4 janvier 2014

Emporté par la foule




Il y a quelques années, le Washington post a organisé une expérience dans les couloirs du métro. Un violoniste d’exception, Joshua Bell, beaucoup plus subtil que son nom pourrait le faire croire, s’y est pointé, habillé comme un musicien de rue, sans trop en faire néanmoins. Il a sorti son crin-crin (un Stradivarius coûtant 4 millions de dollars, oui QUATRE) et en a joué pendant ¾ d’heure, au milieu du flux des péquins. L’expérience se déroula dans une station fréquentée très majoritairement par des employés et des cadres travaillant dans les buildings alentours (administrations, centres de recherche, cabinets d’avocats, agences fédérales). Joshua Bell joua des airs choisis pour leur très haute qualité musicale, des sommets dans leur genre, Bach, Schubert, Massenet et consorts, des choses à la fois belles à entendre et particulièrement difficiles à interpréter. Une caméra cachée filma la scène.

Que croyez-vous qu’il arriva ? C’est une question que les gonzes du Washington post avaient préalablement posée à Leonard Slatkin, directeur de l’Orchestre symphonique national, qui paria que 35 à 40% des gens reconnaîtraient la qualité de la musique entendue, et que 75% prendraient un peu de temps pour s’arrêter et écouter.
Il n’en fut rien.





Sur 1097 personnes qui passèrent devant Joshua Bell durant ce laps de temps, sept seulement s’arrêtèrent. 0,63%. Notons toutefois qu’une catégorie de personnes n’a pas été vraiment comptabilisée dans ces chiffres : les enfants. Tous les enfants (accompagnés par un adulte) vus dans l’expérience ont tenté d’écouter, ont regardé le violoniste, mais ils en furent promptement empêchés par le parent, pris par des choses autrement sérieuses.

Poursuivant l’expérience, les organisateurs ont ensuite interrogé certains des passants indifférents. On ne peut pas en retenir une loi générale, mais en général, retenons qu'ils n’ont pas que ça à foutre, ils ont un rendez-vous, ils n’ont même pas remarqué qu’il y avait un musicien, ils téléphonaient ou écoutaient déjà un truc dans leur Ipod. Évidemment, il était prévisible que personne n’avoue « je ne me suis pas arrêté parce que je suis aliéné », mais la chose se déduit d’elle-même.
Pour les gens qui se sont arrêtés, nous avons un type qui a pratiqué le violon lui-même, qui a immédiatement reconnu qu’il n’avait pas affaire à un gratteur ordinaire (même s’il n’a pas reconnu Bell) et qui a passé dix minutes à s’en prendre une bonne tranche, hésitant presque à venir lui filer sa pièce, pour ne pas le déranger… Nous avons un type qui s’est arrêté parce qu’il trouvait ça simplement joli et apaisant, et qui ne connaît rien de la musique « classique »; et nous avons une dame qui a reconnu Joshua Bell pour l’avoir vu en concert quelque temps auparavant (pour entendre Bell en concert, il faut généralement débourser quelque chose comme 100 dollars…). Mais, de toute façon, pourquoi interroger ce micro groupe et, d'une façon générale, que nous importe l’opinion de gens si scandaleusement minoritaires ?


Chacun tirera la leçon qu’il veut de cette expérience. On pourra y voir l’illustration des ravages produits par un mode de vie haletant ; on pourra y voir une conséquence de l’envahissement délirant de la vie quotidienne par la musique, galvaudant cet art y compris quand un de ses plus brillants interprètes s’y adonne ; on pourra y voir une leçon d’humilité donnée au directeur de l’Orchestre symphonique national et à un musicien exceptionnel ; on pourra y voir la décadence du sens artistique dans une métropole occidentale privilégiée ; on pourra y voir un exemple du mépris dans lequel il est bon de tenir les manifestations intempestives d’élitisme (même si le violoniste jouait gratis) ; on pourra y voir toute la considération qu’on porte aux choses admirables quand elles ne sont pas mises en scène de façon prestigieuse ; on pourra y voir les effets banals du libre-arbitre appliqué à la vie quotidienne ; on pourra y voir un sujet de méditation pour les partisans du Marché et du laisser-faire, ou bien d’autres choses encore.
On pourra aussi s’interroger, comme le fit l’écrivain John Lane : « Si on ne peut pas prendre un peu de temps de notre vie pour s’arrêter et écouter l’un des meilleurs musiciens du monde jouer une musique parmi les plus belles jamais écrites ; si la vie moderne nous rend sourds et aveugles à quelque chose comme cela, alors demandons-nous : à côté de quoi d’autre passons-nous ? »

(Pour une relation plus complète de l'expérience, mais en anglais, voir ici )

14 commentaires:

  1. Je parlais justement récemment de cette piquante expérience a Bongo, mon ouvrier domestique, ( un charmant quoiqu'un peu rustre burkinabé fort travailleur) a qui, au sortir de ses quelques heures de terrassage dans le domaine, je tentais de faire découvrir les plaisirs de l'ortolan. Je crois qu'il n'a su saisir tout le sublime du divin oiseau.

