1 février 2018

A propos de ce gros rageux de Maurras


Attention gros rageux


"Commémorer la naissance de Maurras ou la mort de Chardonne revient inévitablement à leur reconnaître une grandeur - et donc à minimiser leurs actes".

Cette phrase en incipit de l'article dégargouillé par Libération est frappante : dans la vision du temps simple, a-historique, toujours contemporaine, qui domine aujourd'hui, la "grandeur" ne peut être reconnue qu'aux figures historiques qui ont œuvré à la venue du temps présent, les fourriers de la modernité, les vaillants soutiers prophètes précurseurs que la modernité décide de s'arroger comme ancêtres (Victor Hugo, Zola, Jaurès, ces types-là), après les avoir copieusement blanchi à la chaux, réduit à des silhouettes de carton-pâte, des ancêtres rares et refaits pour une société à la mémoire rare et refaite.

Les autres, les perdants, les franc-tireurs, les louvoyants ou les irascibles, les compliqués, les nuancés, les adversaires: ils n'ont pas participé à l'édification du meilleur des mondes, du présent perpétuel: ils ne sont donc pas nécessaires: les commémorer est inutile. Plus même, c'est dangereux, car on rappellerait ainsi aux Français (aux Européens) décérébrés qu'il existe quelque chose qui s'appelle le passé, qu'il y avait d'autres voies possibles, d'autres chemins que la formidable impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

Et ça, ce n'est pas du tout souhaitable.

Ceux qui placent le débat sur le terrain littéraire s'agitent dans le vide: plus personne ne lit le Maurras romancier et poète, comme d'ailleurs plus personne ne lit Péguy ou Bernanos: leurs mérites littéraires sont donc absolument sans importance lorsqu'il s'agit de statuer sur leur "commémoration". Ce qu'on doit déterminer, c'est dans quelle mesure leurs ossements, ramenés à une caricature élaguée à l'extrême, peuvent s'intégrer dans la grande célébration a-historique du temps toujours contemporain, de la grande idiocratie qui célèbre "l'Histoire", la "Culture", les "racines"; des racines dévitalisées, pâles et mortes que l'Occident a lui-même arraché du sol pour les mettre sous verre. Dans cette optique, Bernanos, c'est l'écrivain de droite qui se révolte et dénonce les crimes franquistes: c'est bon,ça passe. Péguy c'est le poète un peu chelou mystique chrétien qui meurt en 14': c'est bon aussi (Soit dit en passant, Péguy peut remercier la balle allemande qui est entrée en collision avec son front lors de cet été 1914: s'il avait survécu, qui sait quelle trajectoire nauséabonde et non-commémorable il aurait emprunté ?). Maurras, par contre, il était encore là en 40', on va donc lui faire jouer un autre rôle, lui aussi à vocation pédagogique: celui de l'antisémite, c'est-à-dire du collabo, c'est-à-dire du nazi. On le met à la Géhenne avec tous les autres, avec même plus d'empressement que des types comme Brasillach ou Drieu.

Car ce que l'on ne pardonne pas à Maurras, et elle est là sa grandeur, c'est qu'il n'est pas resté dans sa tour d'ivoire: il est descendu dans l'arène, et il est parvenu presque à lui tout seul à créer un monde, un univers politique et artistique de droite, une cosmogonie royaliste et nationale autour de laquelle sont venus se greffer d'innombrables écrivains, tribuns pamphlétaires, gueulards rabelaisiens, chrétiens idéalistes, jeunes hommes agités, une cosmogonie qui a dominé la pensée et la politique française pendant de nombreuses années, avec une influence et un poids dépassant de loin son importance électorale. L'Action française a été, pour le coup, une "divine surprise", la possibilité d'un autre chemin que celui que nous avons pris, en tout état de cause un phénomène disruptif qui ne cadre pas du tout avec le récit d'une longue et paisible et ordonnée progression unanime vers le meilleur des mondes aujourd'hui établi sur la terre.

En définitive, on coule Maurras pour l'antisémitisme, ou pour la petite phrase de la "divine surprise", mais ça c'est le prétexte, le chiffon rouge facile qui fait fi de la nuance, typique d'une modernité qui ne recourt à l'Histoire que quand ça l'arrange, qui ne retrouve la mémoire que pour instruire des procès à charge. La vraie phrase de Maurras pour laquelle il faut marteler sa mémoire, aujourd'hui, compte tenu des "enjeux du XXIe siècle" (n'est-ce pas), c'est plutôt celle-ci:

Ce pays-ci n’est pas un terrain vague. Nous ne sommes pas nés par hasard au bord d’un chemin, et notre sol est approprié depuis vingt siècles par les races dont le sang coule dans nos veines." 

