10 mai 2014

Les gens qu'on déteste : les méprononceurs



En inaugurant une rubrique intitulée « les gens qu’on déteste », j’ai conscience d’entreprendre une tâche immense. Je mesure le travail à accomplir, les responsabilités en jeu, le poids de la démographie mondiale et la disproportion des forces en présence. D’un côté, moi ; de l’autre, au bas mot, le reste du genre humain. Pas tout le genre humain, non, restons raisonnable, seulement les connards, les abrutis, les moules à gaufres, les têtes de con, les pénibles, les boursouflés, les pédantiques, les tarlettes, les nuisibs, les enflards, les mochetés, les sournois, les troncheux, les hyènes lubriques, les fils de poux, les piercés du nœud, les gobeuses, les qui-ne-comprennent-pas-qu’on-puisse-ne-pas-être-d’accord, les avaleurs de travers, les bourriques velléitaires, les répéteurs de refrain, les protesteurs de bonne foi, les éthiques sous décodeur, les fanatiques tolérants, les enjambeurs de vieilles femmes, les montreurs de plaies, les importateurs de djembés, les poignardeurs dans le dos, les señoritos à mutuelle, les briseuses de tabous et de mes couilles, les loucheurs en biais, les bâtisseurs de barbecue, les porteurs de keffiehs, les dénonceurs d’ordures, les bétonneurs joufflus, les sportifs, les trouveurs de marchés porteurs, les joueurs d’euromiyon, les faisans, les brebis du transhumanisme, les flatteurs de connes, les militants pour ton bien, les sots, les fats, les pimbêches cultivées, les positiveurs, les shampooineurs concernés, les emmerdeurs transgenres, les buveurs d’eau gazeuse, les astiqueurs de joncs, les élégants du survêt’ blanc, les incontinents du selfie, les lustreurs de concepts, les téléphages, les donneurs d’organe, les hystériques, les bigleux à Google glass, les ravis du lotissement, les fouteurs d’ambiance, les branlocheuses d’Iphone, les touristes hyperactifs, les filles trop grandes avec des pieds énormes, les tatoués sur le cou, les syntaxo-déficients, les optimistes, les-qui-emploient-sans-arrêt-le-mot-partage, les twitter-teufeurs, les afficheurs de conviction et les malpolis.



Evidemment, à cette liste à vomir, il faut donner un phare, il faut désigner ceux qui méritent la place de tête, ceux qui surnagent du bouillon. Aucune hésitation, tant l’évidence s’impose : ceux qu’on déteste au plus haut point, à qui l’on donne d’emblée le titre de leader de fange, ce sont les gens qui prononcent les « é » et les « ai » de la même façon ([e] et [ɛ]).
Ecartons tout d’abord les victimes collatérales : les méridionaux. Un habitant de Toulon n’est pas capable physiquement de prononcer les deux phonèmes distinctement. Son baragouin particulier l’en empêche et, ce faisant, le Toulonnais s’inscrit dans une tradition connue, ancienne et vénérable. Personne ne penserait donc à le lui reprocher. Par ailleurs, il compense cette infirmité par une grande aptitude à faire entendre la différence entre « empreinte » et emprunte » ([ɛ̃] et [œ̃]), chose devenue assez rare pour lui en faire crédit. Et puis, si les Toulonnais se mettaient à parler comme les Lyonnais, il n’y aurait plus aucun intérêt à vivre en France.

En revanche, nous remarquons depuis quelques années une nouvelle race d’insupportables, les gens pourtant « sans accent », mais qui ne marquent aucune différence entre les « é », et les « ai ». Dans une cour d’école, au bureau, à la radio, dans un restaurant ou n’importe où ailleurs, on peut désormais entendre une phrase comme « Ce seré pour un retré de trente euros, s’il vous plé. » Ou « le chien s’é détaché et l’a mordu au mollé », ou « il regardé ses mails pendant qu’elle le sucé », ou « si les toulonné se métté à parler comme les lyonné, il n’y auré plus aucun intéré à vivre en France ». Ces phrases, dont toute nuance a disparu, semblent prononcées fesses serrées, on a l’impression que celui qui parle retient quelque chose, qu’il a la bouche en cul de poule et qu’il croit que ça lui donne un genre. Le gros AI, le gras et sympathique AI leur paraît sans doute trop peuple, avec sa bouche ouverte et ses dents qu’on exhibe.


