31 décembre 2012

Non-lieux et imbéciles malheureux

Brassens a chanté pour « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ». Mais la véritable compassion, pour ma part, va plus encore aux imbéciles malheureux qui ne sont nés nulle part : ces gens qui n’appartiennent pas à un lieu, que rien ne rattache à un territoire, qui ont grandi ou vivent dans un non-lieu.

lotissement
Non-lieu n°1243

Les non-lieux, ce sont tous ces endroits flottants, déracinés, interchangeables, posés là comme ils pourraient être ailleurs. Ces endroits qui ne sont reliés à aucun contexte, qui n’entretiennent pas de rapport particulier avec un folklore, avec des « gens du coin », avec la géographie du coin, avec rien qui fasse la spécificité d’un lieu.

La personne qui habite un non-lieu n’a pas vraiment de « milieu naturel » qui la caractérise : c’est juste qu’elle réside là. Elle vit là, mais vivrait de façon exactement similaire si elle était ailleurs. Ceux-là sont « imbéciles malheureux » dans la mesure où ils n’ont pas de mérite d’être nés ici plutôt qu’ailleurs eux non plus, mais qu’en sus ils ne peuvent tirer aucune fierté ou réjouissance objectives de ce lieu de vie car il est en soi insignifiant.

Toute banlieue, toute périphérie, est plus ou moins condamnée à être un « non-lieu » : une zone qui ne se définit que par rapport à sa proximité avec la « vraie » ville d’à côté - laquelle aspire et vampirise toute la vie véritable qui devrait se passer alentours. La tristesse d’être né en un tel endroit s’apparente à celle de ne pas connaître l’identité de son géniteur ; elle correspond au sentiment que l’on a lorsqu’on discute avec un banlieusard ou quelqu’un qui vit dans une zone « neutre » comme la région parisienne : impression triste que la personne, une fois qu’elle a nommé et situé géographiquement son patelin, n’a plus rien à en dire.

Plus largement, les non-lieux sont aussi, au sein des villes, les « quartiers résidentiels », et leur équivalent rural les « lotissements » : ces groupements d’habitations qui poussent aux abords ou au centre de villages déjà constitués. Le lotissement retire évidemment au lieu toute histoire, toute granularité, toute texture. Les habitants du lotissement ne seront jamais des « gens du coin » : comme leur nom l’indique, on les a simplement « lotis » là parce qu’il fallait les lotir, mais leur présence ne correspond pas à un besoin ou une croissance naturelle du microcosme qui les accueille. Ils habiteront dans la commune mais n’en feront pas partie, n’y joueront pas de rôle, ils pourront travailler ailleurs, vivre sans connaître aucun voisin ni le nom du maire, se passer de toute relation sociale au sein du village... Ils sont coupés de leur milieu, à la manière des animaux d’élevage « hors-sol » : physiquement, ils sont bien sur les lieux de l’exploitation, mais ils résident en bâtiment fermé et non plus dans la cour de la ferme ; pour se nourrir, ils ne dépendent plus du fourrage des prés dans lesquels ils seraient censés paître, mais d’aliment industriel standard qu’on leur distribue, confectionné ailleurs et importé. 

non lieu pont autoroute
Non-lieu n°8157

La modernité est un grand pourvoyeur de non-lieux : sous son règne, le non-lieu gagne du terrain. Car les non-lieux, ce sont aussi tous ces interstices qui entament l’espace vivable et habitable sous l’action du béton, de l’urbanisme, de « l’aménagement »… Bras d’autoroute, nœuds urbains, échangeurs, parkings, ronds-points… Additionnez tout cela et représentez-vous la surface qui a ainsi disparu pour l’homme, l’espace devenu « non-lieu », que l’on peut retrancher de la superficie réelle de la Terre. Non-lieux également sont ces endroits non spécifiques et dupliqués : toutes ces boutiques et succursales d’enseignes commerciales nationales et multinationales, qui se répètent de ville en ville. Un McDo, un Starbucks, une agence MAAF, une FNAC… sont des espaces standard strictement identiques où qu’ils se trouvent. Angers, Seattle ou Saint-Nazaire, ces boutiques s’implantent « hors-sol » et occupent l’espace vivable ; ils sont là, à la place d’autres commerces ou bâtiments qui pourraient être indépendants, véritablement caractéristiques du lieu et propres à la vie locale.

