12 juin 2015

Journaux parisiens d’Ernst Jünger

 

Lecture plutôt troublante que les journaux parisiens d’Ernst Jünger.

Ernst Jünger a traversé le 20ème siècle en participant aux deux guerres mondiales. De la première, il retire une sorte d’expérience vitale ainsi qu’un roman tonitruant et immersif : Orages d’acier. De la seconde il extrait ces journaux alors qu’il est en poste dans la France occupée (il fera une incursion de quelques semaines sur le front de l’Est en 1942).

On éprouve, pour commencer, l’embarras de lire le récit purement observateur d'un officier placé au cœur des événements. Comme s’il n’était pas en train de jouer un rôle dans cette guerre, le capitaine Jünger se promène, regarde voler les bombardiers au-dessus de Paris de la même façon qu’il observe les coléoptères et les fleurs du jardin de Bagatelle (c'est un féru de botanique), déplore le caractère autodestructeur de cette guerre en particulier, ainsi que la dérive d’Hitler et des siens, mais avec la même extériorité qu’il rapporte ses entrevues avec les artistes rencontrés à Paris (Cocteau, Guitry, Braque, Léautaud, Picasso…). Difficile de concevoir qu’on puisse si bien ressentir le ressort nihiliste du nazisme tout en continuant à le servir en tant qu’officier administratif.

Mais peu à peu, au fil des pages, Ernst Jünger prend le visage de l'individu largué, à la masse, dépassé, plongé dans la tempête et entendant, tel un Ulysse, la houle et les chants de révolution, solidement arrimé à son être intérieur. C’est de cette façon que s'établit la connexion entre lui et nous.

Ernst Jünger est largué, mais tient une conscience aiguë de la nature démoniaque des événements qui se déroulent. Russes, Allemands, les soldats de cette guerre sont des lémures, les dignitaires nazis des lémures, certains civils français sentant tourner le vent et cédant à la violence des lémures… Le nihilisme d’Hitler est celui plus général de la modernité, de ses guerres, de sa technique, de son mercantilisme… Intuition qui prend relativement bien corps à travers son observation du génie ailé de la Bastille dont j’avais fait part ici. (mais clique bon dieu !)

Junger


Avec Jünger, nous voilà perdus dans un monde où les humains autour, comme enivrés par l’odeur de mort, cèdent à d’obscures énergies. Chacun pour ses bonnes raisons, ses prétextes. Dans l’air, une électricité maléfique s’est emparée des hommes. Et aussi curieux que cela puisse paraître, la situation décrite n'est pas sans résonance avec la nôtre.

Nous aussi, pouvons sentir se répandre une « morgue d’époque » similaire, en ces temps où des partis adverses nous prennent entre les feux de leurs incantations sans que nous comprenions l’urgence de leurs motifs, chacun appelant à combattre qui pour la Syrie, qui pour le Jihad, ou pour la liberté d’expression, pour le droit de s’exprimer seins nus, pour le port du voile ou son interdiction, pour le droit d’ultra-minorités représentant quelques centaines de personnes, ou contre l'antisémitisme, ou contre la Russie, ou pour les « rebelles » d’on ne sait où...

Le combat est sur toutes les lèvres, la vindicte amplifiée par l’ultra-médiatisation ultra-mondialisée de ce monde, où un tweet à Paris fait naître des émeutes à Riyad, où le moindre différend fait s'élever des remparts... Les « appels à la paix » eux-mêmes sont une façon de susurrer la guerre, de nous accoutumer à sa venue alors qu'on ne voit pas pourquoi il en serait question au juste. Et voilà que, sans pouvoir donner de raison valable, chacun peut sentir un conflit venir ou se faire à l’idée qu’un jour il aura à se planquer. Peut-être le meilleur pas vers la paix commencerait-il par l’extinction de tous les écrans, de toutes les radios.
« Lorsque la globalisation se faisait attendre, tout le monde l’appelait de ses vœux. L’unité de la planète était un grand thème du modernisme triomphant. On multipliait en son honneur les ‘expositions internationales’. Maintenant qu’elle est là, elle suscite plus d’angoisse que d’orgueil. L’effacement des différences n’est peut-être pas la réconciliation universelle qu’on tenait pour certaine. » - René Girard, Celui par qui le scandale arrive

4 commentaires:

  1. Coquille : le moindre différent —> le moindre différend

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  2. Pour mesurer l'écart entre le Jünger de 17 et celui de 40, il n'est besoin que de comparer les titres des ouvrages se référant aux époques données : “Orages d'acier" d'un côté... "Routes et jardins" de l'autre. Tout est dit !

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