20 janvier 2018

Victimes triomphantes



Quand j’étais gamin, un danger de la vie quotidienne nous guettait tous : rencontrer un type sortant du cinéma, d’une salle où l’on avait donné un film dit de karaté. La chose était assez courante, à l’époque, et générait une sorte d’enthousiasme guerrier chez de très nombreux cons (les cons ont toujours eu cette faculté magique d’être nombreux). Exalté et rendu téméraire par une heure dix de fantastiques coups de pieds, le couillon de ces temps-là sortait du cinoche avec la ferme intention de prendre la relève de son héros : malheur au maigrichon qui croisait alors sa route, un regard suffisait pour déclencher une avalanche de mawashi-geri souvent maladroits, mais énergiques. Avoir vu Bruce Lee disperser les méchants à coups d’atemis libérait, chez le boutonneux, une agressivité mimétique mêlée d’admiration : à lui aussi il fallait son quota de faire-valoir à ratatiner, et sans tarder ! Notons bien que le jeunot n’aurait jamais pensé à s’identifier, dans le film qu’il venait de voir, à celui qui se prend la raclée. Seul Bruce Lee, ou son équivalent, faisait l’affaire. C’est qu’en ces temps-là, les jeunes étaient déjà cons, certes, mais pas totalement désorientés : les héros vainqueurs servaient de modèles sans qu’on eût besoin d’expliquer pourquoi.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La déconstruction fait ses ravages jusque dans les références qu’elle offre aux jeunes générations. Sous l’énergique croisade des troupes féministo-guerrières, nous laissons croire aux fillettes que boxe anglaise et rugby sont sports de filles, que travailler dans le bâtiment leur convient très bien et que, de leur côté, les jeunes garçons doivent développer leur féminité par tous les moyens. J’aimerais vivre assez longtemps pour voir de mes yeux cette génération-là devenue adulte. J’imagine des couples mixtes (une femme - un homme, si cela est encore légal) où la femme, grâce à son expérience pugilistique et une prise régulière de stéroïdes, protège un homme délicat, épilé de frais, et d’une sensibilité inouïe.

Comme on rebat les cartes des sexes, on rebat celles des valeurs. Sarkozy, en son temps, voulut offrir à la jeunesse un modèle susceptible d’identification moderne. Proposa-t-il un résistant à tout casser, un bagarreur, un trompe-la-mort, un indomptable combattant, un Bruce Lee, un aventurier, un artiste ? Non, il proposa un certain Guy Môquet, jeune communiste de 17 ans, fusillé par les Allemands en représailles de l’assassinat d’un officier teuton, où il n’avait eu aucune part. Une victime absolue, sans aucune action à son actif, un puceau, un innocent à tous les sens du terme, un malheureux fauché par l’Histoire. L’hyper président estimait sans doute que les jeunes gens du XXIème siècle trouveraient, dans cette victime-modèle, un exemple à suivre (reconnaissons que pour survivre en ces temps de précarité sociale mondialisée, avoir une vocation victimaire peut représenter un atout)…

Des victimes, au Bataclan, nous en avons eues. Des vraies. Des gens en goguette fauchés au hasard, qui n’avaient rien demandé et n’ont rien obtenu. Un individu a dû penser qu’elles n’étaient pas été assez nombreuses : il a prétendu faire partie du nombre, alors qu’il était chez lui au moment de l’attaque. Ce mec se rêvait tellement en victime qu’il s’est inventé des malheurs : issu d’un peuple qui n’a pas assez souffert… En 1939, on se posait la question de savoir s’il fallait « mourir pour Dantzig ». Encore une histoire de victimes, si l’on veut, à ceci près qu’il s’agissait alors d’aller y combattre, d’y accomplir une action, la mort faisant partie de l’équation comme risque, non comme une condition sine qua non. Se rêver victime au Bataclan, c’est aspirer à une nouvelle sorte de martyr, un martyr qui ne défend rien, ne cherche à rien déclencher d’autre que la compassion. Pleurez sur mon sort, voilà toute la philosophie de ce Dernier homme nouveau… Car, en effet, je ne sache pas que notre pseudo victime avait l’ambition, par son exemple, de soulever les foules occidentales contre l’hydre islamiste. Son projet n’avait pas le moindre aspect politique. Si l’on extrapole un chouia, on peut même imaginer que ce fou souhaitait d’autres Bataclan, d’autres massacres, et encore plus de victimes à embrasser.


