4 juillet 2018

Tranche de vie chez les neuneus.



Il y a environ vingt-cinq ans que j’ai renoncé à la télé, comme l’on dit. Elle n’avait jamais tenu une place importante dans ma vie de toute façon. Sa mise à la poubelle n’a pas représenté pour moi un sacrifice ni une épreuve : je l’ai jetée comme on se débarrasse d’un truc honteux dont on craint èque les voisins apprennent qu'on s'en régale. Cette séparation définitive m’a mis à l’abri d’un nombre important de merdes, au premier rang desquelles les émissions dites de télé-réalité. Je n’ai jamais vu aucune d’entre elles. Cependant, j’affichais la prétention d’avoir un avis pertinent à leur sujet, de connaître leur contenu comme par instinct. Erreur : on a beau être le plus persifleur des misanthropes, on ne s’approche jamais de la vérité sur les hommes. Quoi qu’on en pense, quelque malédiction qu’on prononce, quelque constat cruel qu’on fasse, il reste toujours du mal à en dire. Même enragé, le misanthrope se surestime : il patauge comme il peut d’euphémismes en euphémismes.



Deux expériences récentes ont donné à ma haine la vigueur d’une passion juvénile. J’ai installé une rambarde d’escalier chez un voisin, fanatique de l’écran plat qui en possède quatre : un dans le salon, un dans la cuisine adjacente, un dans chacune des deux chambres. Tandis que j’officiais outils en mains, la télévision tonitruait dans la cuisine sans que personne ne la regarde : ici, la télévision tourne en permanence, qu’il y ait ou non un clampin posté devant ! Bien obligé de subir le raffut, j’en profitai pour y accorder un peu de mon attention. Ce que j’y vis extravaguait comme à l’asile de dingues. Djamila mariait une de ses filles, une gamine qui devait avoir trente ans bien tassés, maquillée comme une vitrine de Noël. Hébété, j’assistai aux préparatifs, aux essayages de robes, aux tests comparatifs des serviettes de table, aux conciles décidant du choix des cartons d’invitation, aux polémiques sur le bon goût, aux encouragements prodigués façon coach sportif. Intercalées entre ces purs moments de vérité, des interviews donnaient aux intéressées l’occasion de froncer le sourcil sur un détail ou d’afficher leur inébranlable conviction sur la disposition des couverts de chaque côté de l’assiette. Engluant encore davantage une ambiance culminant pourtant au sommet de l’échelle du sirupeux, la mère, les sœurs, les amies de la future déversaient à flux tendu leur admiration devant le prodige à venir : Djamila, la plus belle des mariées, un inouï brushing, la grande classe en talons hauts, un tatouage mis en valeur par l’échancrure de la robe, une déco nail art qui déchire, un cœur gros comme ça.


Je vous épargne la présentation du futur cocu, l’arrivée des beaux-frangins, le passage en revue des BMW, le tout étalé sur un après-midi complet ! Pire, dans cette débauche matérialiste au raz des navets, j’ai cru comprendre l’enjeu télévisuel réel : une compétition pour le plus beau mariage entre trois ou quatre impétrantes ! Il fallait y penser. D’autres personnages apparurent donc au fil des interviews, critiquant le modelé des torchons, le clinquant de la vaisselle, la grossièreté des abat-jours ! Unetelle trouvait la robe de mariage trop serrée, prophétisant une catastrophe ; une autre raillait le maquillage trop chargé, ou pas assez, inapte en tout cas à transformer les joues butyreuses de l’élue en velours de magazines. Chose étonnante dans cet univers falsifié, les vacheries n’avaient pas l’air plus réel que les éloges, quoiqu’elles parussent taillées sur mesure pour la situation.

Jamais rambarde ne fut posée dans de plus grandes douleurs.

Je passai ainsi près de quatre heures en tête-à-tête avec cette engeance (car je rappelle que la télé fonctionne là-bas sans que le taulier ne soit planté devant), ravivant des douleurs oubliées depuis un quart de siècle. Je confiai la chose le soir-même à ma femme en n’omettant aucun détail : j’avais besoin d’un témoin, comme un pécheur se met à nu devant son confesseur. Elle relativisa ma faute, rappelant avec bon sens qu’on ne fait pas ce qu’on veut quand on n’est pas chez soi. Mais ce n’est que le lendemain, retournant chez le voisin pour d’infimes finitions, que je reçus le coup de grâce.