Curieusement, ces endroits « déracinés », posés là, ne sont pourtant pas dénués de charme - au sens où une ruine moderne ou un paysage post-apocalyptique ont un charme. Ils ont quelque chose de fascinant et de cinématographique. Ce sont des lieux hors du temps, qui ne sont pas habités mais parcourus, des lieux où l'on se trouve sans vraiment avoir envie d’y être ni même avoir cherché à y échouer. Aire d’autoroute, ville de transit, gare routière, McDo de bord de route : on est là parce qu’on n’a pas le choix, parce que cela se trouvait sur son chemin à ce moment. Les gens y sont de passage, et apparaissent sous une lumière crue, hurlante de vide, ils apparaissent comme nus, seulement habillés de leur destination, de leur but (reprendre la route et arriver avant minuit, attraper sa correspondance, arriver avant telle heure dans telle ville pour trouver à manger...). Vous pouvez bien les observer comme une « faune locale », vous amuser à deviner leur quotidien et leurs motivations, mais l'œil sociologique est inopérant : car la vérité est que ces personnes qui arpentent les non-lieux ne sont pas plus « locales » que vous, ne font pas plus partie du paysage. Chacun est dans la même situation, ici par hasard contre son gré, ne rêvant que de repartir, et faute de pouvoir le faire, observant les autres congénères, dont vous faites partie, comme de drôles d’oiseaux effrayants. Tout le monde ici est là pour manger vite et repartir.

  Hopper station essence 

Les Etats-Unis ont évidemment le secret de cette poésie des non-lieux, de ces steppes désertiques qui bordent le monde civilisé et occidental. Sans doute parce que leur rapport au territoire est foncièrement différent du notre : là où nous achetons ou bâtissons notre maison comme si elle devait être notre tombe, eux choisissent des maisons en préfabriqué dont le souci n’est absolument pas de durer ou de se transmettre. Les gens déménagent plusieurs fois dans leur vie et l’appel du camping-car est toujours présent. 

*** Ici, vous trouvez des extraits littéraires de Pavese publiés il y a quelques temps, qui évoquent fort joliment le sentiment de « non-lieu ».

23 commentaires:

  1. Pour ces "imbéciles malheureux", aucun ancrage dans le réel où on se cogne et où l'on se façonne une personnalité, une consistance, une histoire.
    Leurs opinions, leurs éthique et esthétique, leurs rêves, c'est la télévision qui le leurs dicte, le vrai centre de tout ces endroits de nulle-part.

    Faut vraiment que j'ai passé un réveillon de merde pour écrire un truc pareil en rentrant à six heures du mat'.
    Alors bonne année le CGB et bon vingt-et-unième siècle.

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  2. Très bel article. Je m'y retrouve totalement.

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    1. Vous voulez dire que vous habitez un lotissement en région parisienne entre l'A13 et le magasin Décathlon ?

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    1. Salutations à Xix. Si vous en avez la possibilité technique, pourriez-vous effacer mon message ci-dessus (et celui-ci dans la foulée) ? Je m'aperçois qu'il ne fait pas honneur à votre article et qu'il était condensé au point d'en devenir imbittable.

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  4. (Conseil de lecture : China Mieville, The City & The City (SF) ; la totalité de la société où vivent les personnages du roman forme une moitié de non-lieu.)

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  5. Un texte qui soulève des questions intéressantes. Il est clair que parler avec quelqu'un qui se déclare "d'ici et d'ailleurs" ou "citoyen du monde" fait d'emblée baisser l'intérêt de la discussion.

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  6. Et le pire, avec cette banlieue-isation du territoire, c'est qu'elle résulte pour une bonne part du « white flight ». C'est très net aux États-Unis : Detroit, qui était surnommé le « Paris de l'Ouest » (ce serait plutôt, aujourd'hui, celui du Nord-Est) du temps où c'était aussi la « Ville Moteur », a vu son centre-ville déserté après les émeutes noires de 1967. Conséquence : une ville en ruines, et une grande banlieue réduite au rôle de dépendance de cette ville invivable. Le phénomène n'a pas tardé à nous rejoindre ; pour ceux qui connaissent la ligne Montparnasse-Chartres, que j'ai prise toute une année, c'est stupéfiant de voir l'ininterruption des lotissements entre Versailles et Rambouillet. Ils commencent même à aller au-delà. Ce qui était une campagne à l'époque où la ville était une cité est devenu une zone, tandis que la ville est désormais un hypercentre. Et ce n'est pas près de s'inverser, pour l'instant...

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    2. Il y a des choses contre lesquelles on a le sentiment de pouvoir se battre. On se trompe peut-être, mais on y croit. Le genre de truc que tu décris là, c'est désespérant. On sent que face à ça, il n'y a pas d'espoir.
      On disait jadis que la tour Eiffel était le plus bel endroit de Paris, parce que c’était le seul endroit d'où on ne la voit pas. Je me demande si c'est pareil avec les lotissements. Est-ce que ceux qui en souffrent le plus ne sont pas ceux qui les aperçoivent?