Je manque de compétences pour juger si ce comportement relève d’une forme particulière de masochisme (se réaliser en souffrant pour de faux !), il faudrait demander son avis au Psychothérapeute. D’autres déviants sont, en revanche, plus facilement qualifiables. Ceux qui, sous le nom de So sorry, non contents de s’excuser pour les actions de leurs prétendus ancêtres, se mettent en scène dans le rôle de leurs victimes putatives. Pour certains, il ne suffit pas que les Blancs aient aboli l’esclavage depuis deux siècles, il ne suffit pas de nommer rétrospectivement « crime » ce qui était légal voire moral à une époque passée, il faut aussi grand-guignoliser l’affaire : se passer les fers aux pieds et défiler, tête baissée, sous la trique de comparses choisis pour la couleur de leur peau : noire. Le phénomène est ici extraordinaire : ils essentialisent les Blancs (ceux qui se mettent les fers ne sont pas des descendants d’esclavagistes réels, mais simplement des Blancs) et les Noirs (tous victimes parce que Noirs). Les So sorry ne se disent pas victimes, ils se disent bourreaux ! Mais, bien sûr, en tant que descendants de bourreaux, ils sont à leur tour victimes d’une malédiction terrible : être des Blancs.

Hier, les mythomanes s’inventaient des généalogies flatteuses, ou prétendaient tout simplement avoir accompli des exploits fictifs. Aujourd’hui, ils inventent de fausses blessures obtenues dans des combats imaginaires. L’homme moderne se vante encore, mais de ce que les autres lui ont fait ! Des milliers, des dizaines de milliers de gens prennent le pli, tous les jours, tout au long de l’année, sous l’encouragement médiatique : le concept de discrimination doit son succès non pas tant à la discrimination elle-même (qui, bien sûr, existe), mais à sa qualité d’explication pratique pour dispenser la pseudo victime de sa responsabilité éventuelle. C’est une machine à s'auto-dédouaner qui présente l’immense avantage de désigner un responsable honteux, sur qui s’acharner est licite. Des milliers de femmes, subissant la propagande hallucinogène des victimocrates, se mettent à prétendre qu’elles ne sont pas celles qu’elles auraient pu être si le sexe masculin avait été (tout simplement et au bas mot) rayé de la Terre. Des centaines de privilégié(e)s débitent des propos invérifiables à grands renforts de médias : untel m’a agressée, un autre m’a dit crotte, un troisième m’a jeté un regard grossophobique il y a vingt-cinq ans ! Les cons sont lâchés et, reconnaissons-leur cette qualité, ils respectent au plus haut point la parité sexuelle !

Les actrices hollywoodiennes se posent désormais, et collectivement, en victimes. On ne leur reprochera pas de jouer la comédie : c’est leur raison d’être. Mais cette unanimité vengeresse, ce moralisme déplacé (parler morale et savoir-vivre à Hollywood, pourquoi pas au Medef ?), cette inversion soudaine des alliances, quelle plus belle leçon de cinoche ? Leur force, c’est d’offrir un espoir incroyable : même célèbre, même jeune, même belle comme une déesse, même détentrice d’un pouvoir médiatique surpuissant, même parvenue au sommet de la hiérarchie sociale, même milliardaire, on peut encore être une victime ! Comment ? il suffit d’être une femme. Yes, we can ! C’est Oprah Winfrey qui le dit, c’est Jodie Foster qui l’affirme : « Des femmes qui ne se sont pas fait harceler, je n’en connais pas » ! Ce qui sous-entend lourdement deux choses :
1-les victimes représentent au moins 50% de la population mondiale (la construction de prisons est donc un secteur d’avenir).
2- des hommes qui ne soient pas harceleurs, ça ne doit pas courir les rues.


Personne n’a oublié le rapport ubuesque du « Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes » affirmant que 100% des femmes ont été harcelées dans les transports en commun. Un taux de 100%, oui, mieux qu’une élection présidentielle ouzbèke ! Femme = victime, c’est donc automatique, c’est ontologique, c’est le Haut conseil qui le décrète !

