrassé d’un fardeau, exonéré d’une honte sourde qu’on pourra enfouir quelque part. Finir un GLGQTAPAF, c’est surtout changer de statut : quand on n’avait pas lu, on n’osait pas en parler mais, sitôt que la chose est faite, on peut tenir le rôle de l’accusateur dans une conversation. Il est possible de dire que Au cœur des ténèbres est un livre épouvantable, avouer qu’on ne l’a pas lu, non !

Les vingt plus célèbres GLGQTAPAF
- Au-dessous du volcan (M. Lowry)
- Sanctuaire (W. Faulkner)
- La montagne magique (T. Mann)
- A la recherche du temps perdu (M. Proust)
- Ulysse (J. Joyce)
- La divine comédie (Dante)
- Le monde comme volonté et comme représentation (A. Schopenhauer)
- Au cœur des ténèbres (J. Conrad)
- L’homme sans qualités (R. Musil)
- Les misérables (V. Hugo)
- Impressions d’Afrique (R. Roussel)
- Underworld USA (J. Ellroy)
- Critique de la raison pure (E.Kant)
- Docteur Sax (J. Kerouac)
- Le Coran (Dieu)
- Mémoires de Dirk Raspe (P. Drieu la Rochelle)
- La disparition (G. Perec)
- Le capital (K.Marx)
- La Bible (Dieu)
- L’anti Œdipe (G.Deleuze)

(Avec les participations de Lé(s)tat, Xix, Skymann, Kevin Torquemada)

28 commentaires:

  1. L'homme sans qualités, il me semble qu'il est permis d'avoir buté sur le deuxième tome.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. L'Homme sans qualités serait en réalité à classer parmi les Chefs d'Oeuvre Qui Commencent à Bien Faire : c'est très bon, y'a rien à redire, mais t'en as fait beaucoup trop mon pauvre Robert ! C'est comme si Mimine voulait te faire bouffer vingt plats de lasagnes d'affilée sous prétexte qu'elle les cuisine succulement.

      Supprimer
  2. Alphonso Pistachi le GLGQTAPAF Dont Vous Etes le Héros31 octobre 2018 à 17:13

    Le bien nommé "L Innommable" de Beckett peut douillettement se blottir dans cette liste.

    RépondreSupprimer
  3. Il n'y a qu'une chose plus forte que l'amitié : ce sont les listes.
    Ce que vous lisez ici est le dénominateur commun du CGB, il faut pour ma part ajouter :
    - Cent ans de solitude : un GLGQTAPAF tout particulier qui fait renâcler non par son ennui mais par son style qui fait trop le malin
    - La Société du spectacle de Debord, écrit dans un langage imbitable (ce qui n'est pas le cas de son Commentaires sur la société du spectacle)
    - Mort à crédit. Parce qu'une fois passé le Voyage, Céline, c'est une longue phrase d'un seul tenant, ponctuée d'onomatopées, plaisante et riche à lire, mais qui continue d'un roman à l'autre et qu'on n'a pas de raison de lire jusqu'au bout. Mort à crédit, ça pourrait s'arrêter 100 pages avant ou après que ça ne retrancherait rien à "l'histoire", au plaisir ou au déplaisir de le lire. Là. Voilà.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Putain, c'qu'y faut pas entendre...

      Supprimer
    2. Le problème de Cent ans de solitude est à mon avis fort différent : il s'agit plutôt d'un mauvais roman qui a eu énormément de lecteurs enthousiastes (dont moi quand j'avais 20 ans, j'avoue). C'est-à-dire d'un MRQAEÉLE.

      Supprimer
  4. La promenade au phare de Virginia Woolf n'est pas mal non plus...

    RépondreSupprimer
  5. Sinon, je suis en plein accord avec environ 50 % de la liste proposée ici.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce qui importe est la part avec laquelle on n'est pas d'accord ! Combien de % ? Enfin je veux dire : lesquels ?

      Supprimer
    2. Eh bien, je retire de la liste Proust en premier lieu, mais aussi Thomas Mann, Joyce, Hugo et Perec.

      Si bien que, du coup, je suis d'accord avec beaucoup plus que 50 % ! Cela tient au fait, peut-être, que j'avais d'embléeviré de la liste tous les philosophes. Et la Bible ne me paraît répondre aux critères ici définis. Mais bon.

      Supprimer
  6. J'ajouterais Méridien de Sang (McCarthy) et je ne suis pas le seul...

    RépondreSupprimer
  7. La difficulté de cette liste, c'est que sa définition est restrictive : pour y être, il faut être un "grand livre génial". Je ne crois pas, par exemple, que quiconque ait jamais prétendu que la Promenade au phare de Virginia Wolf est un grand livre génial qu'il faut avoir lu (ceci dit, c'est un peu le cas des Mémoires de Dirk Raspe, pas particulièrement réputées) . Si on devait lister TOUS les livres qui nous sont tombés des mains, on n'en finirait pas...