Comme chaque fois qu’une catastrophe nous arrive, comme après chaque accident de voiture, chaque naufrage tragique, chaque explosion nucléaire, on se demande comment cela a pu se produire, comment on en est arrivé là. Quel parent, entendant son chiard dire bilboqué au lieu de bilboquet, intéré au lieu de intérêt, n’a pas jugé bon de le reprendre, ouvrant sans le savoir la brèche par où s’écroule bientôt l’art patient de la prononciation ? Quel salopard, n’ayant pas frémi d’horreur à l’idée qu’un « pré » puisse représenter indistinctement une étendue verte ou du pognon qu’on prête, a donné le coup d’envoi de ce génocide phonique ? Quel est le nom de cet Attila-là ?

Pour trouver l'origine à cette maladie, c’est peut-être vers la publicité qu’on doit regarder. Le promoteur de cette perversion n’est-il pas le morveux ignoble qui, dans une pub Lactel il y a vingt ans, demandait à son père « papa, c’est quoi cette bouteille de lé ? » Si la pub représentait un monde idéal, le père aurait balancé une grosse tarte au morpion, histoire de lui faire comprendre
1 - qu’il ne faut pas déranger papa quand il lit l’Equipe
2 – que les deux lettres A + I donnent toujours le son « AI » quand ils sont accolés
3 – qu’il devrait être couché depuis une heure
Mais hélas, les années 1990 furent aussi celles de l’émerveillement devant la publicité, et la question horripilante du morveux ne souleva pas l’indignation méritée. Elle fut même reprise de bouche en bouche par les neuneus hilares, comme mauvais herpès, et ratiboisa le reliquat d’humanités de cette génération ahurie.

S’il faut détester les mauvais prononceurs, ce n’est pas tant qu’ils appauvrissent la langue française (elle leur survivra), c’est que, ce faisant, ils montrent à quel point ils la méprisent. Comme le type qui jette sa canette de Coca par la portière de son Opel Zafira démontre, en plus de sa laideur, le peu de cas qu’il fait de la campagne qui l'accueille. Mal prononcer les mots, c’est comme enfoncer un clou avec le dos d’un pied à coulisse très précis, c’est agir en gros con.
Le mieux qu’on puisse espérer, c’est qu’il ne s’agisse là que d’une mode, aussi débile que les autres mais aussi passagère. Après tout, à l’inverse d’aujourd’hui, les chanteurs existentialistes des années 1950 nous chantaient bien « Saint Germain des Prai », le faisant rimer avec « après »… Et les Inconnus rendirent enfin ridicule le « Tu vas bien ? » (entre bien et bion) des branchouillés de l’époque, prononcé comme s’ils vivaient toute l’année avec une asperge enfoncée dans le pif. Cette perversion presque disparue ne se rencontre plus que chez certaines adolescentes extrêmement connes, qui semblent aller chercher leurs nasales à l’arrière de leur cervelet, performance qui mériterait une analyse approfondie. Ce sera pour une autre fois.

8 commentaires:

  1. Un scoop sur le petit garçon de la pub Lactel... C'est en fait une petite fille dont les parents étaient pied-noirs. D'où l'accent !

    Et je ne vois pas ce qu'il y a de mal à donner ses organes, moule à gauffres

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    1. donner ses organes, oui ; s'en vanter, non.

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    2. T'as qu'à lire ça, altruiste !
      http://beboper.blogspot.fr/2008/01/don-dorganes-mourrons-sympa.html

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  2. et les siphoneurs de tisane, les grabataires du qi, les poétiseurs de QHS.

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  3. C'est aussi à cause de cette mode débile qu'on retrouve dans les copies d'étudiants la confusion entre "et" et "est" ou entre l'imparfait et le participe passé. Faudré les biflait ces tarbas.

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  4. en même temps, vu que le parlé kaïra se répand comme la peste, le combat entre é et ai, c'est du ptit lait.

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  5. Quand je lis la liste initiale, j'appréhende avec appréhension (balèze, non ?) de me retrouver dedans. Puis je me pose la véritable question : dans combien de ces catégories l'auteur se reconnaît-il ?

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