Dans la cour d’école maternelle, dès qu’un enfant se fait bousculer, il part en pleurant dénoncer à la maîtresse le crime qui lui est fait. Si elle assume son rôle, la maîtresse devra interrompre la violence, punir éventuellement le bousculeur et, en tout cas, consoler d’une façon ou d’une autre le bousculé. Plus les enfants grandissent, moins ils ont besoin du renfort des adultes pour régler leurs différends : devenir adulte, c’est savoir être autonome, surtout dans les épreuves. La victimisation générale, au contraire, aboutit à une forme d’infantilisation inédite passant par l’intervention systématique d’une autorité supérieure (le Droit, la justice) punissant le méchant et, par la même, consolant la victime. Que ce soit pour une bonne (grave) raison ou une mauvaise (futile ou imaginaire), on nous enjoint de réclamer « justice » à tout bout de champ. Finalement, le seul élément distinguant radicalement l’infantilisme des adultes de celui des bambins, ce sont les indemnités sonnantes et trébuchantes.

Si l’on croit que ce phénomène victimogène porte une logique, il est facile de prévoir son premier effet : dans une société libérale parfaitement moderne, toute « question de société » aura sa réponse pénale. Le droit pénal se renforcera donc, parallèlement au destin des rapports sociaux : jusqu’à l’hystérie. Nous avons vanté les comportements du Rebelle, nous avons ironisé sur les enfants « bien élevés », aux cheveux « bien dégagés derrière les oreilles », nous avons tourné en ridicule les « bonnes manières » : nous en récoltons le résultat. Le droit, la matraque, la prison suppléeront ce que la morale et les mœurs ont abandonné. Les légions d’avocats se lèveront, à l’américaine, puisqu’il est dit que toute « avancée U.S » se répand, quelque décennies plus tard, dans nos vieux pays. Le Droit, proliférante engeance, remplaçant la vie en commun par procès et procédures, les avocats chercheront les victimes comme la poissonnière drague le chaland. Dans un monde où l’individu se définit comme celui à qui on doit quelque chose, ils n’auront aucun mal à en trouver.

Un prophète l’a dit : la femme est l’avenir de l’homme. J’ajoute : la femme et ses avocats.


4 commentaires:

  1. Peut-on vraiment << désirer >> être une victime ? Quel est ce ressort masochique sous-jacent ?

    Il me semble que si les masochics existent, c'est avant tout parce que les sadiques existent, pullulent et sèment leur graine.

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    1. Sadiques et masochistes sont, en effet, complémentaires. Qui génère l'autre ? Je l'ignore. La poule, l'oeuf ? Le sadique a l'air bien méchant, face au maso, mais qu'importe : l'un permet à l'autre de se réaliser, et inversement.

      La victime ne cherche sans doute pas le même type de sensations que le masochiste. Il n'aspire pas au coup de trique, il aspire au câlin consolateur (ou à la justice). La victime est une personne qui n'a fait de mal à personne, et à qui on a fait du mal. Elle est ainsi fondée à se plaindre, à réclamer réparation. Elle est dans une position morale de plus avantageuses. Dans le monde moderne, la victime trouve donc son complément chez l'avocat : je suis victime, je me plains, on me défend.

      Pour reprendre votre formule, la victime existe avant tout parce que le Droit existe, sème sa graine et pullule.

      Quant à savoir si l'on peut "désirer" être victime, le cas relaté dans mon texte l'explicite bien : on désire être plaint, on recherche le type de sollicitude réservé à ceux qui ont subi une épreuve injuste.

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  2. Je crois qu'on tient le manifeste de cette tendance :
    http://m.huffingtonpost.fr/2018/01/22/tres-emue-maiwenn-appelle-les-femmes-a-arreter-de-se-juger-les-unes-les-autres_a_23340093/

    "Chacun doit pouvoir souffrir de ce qu'il veut, comme il veut et quand il veut". Ce sera inscrit sur la prochaine bannière du CGB.

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    1. Incroyable : c'est l'aphorisme définitif auquel on n'aurait jamais pensé. En plein naufrage intellectuel,cette nana a trouvé la formule qui résume tout : la souffrance est un droit imprescriptible de la femme !

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