    Je demanderais également un peu de discipline: ne traitons pas ici des MRQOEELE monsieur Goux, s'il vous plaît ! Cent ans de solitude est un GLGQTAPAF (selon saint Xix), un point c'est tout!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bon, bon, je m'incline… Mais c'est bien parce que c'est vous, hein !

      (Cela étant, pour avoir tenté de le relire il y a un an ou deux, je persiste : Cent ans de solitude est un mauvais roman. Si vous voulez un grand écrivain sud)am', lisez plutôt Alvaro Mutis.)

      Supprimer
    2. Laissons le dernier mot à celui qui l'a lu en entier...

      Supprimer
    3. Moi aussi je l'ai lu, ce livre, il y a 25 ans au moins. Il m'avait enthousiasmé. Je ne l'ai fait paraître dans la liste des GLGQTAPAF que pour ne pas déplaire à mes camarades du CGB, ces gros ignares...
      Quant à Alavros Mutis, connais pas. Pas encore. Dire que ce mec est peut-être trente fois moins chiant que William Faulkner...

      Supprimer
    4. Si ça peut vous inciter et vous guider, à propos de Mutis, vous pouvez parcourir ce mien billet.

      Supprimer
    5. Touche pas à Faulkner !

      Supprimer
  8. Réponses
    1. C'est une bonne suggestion.

      Supprimer
    2. Oui mais c'est un cas à part : ce livre tombait des mains de Flaubert lui-même ! Il n'en pouvait plus de son héroïne, il avait envie de lui foutre des calottes. Il tint son parti-pris jusqu'à la fin mais au prix de souffrances terribles. Dire qu'il y a des gens pour trouver la Bovary intéressante...

      Supprimer
    3. Ah mais non, je m'insurge, je proteste et trépigne ! Madame Bovary est un GLTC ! (un grand-livre-tout-court) À ce propos, je me souviens que, dans l'un de ses livres, Jean-François Revel ironisait à propos des semi-ignares qui mettent L'Éducation sentimentale au-dessus de la Bovary : ça m'avait vexé car c'est précisément mon cas.

      Supprimer
    4. Heureusement, je ne fais pas partie de cette engeance : je mets Bouvard & Pécuchet (fort bien « vendu » par Xix, d'ailleurs) au-dessus de tous les autres de Flaubert.

      C'est quand même assez rare en littérature de se prendre des fous rires.

      Mais je suis sans doute partial, tant il est vrai que Bouvard et Pécuchet me rappellent beaucoup de militants...

      Supprimer
    5. Je n'ai pas été clair : bien sûr que Madame Bovary est un GLTC, d'ailleurs il n'est pas dans notre liste (qui est infaillible et complète ). Mais c'est un GLTC qui tombait des mains de Flauby pendant sa gestation ! Fort ça,non?
      On s'y perdrait presque...

      Supprimer
    6. Cela dit, il faut se méfier un peu des ronchonnements de Flaubert et de ses cris d'exaspération, qui interviennent toujours tard dans le nuit, après avoir passé des heures à s'escrimer sur deux paragraphes. Du reste, on retrouve les mêmes gémissements dans sa correspondance lorsqu'il écrit ses livres suivants.

      Supprimer
    7. Criticus : le cas de Bouvard (roman génial, nous sommes d'accord) est un cas très particulier, vu qu'il s'agit en fait d'un GLGQTAPAFMQTELA : Grand Livre Génial Que T'Arrives Pas À Finir Même Quand T'Es L'Auteur.

      Supprimer
    8. C'est vrai, il est inachevé, mais la fin suggérée par les notes de Flaubert, les deux qui redeviennent copistes, est parfaite.

      Supprimer
  9. J'ai pas mal lu pendant une dizaine d'année, des trucs recommandés à la télé, époque Beigbeder RD/RG. Constatant qu'il n'y avait pas grand chose à retenir, j'ai arrêté pour passer aux Grands Livres Indispensables... qui se sont effectivement révélés être des GLGQTAPAF. Je crois que vais relire les San-Antonio de ma jeunesse.

    RépondreSupprimer
  10. Très bonne liste. J'ai vu une video d'Emmanuel Todd qui rappelle qu'il est le petit-neveu de Paul Nizan et qui en a hérité son exemplaire du Capital. Il montre que le livre n'a pas été entièrement coupé et donc que Nizan ne l'a pas lu en entier. Et il en rajoute en disant que personne ne peut le lire.
    Sur la route de Jack Kerouac mériterait aussi de figurer dans la liste.

    RépondreSupprimer