Cette fois-ci, j’eus droit à un zapping, une visite plus complète de l’univers frelaté du téléspectateur français. Mon voisin commentait ce qu’il voyait, apostrophait sa femme, rigolait à des scènes affligeantes, s’affligeait à des drôles, changeait de chaîne, comme un esclave ravi passant de maître en maître, tandis que je plaçais des plinthes en geignant. Il me semblait qu’à ses yeux tout méritait intérêt, que la moindre publicité avait un sens, qu’un télé-achat valait le détour, que la météo changeait la vie. J’eus droit à un bout de sitcom américaine où des gens passent leur temps à se dire qu’ils s’aiment (j’en conçus une de ces envies de génocide !) et à remplir des conversations avec le plus vertigineux des vides. La pire épreuve fut, pour moi, celle qui dura le plus longtemps : des émissions de bouffe. Des mecs déguisés en chefs qui se tirent la bourre autour d’une tourte, un con bien coiffé qui vient nous expliquer pourquoi son consommé de courge vaut mieux que la cinquième de Beethoven, le tout farci de publicités proliférantes, exclusivement portées sur trois thèmes : la bouffe, la bagnole, les vacances. Je devenais fou à voir toutes ces émissions où des gens préparent à manger et mangent, se délectent, bâfrent et se goinfrent et glosent sur les « produits », nous emmerdent avec cet hédonisme des bajoues. C’est bien tout le monde moderne : on répand partout des produits chimiques pour faire pousser de la crotte dans des terres sur le point de mourir, on surproduit une boustifaille industrielle que la pub, les promos et les grandes surfaces rendent quasi obligatoire, on macdonaldise le territoire à grands renforts d’exonération de charges sociales et on vient nous écœurer en jargonnant autour des « produits », des vinaigrettes qu’on « travaille » le front soucieux, des foies de volailles promus au rang de chef d’œuvre ! Une hypocrisie aussi générale devait forcément utiliser les moyens de la plus puissante des chaînes de télé pour conquérir les âmes.



Pressé de finir ma besogne pour échapper à la déferlante cu-culinaire, je boostai la cadence, réussissant des exploits dont je me croyais incapable. C’est face au danger que l’homme véritable se révèle, n’est-ce pas ? Ah, je peux dire qu’ils m’ont donné des ailes, ces hédonistes masticatoires ! Malgré moi, dans mon esprit en panique se formaient des images de ces fanatiques : ils doivent voir la vie comme un voyage de table en table, de repas en repas, une immense digestion répandue sur plusieurs décennies. Tu parles d’un périple : des gastronautes ! Ils appellent ça « profiter de la vie ». Quels nazes ! Profiter de la vie, c’est utiliser ses ressources, pas seulement celles qui sont sucrées ou grasses, gros sacs ! Utiliser son cerveau, c’est profiter de la vie aussi, tas de primates ! Se servir d’une tronçonneuse aussi, c’est profiter de la vie ! Ne rien foutre du tout, et surtout pas à la télé, voilà ce que j’appelle profiter !

Les gens n’ont certes pas attendu la téloche pour être idiots, mais au moins la mise en scène de leur bêtise ne dépassait-elle pas le cercle intime, et ne servait pas de boussole aux désorientés. Diffusée et alourdie par le renfort des moyens de diffusion modernes, cette misérable bêtise apparaît pour ce qu’elle est : un projet social total. Comme tout ce que l’industrie produit, il s’agit d’exposer la connerie en en donnant une version standard susceptible de convenir au plus grand nombre, de servir de référence. Avec les blaireaux, la télévision fonctionne comme une centrifugeuse : elle en tire le dernier jus, en fournit la quintessence. Un théoricien pourrait sans doute en déduire ce théorème : un être humain n’accède au statut d’abruti total que si et seulement si il est passé à la télé.


4 commentaires:

  1. Conclusion magistrale !

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  2. Il existe également des casques anti-bruit à double emploi: protection auditive et neuronale.

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  3. Ecoutons "I'm the slime" de Frank Zappa, 1973.
    https://www.youtube.com/watch?v=nRnNDkHb0MU

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  4. J'aurais dû y penser, Dude, bien vu.

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