3 février 2018

La vérité en différé

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Parmi les stratégies de manipulation des masses que Noam Chomsky a relevées, il en cite une qui consiste à différer dans le temps une décision et sa mise en application. Le principe est simple : comme pour la hausse de prix des cigarettes, il s'agit de faire passer une mesure contestable en l’annonçant « dans 6 mois » plutôt que tout de suite. Ainsi différée, mais non moins inéluctable, la décision reste virtuelle, l'opinion ne se soulève pas aussi vigoureusement qu'elle pourrait. Et six mois après, elle ne moufte pas davantage car les gens se sont accoutumés à l’idée annoncée de longue date. Ils sont résignés, le tour est joué.

Chomsky appelle cela « stratégie du différé », parce que "Vaseline" c'était déjà pris. Mais on peut songer à un autre type de stratégie dans le genre, où il s’agirait non plus de différer son intention dans un futur suffisamment lointain pour que la pilule passe, mais de différer l’apparition d'une vérité suffisamment longtemps après les faits, le temps que le mensonge ait pu servir sa cause. Vérité différée : le mensonge qu'on entretient est seulement provisoire, on autorise l'émergence de la vérité qu’on dissimulait car cette vérité ne peut plus nous déranger.



L'archétype, c’est la guerre d’Irak de 2003. Le mensonge des armes de destruction massive était alors relativement grossier. Les Faucons savaient sans doute qu’il ne pourrait pas tenir longtemps, mais ils savaient aussi que ce n’était pas grave : il fallait simplement qu’il tienne le temps de l’invasion. Et ils avaient raison : car il apparaît que la révélation de la supercherie après coup ne fut absolument pas nuisible à la présence militaire américaine en Irak, ni à la crédibilité des Etats-Unis en général. Les médias soutinrent le mensonge au moment où il le fallait, puis le dénoncèrent au moment où ils le pouvaient. Qui a vraiment été dupe ? Et pour autant, qui leur en tient sérieusement rigueur aujourd’hui ?

Vérité différée, admirez l'astuce. En 2016, Canal+ annonçait un documentaire "sulfureux" où l'on tomberait de haut en découvrant que l'élan démocratique qui renversa le régime ukrainien en 2014, avait en réalité été l'oeuvre de groupuscules néo-nazis, aidés par des snipers de l'étranger qui déclenchèrent l'étincelle du Maïdan en tirant sur les protagonistes des deux camps. Malheureusement, il était un peu tard : la guerre civile était alors entamée depuis deux ans. Canal+ « sortait l’info », pourtant elle était déjà disponible depuis longtemps, très tôt après les faits, pour celui qui le voulait. Simplement, elle n’était pas encore « validée » par la télévision à l'époque. Elle provenait d’internet, de sources confidentielles qu’on aurait accusées de russophilie, typiquement le genre à se faire factchèquer par Libération pour finir dans l’annuaire officiel des fake news. Mais, le coup d'état étant consommé, la vérité ne pouvait plus faire de mal, on pouvait désormais la laisser passer sur Canal+.

"L'mauvais complotiss' y voit l'OTAN qui bouge y tire, mais c'est un mauvais complotiss'.
Que l'bon complotiss' y voit Poutine qui bouge y tire, mais lui c'est un bon complotiss' quoi."


Vérité différée. C’est évidemment ce que suggèrent l'histoire de Theo Luhaka et sa vidéo d'interpellation qui surgit mystérieusement un an après une polémique nationale qui aurait pu embraser les cités. La vidéo pouvait permettre d'établir les faits dès le départ, mais on l'a laissée bonfier dans un tiroir. Comme celle de « l’affaire Méric » : on savait depuis le premier jour que la rixe était enregistrée sur les bandes de la RATP, la vérité pouvait être portée à la connaissance de tous, mais il fut choisi de laisser « l’affaire » grossir des semaines, le fin mot n'étant révélé que plus tard, à voix basse, trop tard, une fois que le récit avait joué son rôle et que le monde était passé à autre chose.

