28 janvier 2015

Des choses cachées depuis la fondation du monde

« Préviens-les que ton article est putain de long et chiant... »

Quand j’ai demandé à la conseillère livres de la FNAC où trouver « René Girard », elle a entré le nom dans l’ordinateur, cherché longuement, et fini par relever le menton pour me lancer d’un ton de maraîchère : « René je vais pas avoir… J’ai Girard Alain si vous voulez, mais du René on n’en a plus » !

Va pour Alain ! attendait-elle sans doute que je lui dise. Mais j’ai plutôt attendu une nouvelle cargaison de « René ». Bien m’en a pris : c’est une de ces lectures qui restent, qui créent un vertige à penser qu’elles étaient là toutes ces années, à la librairie du coin ou dans sa bibliothèque, et qu’elles détenaient depuis le départ les clés de questions qu’on n’avait même pas su formuler.

Temps 1 – Le point de départ de Girard est le désir mimétique : l’homme ne se fixe pas lui-même son désir, il a besoin d’un modèle, d’un autre qui désire. Le désir ne s’attache pas à l’objet mais à la possession de cet objet par un autre. Ce que l’on désire, c’est la plénitude dont nous semble empli celui qui possède. Une beauté froide passe devant vous sans daigner vous regarder ? Votre désir s’éveille parce que ce mépris affiché vous exclue, vous fait obstacle, vous signifie que cette personne est auto-suffisante et n’a besoin ni de vous ni de votre regard pour exister. L’homme désire ce qui est hors d’atteinte, fondamentalement autre, il est en quête perpétuelle de différence, qu’une fois trouvée il imite. La conduite mimétique aboutit évidemment à l’érosion de la différence et à une fuite en avant vers une singularité toujours nouvelle.
« Contrairement à ce que veut la théorie du narcissisme, le désir n’aspire jamais à ce qui lui ressemble ; c’est toujours ce qu’il imagine de plus irréductiblement autre qu’il recherche. (…) Et plus le désir cherche le différent, plus il tombe sur le même ». 

Temps 2 – Les hommes n’accordant de valeur qu’à ce qui est détenu par l’autre, on devine que le mimétisme entraîne des cycles contagieux de rivalité, de concurrence, qui accumulent les tensions et que la communauté doit juguler. La loi est une tentative de mettre de la distance entre les désirs au sein d’un même groupe pour contrôler le mimétisme (« tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas la femme de… », etc.).
« Ce sont les pères et les fils, ce sont les voisins et les amis, qui deviennent des obstacles les uns pour les autres. (…) A mesure que les barrières entre les hommes disparaissent, les antagonismes mimétiques se multiplient (…). Dans un monde où il y a de moins en moins de barrières fixées et institutionnalisées, il y a de plus en plus de chances pour que les hommes deviennent l’un pour l’autre l’obstacle fascinant. » 
Temps 3 – René Girard fait un détour par l’ethnologie et constate que l’ensemble des mythes primitifs et antiques racontent une seule et même histoire : celle d’une crise de rivalités mimétiques au sein de la société, qui se résout par l’expulsion d’une victime unanimement désignée. La violence sociale est mise sur les épaules d’une personne et expulsée du monde humain pour acquérir un caractère sacré. La victime, haïe tout autant qu’admirée, est tenue pour responsable tant du trouble qui précédait la crise que de l’apaisement qui résulte de sa mort.

Selon Girard, les mythes sont autant de récits du sacrifice de la victime émissaire, racontés par les lyncheurs eux-mêmes. Ils ont en commun d’extérioriser la faute et de ne jamais mettre en doute la responsabilité de la victime. Un mythe comme Œdipe par exemple, peut être empathique avec le héros mais ne laisse pas la possibilité de douter qu’il ait effectivement tué son père et niqué sa mère. Les lyncheurs ont besoin de croire à l’implication de la victime dans la cause du trouble social pour que le sacrifice joue sa fonction purificatrice. La collectivité a besoin, pour sortir du cycle de violence qui menace ses membres, de refouler le fait qu’elle transfère cette violence sur une victime arbitraire et innocente.
« L’irruption de la vérité détruit l’harmonie sociale fondée sur le mensonge des unanimités violentes. » 
« La cité des hommes n’est un aimer ensemble que parce qu’elle est aussi un haïr ensemble. » 
Temps 4 – Jusqu’à la Bible, tous les mythes fonctionnent sur ce « mensonge ». Les « choses cachées depuis la fondation du monde » sont l’enfouissement continuel et répété de cette opération : la dissimulation du crime d’injustice par lequel la société obtient la cohésion. La Bible est le premier récit mythologique à différer du schéma sacrificiel, du moins à présenter la victime comme innocente et abusivement chargée.

