Quand j’ai lu La confession négative, j’avais
vingt-un, peut-être vingt-deux ans. Arrivé sur le tard à la lecture et à la vie
après une adolescence lugubre passée dans Cicéron, Démosthène et la
masturbation, ma géographie littéraire se composait des Chants de Maldoror, des Falaises
de Marbre, du Désert des Tartares, de Salammbô
et du Guépard, ce qui suffisait à
m’agiter l’esprit de pensées enfiévrées où cohabitaient la conscience claire de
la putréfaction de ma race et le désir insensé et inarticulé de
hautes entreprises, qui devaient nécessairement se situer ailleurs, en d’autres
contrées, d’autres époques ou d’autres horizons, en tout cas loin d’ici, la
lecture d’American Psycho m’ayant
révélé l’impasse du monde dans lequel mes études supérieures et mon milieu
social me destinaient à entrer.
Ces contrées, ces haut
pays où entreprendre mon Anabase personnelle, je les cherchais dans les pages
de l’Histoire. C’étaient Rome, Carthage et Constantinople, c’était Athènes sous
Périclès (le Périclès de l’Eulogie aux Morts, bien entendu : « notre audace s’est frayé un passage par
terre et par mer, s’élevant partout d’impérissables monuments, en bien ou en mal
», etc.), c’était les Croisades, c’était Saint-Gilles à Tripoli, Frédéric II à
Jérusalem, c’était la catastrophe d’Ager
Sanguinis où périt Bohémond II aux cheveux d’or au milieu de sa noblesse : plus que les victoires, c’étaient les glorieuses défaites que je
cherchais, Acre, Nicopolis et Varna plutôt que Lépante et Vienne. C’était l’Orient, mais tout l’Orient : c’était la Terre Sainte et Gaugamèles, c’était aussi
les Indes et Bornéo (James Brooke, the white rajah !), la retraite de Russie côté français et le siège de
Sébastopol côté russe. C’était toujours l’Orient, et c’était toujours le passé.
Je naviguais à travers des études de droit, je m’ivrognais comme de rigueur, et
je trouvais certaines de mes joies les plus intenses dans l’ivresse incomparable
des nuits d’été, mais l’essentiel de mon existence était consacrée à
l’indolence et à la rêverie.
C’est dans ces
circonstances que La confession négative me
trouva. Je ne ferai pas la critique de cet ouvrage, d’autres l’ont faite avant
moi avec un talent et une clairvoyance auxquels je ne prétends pas. Qu’il me
suffise de rappeler qu’il s’agit du récit de l'auteur, qui, alors à peine sorti d'études d'anthropologie ou de quelque chose d'approchant, se rend au Liban,
alors en pleine guerre civile, pour combattre aux côtés des Kataebs chrétiens
contre les islamo-progressistes et leurs alliés palestiniens.
Ce récit fut une révélation. Pour la première fois, une voix contemporaine me parlait de
guerre, de combat et de mort dans l’Orient sacré. J’avais cru jusqu’alors que
les écrivains ne se battaient plus, et que les guerriers étaient devenus
muets : Richard Millet me disait le contraire, très clairement et très
simplement, dans un style magnifique et intraitable, sorti tout armé d’une
littérature mourante et insignifiante. Peu m’importait que l’action remontât à
1975, soit près de trente-cinq ans en arrière : pour moi, le jeune homme
du récit me parlait maintenant, c’était aujourd’hui qu’il avait vingt-deux ans,
le même âge que moi, c’était aujourd’hui que sa geste s’accomplissait, et si
cette geste avait pu exister si près de moi,
alors elle pouvait être mienne.
Nietzche écrit que la
pensée du suicide fut la consolation de ses nuits : la pensée de la guerre civile fut
la mienne, tantôt cohabitant avec celle du suicide, tantôt l’éclipsant
entièrement : elle fut ma consolation, mon graal inaccessible, ma
distraction même, bien plus que les filles, la fête ou la lecture, qui
semblaient pourtant être mes principales occupations en ces années-là. J’écris
« la guerre civile », mais je devrais dire : la guerre civile en
Orient, tant les deux s’étaient entremêlées, tant je ne pouvais concevoir de
guerre civile qu’au Levant, la réalisation de soi-même dans le combat se
doublant du retour mystique au berceau du monde, tout voyage vers l’Orient
étant une remontée vers le haut pays de la civilisation, celui où les religions
prennent leur essor : il n’y a nulle autre raison à la fascination que
nous éprouvons pour le Levant, dont j’ai déjà parlé : c’est de l’Orient que
vient la lumière, c’est aussi de l’Orient que vient l’ennemi, et c’est en
faisant face à l’Orient que l’on se sauve.