Aujourd'hui encore, Clément Méric reste sans doute le symbole de l'innocence agressée pour tous les pékins qui ne seront pas restés jusqu'à la fin du film, quant à Theo, cette vidéo ne l'empêchera pas de rester malgré tout dans la légende comme l'innocent malmené à qui l'on doit justice. La vérité différée a cette caractéristique d'arriver trop tard. Car la vérité est un produit frais : il y a un temps donné pendant lequel elle est utile, néfaste contre le mensonge, et passé ce délai son principe actif se périme. Elle devient inoffensive et celui qui l’a kidnappée peut la relâcher sans craindre quoi que ce soit.

10 commentaires:

  1. ligne 1 : "relevées" et non "relevé". S'il vous plaît, merci.

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  2. "Révélé.e.s" même, si on veut être précis.

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  3. J'ai lu Noam Chomsky et sa "Fabrique du consentement". De la part du système médiatique, on ne peut pas vraiment dire qu'il y décrit une intentionnalité -une intentionnalité méchamment réfléchie et délibérée, pour être très clair- de fabriquer de la vérité ou du mensonge.

    Ce qu'il décrit, c'est plutôt des mécanismes de marché et de sélection qui favorisent des intérêts de classe. Il a très bien décrit pourquoi les journaux ouvriers ne pouvaient que disparaître à la fin du XIXe siècle, pourquoi la publicité et le réseau câblé ont profondément bouleversé le paysage médiatique au XXe, et comment des conglomérats ont pu émerger jusqu'à créer des situations d'oligopole et enfin, à quel point les journalistes ont des intérêts de classe, avec des biais idéologiques très profonds.

    Sans être naïf sur le rôle des puissances d'argent et des puissances politiques, bien au contraire, j'y vois plutôt des phénomènes marketing : "chouette on a dégoté une vidéo inédite, on va la balancer en exclu, on a bien besoin de ça à la Chandeleur". "La direction des programmes nous demande un reportage sur cette p* de guerre en Ukraine, on a besoin d'exclu et faut absolument que ça fasse du bruit. Un titre avec le mot nazis, ce serait top, ça passerait crème."

    Pour ce qui est de la guerre en Ukraine, j'ai toujours entendu la version russe (qui parle de nazis H/24, mais en même temps récuse toute implication dans le Donbass, mon œil). Les quelques Ukrainiens que je connais sont pro-Maïdan et ont un profil "natio". Que des milices ukrainiennes aient eu des accointances nazies, ça c'est historique, on le sait depuis Bandera. Mais cette coloration n'est-elle pas un "détail" (mes yeux brûlent) face au mécontentement et au soulèvement populaires bien réels ?

    Là, pour se démarquer du flot tohu-bohuesque des informations et générer davantage de blabla, un journaliste vient de balancer une vidéo d'un dossier judiciaire. L'inspection de la police a toujours démenti ce dont on accusait le policier sur la base de cette vidéo notamment. La vérité était déjà établie. Mais certains médias ont à l'époque voulu démontrer une autre vérité, la leur, comme n'importe quel curé qui prêche la sienne, y voyant donc le terrible péché du racisme policier plutôt qu'un pauvre accident.

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  4. Noam Chomsky. Epais. Théorie pipo sur les médias (se résume à vaseline : autant dire que le PhD du mec sent le comptoir de PMU), référence du fan de Clement Meric et de Tariq Ramadan, le mec qui est de toutes le bonnes causes. A quand un article ici même se basant sur n importe quel guignol de l'EHESS. Au pif, Didier Fassin. Pari tenu ?

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  5. Ferme-la tu veux. Tu vas pas nous apprendre de qui Chomsky est l'idole, et si tu dépasses les 8 premières lignes de l'article tu t'apercevras qu'il ne se "base" pas sur lui. Je lui emprunte juste un mot pour parler d'autre chose.

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  6. Ba, et le fameux croche-pied de Sarcelles-les-bains ?

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  7. Ba, et le fameux croche-pied de Sarcelles-les-bains ?

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  8. bon article! C'est un jeu gagnant/gagnant pour les politiques et les médias.

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  9. Il semblerait que Chomsky n'ait rien à voir là-dedans:https://www.legrandsoir.info/a-propos-des-dix-strategies-de-manipulation-de-masses-attribue-a-noam-chomsky.html

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