Les exemples de Girard sont légion et c’est sans doute pour eux que le livre vaut d’être lu. Dès l’Ancien testament, le sacrifice est démythifié, les bourreaux ne sont plus dans leur bon droit. Le mythe d’Abel et Caïn, à la lumière girardienne, révèle noir sur blanc que la cité humaine est construite sur le cadavre d’un innocent sacrifié, et que tant que c’est le cas elle entretient une spirale de violence qui la mène à la destruction. Mais il faut attendre le Nouveau testament pour aller au bout de la logique et se débarrasser complètement d’une certaine divinisation de la violence. Le Messie vient prouver aux hommes que la violence n’est nullement divine mais qu’ils en sont seuls responsables. En ce sens, considérer la mort du Christ comme un « sacrifice » est, selon Girard, un contre-sens commis par les chrétiens. Le Christ ne meurt pas pour le bien des hommes ni pour une utilité quelconque, c’est une mort pleinement naturelle provoquée par l’unanimité des hommes. Et l’Apocalypse n’est pas un défoulement de forces surnaturelles mais un aperçu de la destruction finale à laquelle se destinent les hommes en poursuivant dans leur voie.

Temps 5 – Le « sens de l’histoire », selon Girard, est celui d’une prise de conscience progressive du mécanisme sacrificiel : les hommes sont de plus en plus conscients de leur mécanisme de rejet de la violence collective sur une victime innocente, ce qui annule son efficacité et les oblige à partir en quête de « nouvelles ressources », d’un nouveau sacrifice dont ils n’auront pas conscience.

Les prophètes hébreux ont d’abord révélé ce mécanisme, menaçant la cohésion sociale et se faisant persécuter pour cela. Leurs descendants se sont fait leurs témoins, dénonçant cette persécution, mais ce faisant ils se dédouanent de leur coresponsabilité et expulsent leur faute sur leurs pères.
« Les fils croient se désolidariser des pères en les condamnant, c’est-à-dire en rejetant le meurtre loin d’eux-mêmes. De ce fait même, ils imitent et répètent leurs pères sans le savoir. Ils ne comprennent pas que dans le meurtre des prophètes, il s’agissait déjà de rejeter sa violence loin de soi. Les fils restent donc gouvernés par la structure mentale engendrée par le meurtre fondateur. Toujours ils disent : « Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes ». C’est dans la volonté de rupture que s’accomplit chaque fois la continuité des pères et des fils. » 
Jésus vient alors enseigner de ne pas enfouir sa propre responsabilité violente. Rompre le cycle de la violence, c’est ne pas participer à l’unanimité, mais c’est aussi ne pas s’exempter des crimes commis avant nous. Ne pas rejeter la faute et en prendre sa part. Crucifié. Et là encore, ce sont ceux qui pensent avoir saisi son message (les chrétiens) qui le dénaturent, en faisant de Jésus un sacrifié dont la mort vient racheter leurs péchés, et en rejetant leur faute commune de l’avoir condamné sur les Juifs…

Depuis ce temps, les hommes parcourent leur chemin vers la conscience, esquivant toujours, rejetant toujours leur violence, trouvant toujours de nouvelles ressources sacrificielles... Mais aujourd’hui, à une époque où pèse le risque de la guerre nucléaire (Girard écrit en 1978), les hommes sont arrivés à période particulière où le jeu mimétique des frères ennemis se jouant entre les Etats-Unis et l’URSS, et la pierre de lapidation étant devenue la bombe, l’humanité est au pied du mur : ou bien elle devient lucide, ou bien elle s’autodétruit et accomplit l’Apocalypse. 

Fin de la fiche de lecture.

« 'Tain sérieu jé rien co'pris... »


L’œuvre n’est pas sans défauts, elle a notamment celui d’agacer par le totalitarisme de la réflexion : plutôt que de vous laisser apprécier ses idées fort bien développées et convaincantes, Girard dépense un certain nombre de pages à vous tirer par la manche pour vous faire convenir qu’il a raison, et raison sur tout. Il vous interdit d’être d’accord avec sa proposition 1, si de ce fait vous ne déduisez pas la validité de sa proposition 2, et puisque la proposition 2 est juste, vous devez logiquement conclure que sa proposition 3 est validée elle aussi, etc. C’est comme s’il craignait que ses idées ne valent rien sans la cohérence d’ensemble de l’édifice théorique. Or cette cohérence n’est pas la plus intéressante à mon sens : certains éléments isolés restent très éclairants sur la réalité des choses.