Je me retrouvais dans
le protagoniste de la confession, ce jeune homme sombre et exigeant, exigeant
de lui-même et de la vie. C’était moi : moi aussi je n’avais pas vécu, ou
pas assez, ou pas suffisamment, moi aussi je cherchais cette plénitude que
l’auteur finissait par trouver dans les armes. La confession négative abolissait l’opposition entre écriture et
action que j’avais crue immuable. Elle montrait qu’il était encore possible
d’aller chercher aujourd’hui dans le danger et les travaux de la guerre le sens
d’une existence que l’on voulait verticale et impérieuse, mobile comme
un tirailleur, droit et audacieux comme un héros achéen, chrétien et généreux comme un
chevalier errant. Cette existence rêvée était aux antipodes de celle que je menais, radicalement étrangère à celle que je
voyais régner partout autour de moi : mais il y avait la confession
négative, et tant qu’elle était là, quelque part sous mon lit ou égarée dans
une malle ou prêtée à un ami qui ne la lirait pas, cette existence demeurait
possible, seulement possible, et c’était assez pour survivre.
La consolation de mes
nuits, donc, et la songerie de mes jours, jusqu’à ce que le temps de la liberté
s’achève, que prenne fin ce qui n’avait été qu’une longue adolescence attardée,
et que je n’ai d’autre choix que d’entrer dans l’âge adulte, ou du moins dans l’idée
que se fait notre époque de cet âge, avec son cortège de mutilations,
d’abdications et d’étrécissements. Alors la guerre civile disparut en même
temps que la pensée du suicide, toutes deux éclipsées au profit d’un impératif
de fonctionnement au jour le jour, l’existence prenant désormais la forme d’un
pacte satanique aux termes duquel, en échange d’une morne rigueur déployée cinq
jours par semaine, je recevais un salaire à dépenser dans toutes sortes
d’anéantissements le vendredi et le samedi soir.
J’avais cru que la
geste de l’auteur en 1975 pouvait être la mienne. A présent, rentrant à pied de
mon cabinet dans la nuit d’été sur les boulevards bruxellois, en sueur sous mon
costume, peut-être à moitié ivre de quelques bières bues avec mes collègues,
j’étais bien forcé de constater que je m’étais trompé, que la geste de la
confession négative était aussi éloignée de moi que la guerre du Péloponnèse et
la chute de Constantinople, qu’elles étaient toutes résolument hors de ma
portée, et que si par une ironie douloureuse l’époque actuelle pouvait offrir
de nouvelles perspectives de soleil de guerre au Levant, au Kurdistan
peut-être, face aux égorgeurs de l’Etat Islamique, elles me trouvaient trop
tard, trop embourgeoisé et trop fatigué, encore jeune et pourtant déjà anéanti
par quatre ans de vie salariée, n’ayant désormais plus d’autre préoccupation
que de dormir, de dormir, oui, et de jouir entre deux siestes.
Et pourtant.
Et pourtant, à présent
presque totalement inaudible, réduite au silence par le vacarme quotidien de
mes journées de jeune avocat ambitieux et affairé, la
confession survit, discrète, quelque part dans les plus lointaines provinces de
mon esprit, aux confins de l’empire, comme une idée à peine ébauchée, si
fragile qu’on n’ose la regarder en face, comme la mémoire d’un chemin que je
n’emprunterai pas, comme un souvenir évanescent qui va s’évaporer sans laisser
de trace, et qui pourtant s’attarde encore.
Et quand dans une nuit d'ébriété un ami prodigieusement obèse m’instruit de
son projet de rallier le Kurdistan pour aller participer aux derniers
soubresauts sanglants de la guerre contre le Califat, je me surprends à
considérer sérieusement l’idée pendant quelques minutes, même après qu’il ait
informé qu’il veut y aller à pied,
afin de purger dans la marche son corps obèse des tissus adipeux qui l’accablent
depuis son adolescence, et qui menacent de le suivre jusque dans la tombe. L’un
veut purger son âme, l’autre veut purger son corps : tous crèvent
d’abondance dans cet Occident en putréfaction.
Et quand, à la fin du
mois de janvier, dans le cadre d’un événement droit-de-l’hommiste où je suis invité en raison du seul talent qui me soit resté, celui de parler – un talent
pour lequel je ne me trouve pas grand mérite, celui-ci ne tenant qu’à la
connaissance des maîtres dont je ne fais qu’appliquer les ficelles les plus éculées – je
rencontre une Libanaise, charmante et chrétienne, l’entente que je noue avec
elle, une entente à la fois chaste et romanesque, fait resurgir, intacts, dans toute leur force, les
rêves de mes années oisives.
Et quand à présent, des
années après l’avoir refermée, j’ouvre à nouveau la confession, ressortie à la
faveur d’une expédition aux marges orientales et dévastées de l’Ukraine – autre pays en guerre,
autre Orient possible – je retrouve intacte la promesse qu’y est contenue,
celle d’une vie vers les hauteurs, toujours inaccessibles mais toujours à
chercher, celle d’une anabase personnelle, d’une vie verticale, débarrassée de
ses scories dans la foi et le combat.
Très agréable à lire, merci à l'auteur..
RépondreSupprimerJe dirais même plus, merci à l'auteur, très agréable à lire.
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