Or ça, aujourd'hui, Charles, c'est un propos qui n'est vraiment pas, mais alors vraiment pas kiffé.


11 commentaires:

  1. Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement
    Et les mots pour le dire arrivent aisément...

    Merci !

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  2. Chouette un article sur la littérature française.

    "Ceux qui placent le débat sur le terrain littéraire s'agitent dans le vide: plus personne ne lit le Maurras romancier et poète, comme d'ailleurs plus personne ne lit Péguy ou Bernanos"

    Comme d'ailleurs, plus personne ne lit d'écrivain français aujourd'hui. Non là je parle pour moi. Je confesse une forme d'inculture. Lire un Péguy me semble d'avance tâche pénible, tout simplement désuète, obsolète. Car, à part Philippe Muray et le CGB, il n'y a rien dans la littérature française contemporaine qui m'aiguise l'appétit !! :// Pourtant, d'autres littératures dans d'autres langues me semblent appétissantes. Sûrement parce qu'elles restent aptes à révéler l'arôme de leur temps, avec justesse, comme un Richard Russo ou un Vladimir Sorokine, dans des styles opposés.

    Quel charme s'est rompu ? Je me le demande encore. D'une manière générale, je pense que la langue française a terriblement vieilli et qu'un décalage trop important existe entre le français littéraire et le français véhiculaire. Prenez par exemple les traductions en français : là où l'anglais et le russe emploieront un passé "normal" dans leur langue, le français se fendra d'un passé simple. Là où un écrivain américain ou russe utilisera des mots compréhensibles par tout un lecteur, le traducteur (peut-être par conscience professionnelle) utilisera des mots tels que escogriffe (=un grand), maquignon (= un courtier), galapiat, mormolon, potron-minet (c'est du fraîchement vécu!) que très honnêtement plus personne aujourd'hui ne comprend / que très honnêtement je ne comprends pas. Là où le français est rétif à toute création syntaxique et lexicale, d'autres langues (en fait une seule: l'anglais) continuent d'évoluer et de s'enrichir sui generis. Là où l'anglais et le russe se suffisent en concaténant des mots (after+party=afterparty, bit+coin= bitcoin, bro+romance=bromance), le français n'a d'autre choix que de recourir à la complémentation ("fin de soirée", "monnaie de bits", "amitié d'ordre fraternel") dont, vous l'avez constaté, nous préférons l'original à la copie. Mais ça va, notre langue a quand même du potentiel.

    Et sinon, que lisez-vous de contemporain ?

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    1. Jean-Luc Marret, "Guerre et totale" et "Pornification". Pour commencer.

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    2. D'accord, je prends note. Merci.

      Je me rends compte que j'ai été un peu méchant contre la littérature française et sa langue contemporaines. Je n'aime pas rire des clowns ou des vieilles dames, donc je culpabilise un peu.

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    3. Intéressant ce que tu dis : "plus personne ne lit d'écrivain français". Des raisons que tu donnes de ton manque d'intérêt pour les écrivains français du passé, j'ai peur de comprendre la logique : comme les mots et la langue sont trop différents des nôtres aujourd'hui, ça te rase d'avance. Mais, dans ce cas, on ne lit plus les Grecs, on ne lit plus les classiques, ni Molière ni Shakespeare, ni le moindre poème en rimes, ni même les Romantiques ni les gonzes d'avant 1960 ! Que dis-je (expression désuète)? 1980 ! On ne lit plus Céline, avec son argot démodé ? On ne lit plus grand monde, si on attend que l'écrivain (et surtout l'écrivain d'un autre siècle) parle comme le pote de l'étage au-dessus... Et donc, forcément, on ne lit plus de littérature du tout, in fine, car la littérature la plus contemporaine ne peut s’apprécier à sa juste valeur que si on connaît déjà la littérature du passé (par TOUTE, mais les plus grands auteurs au moins).

      Quel est le problème avec le passé simple ? C'est un temps extrêmement précis, qui ne s'emploie plus guère à l'oral de nos jours, comme la première personne du pluriel. En parlant, on ne dit plus : « la police nous a demandé ce que nous avions vu », on dit « la police nous a demandé ce qu’on avait vu ». Et alors (So what, en traduction angliche)? J'ai vraiment du mal à comprendre ce que tu veux dire. Crains-tu le dépaysement (formule interrogative plaçant le verbe avant le sujet, désuète à l'oral de 2018) ? Et faudrait-il qu’un écrivain s’attache à écrire en reprenant les barbarismes comme celui que j’ai cité pour que ça devienne de la littérature contemporaine ?