Le mimétisme peut expliquer les phénomènes de mode et d’emballement (« Je suis Charlie » ?), ainsi que le consumérisme tout simplement. Le consommateur de Marlboro rouge croit, en achetant son paquet, absorber le « mana » du cowboy solitaire présenté dans la pub, tel le sauvage polynésien de Lévi Strauss absorbe la force de son ennemi une fois qu’il l’a tué. Le consommateur achète non pas l’objet mais « l’esprit » de celui qu’il a vu posséder l’objet. L’esprit Nespresso. L’effet Brunch.

La réflexion sur la quête contradictoire de différenciation et d’identique dit également beaucoup sur notre monde : la volonté d’être un mouton « pas comme les autres », le conformisme rebelle, la standardisation façon « village global » d’Attali aussi. Célébrer la « différence » mais tout en la normalisant, chercher l’alterité mais pour y trouver le même, « aimer l’autre » mais seulement en ce qu’il nous ressemble, « vivre ensemble » mais sur la base d’une sensibilité unique… Cloner partout la différence jusqu’à la supprimer, mixer le monde jusqu’à en éliminer les vrais morceaux de fruits… Dans un autre livre, René Girard écrit :
« Lorsque la globalisation se faisait attendre, tout le monde l’appelait de ses vœux. L’unité de la planète était un grand thème du modernisme triomphant. On multipliait en son honneur les ‘expositions internationales’. Maintenant qu’elle est là, elle suscite plus d’angoisse que d’orgueil. L’effacement des différences n’est peut-être pas la réconciliation universelle qu’on tenait pour certaine. » 
Enfin, la vérité selon laquelle personne ne se sent jamais prendre l’initiative de la violence, tout le monde se sent toujours réagir et se défendre, tout le monde extériorise la faute et la projette sur un autre… me semble particulièrement utile pour vivre la modernité. Parce qu’on occulte sa propre responsabilité dans la violence infligée et qu’on n’a jamais l’impression que de riposter, parce que l’adversaire fait de même, on nourrit une spirale cumulative de violence. Parce qu’on s’absout de la violence en la rejetant toute entière sur nos pères, nos ancêtres, le passé… on est le mieux à même de la faire revenir. On pensera à la repentance, à cette manie de refiler la faute au passé et aux morts plutôt que de l’assumer et de l’épouser. On pensera à la tendance à rendre la violence commise suffisamment monstre, suffisamment autre et inhumaine, suffisamment incompréhensible pour s’en sentir exempt et regagner une virginité criminelle. La fameuse « diabolisation » de certaines figures de la haine et de la violence est aussi une divinisation, une extériorisation de sa propre violence pour la sortir du monde et ne pas avoir à la reconnaître.

8 commentaires:

  1. Je suis athée, mais je reconnais l'effet des religions sur les civilisations.
    Je m'étais souvent demandé pourquoi le christianisme avait engendré des cathédrales à l'architecture fabuleuse abritant de grandes orgues dont les compositeurs précédents ne pouvaient que rêver.
    Je ne minimise pas l'apport de la cuisine casher et de l'abattage hallal.
    Ce que René Girard explique, c'est que le sacrifice du Christ change tout car la victime est forcément innocente puisque c'est le fils de Dieu.
    C'est cela qui est la grande différence avec les autres religions du Livre.

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  2. excellent le rapport avec rené girard l'ex footballeur international désormais entraineur J'imagine le super dialogue de bureau : putain je viens de lire un bouquin qui a changé ma vie, le désir mimétique C'est de qui ? René girard Connais pas René Girard ? Ah tiens je ne savais pas qu'il écrivais aussi des livres Remarque maintenant, c'est devenu la mode pour toutes les stars d'écrire le leur Donc selon lui qui c'est le meilleur ? Maradona Messi Cristiano Platini ou Zizou ? On faisait aussi jadis le meme type d'erreur avec jacques martin, qui était aussi le nom du créateur de la bd alix

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    1. Merde, si j'avais su je me serais contenté de publier la photo de l'entraîneur avec une légende...

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  3. "Préviens-les que ton article est putain de long et chiant... "

    Transposition de l'angliche "is fucking something". Laid et pas du tout français donc.

    Dieu vous jugera pour ça.

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    1. Cette légende n'a pour seul but que d'arrêter les mous du bulbe suffisamment tôt dans la lecture de l'article. Je ne la changerai pas d'un iota car elle remplit pour l'instant sa fonction à merveille.

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  4. Voilà un résumé sobre et efficace. Merci beaucoup beaucoup.

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  5. Intéressant, drôle...
    et cons de libraires...

    KarimRossmann (le bonjour à kroulik).

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  6. On en a rien à foutre !
    Il n'y a que ça qui compte dans la vie : http://videos.leparisien.fr/video/sexo-co-la-fellation-pourquoi-est-ce-si-agreable-pour-lhomme-11-02-2015-x2gz0s9

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