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  2. Bah, le violon, faut connaître, ça vrille les tympans et les nerfs, ça sent le manouche... Ils auraient foutu un grand pianiste derrière un Bösendorfer impérial, les choses ne se seraient peut-être pas passées comme ça.

    Notion de beau en soi et... savoir si les intellos prennent encore le métro.
    Comme disait l'autre, certaines choses méritent une initiation, et c'est très bien comme ça. Nous n'avons pas les mêmes valeurs que l'homme du commun, ça fait un peu chier...
    Par exemple, ma femme de ménage du rez-de-chaussé n'écoute que du fado sur radio Alfa ; ce qui, il faut bien l'avouer, perturbe atrocement mes écoutes analytiques des arias de Bach. J'ai essayé de lui donner la fréquence de France Musique, mais elle m'a remercié d'un "va foudèch karaille!" peu amène.

    Ceci dit, tu fous une star simiesque du rap à casquette, montrant son caleçon coté pile et éructant coté face en se tenant les burnes (JAyzi Z pour ne pas le nommer) et tu déclenches une émeute sur le RER-B gare du nord. Comme quoi, l'homme de la rue sait reconnaître les grands musiciens anonymes.

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  3. fausse "expérience"; le metro n'est pas un lieu ou écouter de la grande musique. Pour un être humain adulte il faut un contexte adapté sans quoi les activités normales dans le contexte ou ils évoluent sont prioritaires; les enfants sont eux attirés par la nouveauté d'ou leur intérêt. Encore une pseudo expérience qui veut "prouver" que les gens sont aliéner pour mieux les mettre dans des asiles. C'est lamenatbale et politiquement nauséabond.

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    1. Heu... anonyme, tu sais, tu peux relire l'article si tu n'as pas compris. C'est pas grave de lire deux fois un truc, hein? Le métro n'est certes pas un lieu où écouter de la grande musique : c'est d'ailleurs ce que l'expérience démontre, justement ! S'ils avaient fait jouer de la grande musique, je sais pas moi... dans une salle de spectacle, par exemple, tu aurais trouvé l'expérience encore plus "fausse", non ? Une expérience, ça peut servir à cela : démontrer que l'objet en soi n'est pas le plus important, et qu'il est dépendant du contexte bien plus que ne le croient les spécialistes eux-mêmes...

      Comme il est dit prudemment, chacun se fera sa propre opinion de ce qu'il faut penser de l'expérience, mais ça ne signifie pas qu'il faut se faire sa propre idée des buts recherchés par les expérimentateurs eux-mêmes. Je n'ai lu nulle part qu'ils cherchaient à PROUVER l'aliénation. Tout au plus, ils la constatent. Constater qu'un truc pue constitue-t-il en soi un acte nauséabond ? Je pose la question...

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    2. Les gens se sont pas arrêtés parce qu'ils avaient envie de pisser
      Faut pas chercher plus loin
      Une vessie bien vide est plus confortable qu'une vessie trop pleine
      Ça marche aussi avec les couilles, un peu pour les mêmes raisons

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  4. Ce qu'il faut savoir, c'est que lors de cette expérience, en 45 minutes, il a récolté 32 dollars. Soit environ 40 dollars de l'heure. C'est du bon boulot.

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  5. Il arrivait fut peu que je tombassasse sur une formation philharmonique mais néanmoins philanthropique dans les couloirs du métro. D'une, écouter le canon de Pachelbel en milieu hostile, ça désamorce, ça calme, jusqu'à transformer le lieu. De deux, les gens étaient assez nombreux à s'arrêter contrairement aux résultats de cette étude dont tu parles Bebop.

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    1. Oui à Paris les gens préfèrent quand les artistes du métro jouent bien. Il n'y a pas que des mauvais musiciens dans le métro parisien. Quand l'un d'eux est bon, il y a foule. C'est peut-être la différence entre le peuple français et le peuple américain.

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    2. A Paname, il y a un rom spécialiste du massacre des airs de Cosma à la flûte de Pan. Je me le suis tapé pendant un mois tous les soirs. Il jouait "la chèvre" et "le grand blond" sans qu'aucune note ne soit juste. Un génie du mal.

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    3. viva Los Cassecouillos (je les appelle comme ca) de Montparnasse Bienvenidos!

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    4. Soyez logique, mon bon Kroulik : si toutes les notes sont fausses, il est impossible de reconnaître un air, à moins que le morceau ne soit de la musique sérielle. Il me semble que vous avez des préjugés nauséabond à l'égard des musiciens roms. Voyez plutôt l'aspect positif de la chose : pendant que ce brave nomade s'escrime à massacrer un morceau sur sa flûte, sa main n'est pas dans votre poche.

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  6. Devraient aller faire le test en terrasse pour voir

    http://www.youtube.com/watch?v=nX3O_nC3qEs

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  7. Pas d'accord, On peut ne pas avoir envie d'écouter de la musique dans un endroit pareil parce qu'il y a du bruit. Il est difficile de se concentrer, et de pleinement profiter de l'audition.

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  8. C'est bien vrai.
    Du reste, si on avait mis le violoniste dans un endroit retiré, particulièrement adapté à l'écoute de la musique, l'expérience n'aurait plus eu aucun sens DU TOUT ...
    N'est-ce pas ?

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