      Quant à la question d'une langue (l'anglais, dis-tu) qui « s'enrichirait » en créant des mots composés, tandis que notre vieux français sentirait le fromage à la DLC dépassée, j'ai tendance à penser qu'une langue ne s'enrichit pas parce qu'elle crée des mots nouveaux (l’astucieux fist-fucking, par exemple), mais parce que des auteurs l'utilisent pour lui faire dire des choses magnifiques. Ce faisant, ils peuvent bien sûr s’inspirer de la langue qu’on parle dans la rue, à condition de transposer un chouia. Tu regardes L’esquive, de Kechiche, t’as juste envie de prendre un visa pour le Groenland, et ne plus jamais entendre parler français…

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    4. Je ne reproche rien à la littérature classique. Elle traversa les siècles parce qu'elle fut.. brillante.

      Tout est parti d'un livre sorti en 2017 que je lis, selon mon humeur, en russe ou en français. Il se trouve que la traduction me déplaît : trop élitiste. Je constate que notre langue est très duale : une langue pour l'écrit, une langue pour l'oral (jusque là c'est normal), sauf que ce hiatus atteint des sommets. Vous avez raison, le passé simple est un temps "précis" (je dirais efficace), et faire une narration au passé composé est inimaginable, ce serait trop laid. Mais à l'heure où l'on n'enseigne plus que la troisième personne du passé simple au collège, et qu'un inspecteur de l’Éducation s'est rendu célèbre pour sa consigne de ne pas sanctionner la conjugaison des élèves s'il existoit "une sensation de passé simple", que va-t-il advenir de cette littérature selon vous ?

      Une littérature a pour vocation d'être lue. Que ce soit un succès commercial, un écrit sans lendemain ou un trésor insoupçonné, la littérature reflète notre langue, et notre langue a fortement changé.

      L'enclitique "pas" a pris le dessus sur la petite négation atone "ne". Le "on" s'est généralisé, même à l'écrit. À terme, le pronom personnel "je" sera transformé en chuintante ("chuis là", "ch'veux pas"). Et alors, est-ce un drame ? Parfois, des mots resurgissent du moyen-âge (comme "maille" actuellement). Parfois des jeunes de 17 ans utilisent ce cher passé simple, en se gaufrant bien entendu, pour se donner des airs. Parfait. Je ne demande qu'à ce que notre littérature soit le reflet de notre temps. Vous ne faites plus la messe en latin ?

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    5. Dans ce cas, nous sommes d'accord. La littérature doit, ou en tout cas peut, refléter la langue contemporaine sans aucun problème théorique. Reste à faire oeuvre littéraire, et non pas à se contenter d'insérer des expressions d'aujourd'hui pour faire "contemporain". Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de partisans d'une langue figée qui serait uniquement dévolue à l'art littéraire, ça n'aurait pas beaucoup de sens.

      Ceci dit, si je veux immédiatement critiquer ce que je viens d'avancer moi-même, je dirais que nous sommes, nous autres contemporains, conditionnés à admettre le principe démocratique. Nous pensons, même sans y penser vraiment, que la littérature doit refléter notre langue par une sorte de mouvement démocratique qui conditionnerait tout. Après tout, la littérature qui a fait la réputation du français n'a JAMAIS ressemblé à la façon de parler de son(ses) époque(s). Personne n'imagine que les gens du temps de Molière causaient comme il écrivit. Mais comme nous pensons obscurément que tout doit, désormais, procéder du plus grand nombre et de lui seulement, nous en arrivons à penser qu'une littérature détachée des idiomes est vouée à disparaître. Pas sûr du tout, finalement. Qui soutiendrait qu'une science qui ne ressemblerait pas aux croyances populaires serait vouée à l'échec ?
      Comme disait Gomez Davila : "La postérité n’est pas l‘ensemble des générations futures. C’est un petit groupe d’hommes de goût, bien élevés, érudits, dans chaque génération."

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  3. certes ,mais il faut lire aussi Péguy et Bernanos !

    david guetto

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  4. kobus van cleef24 mars 2018 à 09:06

    La totalité du comité des commemorations a démissionné à la gueule de la mereNysen
    Sympathique désaveu !
    Ils auraient pu lui faire une lettre explicative
    Mais elle l'aurait pas lue

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