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    3. @Roman Bernard. C'est justement mon cas, je suis dans un de ces bourgs autour de Rambouillet.
      La seule réserve à faire est qu'ici on ne parle pas de lotissements, mais de résidences, ce n'est plus le lotissement des mésanges mais la résidence Buckingham.
      La densification programmée des centres des bourgs vient également s'ajouter, et souvent sous forme de logements sociaux puisque les résidences ont fait croitre la population.
      Et logement social appelle souvent diversité diversifiante.
      De toute façon je me délocalise cette année dans la campagne profonde.
      Ah, juste pour l'anecdote, ces nouveaux arrivants, ceux des "résidences", non seulement vivent dans leurs non-lieux mais en plus font tout pour se faire détester, ce sont eux qui vont se plaindre du bruit des chiens, des coqs ou des cloches.
      Un conseiller municipal m'a affirmé avoir reçu des lettres protestant contre le bruit des grenouilles et demandant à la municipalité de faire quelque chose...

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    4. Anonyme, ce que vous décrivez est particulièrement net à Gazeran (c'est là que je me garais avant de prendre le train pour Paris). Je connaissais également des gens qui habitaient dans un village non loin d'Épernon. Aucune vie locale, des gens qui habitent à la campagne parce que c'est moins cher mais qui, s'ils en avaient les moyens, rêveraient d'habiter à Paris intra-muros, et donc un désintérêt marqué pour tout ce qui est rural : terre, animaux, forêts, tout ça, hop, rien à foutre.

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  7. Pour mieux saisir le message, il y aurait fallu plus décrire ces villes à laquelle ces "non-lieux" sont rattachés: si elles se différencient du reste, c'est parce que comme une langue, elles représentent le mode de pensée d'un peuple, permettent de l'exprimer via son architecture et sa culture, en définissent ses actions via son histoire, etc. Les non-lieux sont à la géographie ce que le volapuk ou l'espéranto sont à la linguistique.

    Tant que des gens ne prendront pas ces lieux en main pour en faire quelque chose, pour leur donner une identité, ils seront condamnés à être tout et rien à la fois, une masse informe une sorte de Yog Sothoth à échelle urbaine.
    Si des mecs prennent des bombes pour en taguer les murs, s'ils chantent "leur quartier" dans des chansons de rap, c'est ça. "Wesh gros 9-3 représente", c'est cet état d'esprit.
    Eh oui.

    P.S: dernière chose (appréciable), c'est qu'ici on a pas le ton du petit bourgeois né en plein centre de Paris qui se féliciterait presque de sentir le café de Voltaire dans son 20 m2 du 3ème trop cher alors que le gueux de banlieue moins chanceux ne le peut pas. Une bonne analyse, ça fait plaisir.

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  8. Anonyme du 3 janvier à 22h41, voudrais-tu prendre contact avec moi, j'ai une question à te poser? lebeboper@gmail.com

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  9. Attention Xix, tu ne sembles pas cohérent avec la ligne éditoriale du CGB, qui est un site purement en faveur de la domination.
    Tu affirmes dans ton article qu'il y aurait des gens qui dès le départ n'auraient pas les même atouts culturels que tous les autres, ce qui, pour le site CGB (succursale de l'UMP) est inacceptable !!
    Si tu es pas content quitte le pays !! La méritocratie !! la justice est totale !! La banlieue est un magnifique lieu culturel propice à la vie sociale tout autant que le sont les villages fortement ancrés culturellement dans un terroir !! Votons Copé !!

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    1. Typiquement houellbecquien cette description du no man's land à la française. Cela m'évoque le vide et la déréliction. Pourtant un timide espoir de bonheur paraît presque possible. Voir le film "Dans la maison" de François Ozon qui décrit l'immersion d'un voyeur dans la maison d'une famille de la classe moyenne qui vit dans le type de zone pavillonnaire dont vous parlez. Sur mon blog,j'en parle,pour les curieux allez voir un lien poétique sur Houellbecq : http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4548109
      Et mon blog qui traite essentielllement de cinéma(et aussi un peu de jeu vidéo) et de ma passion pour Dexter : http://dansmamaisonsousterre.blogspot.fr/

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    2. Ha, je crois que nous tenons là une conscience, une lucidité en marche, une épée. Les mots sont lâchés : domination, UMP, Copé ! Le triptyque qui sous-tend la devise du CGB, qui inspire le souffle de ses campagnes, qui nourrit ses mots d'ordre !
      Copé - que dis-je? Alain Madelin, dont les oeuvres rayonnent sur nos étagères et irriguent les coeurs trop secs dont nous fûmes pourvus.

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  10. Comme avaient chercher à le démontrer, il y a quelques décennies certains résistants, à l'uniformisation induite par la "modernisation" de l'espace, les peuples européens auraient jouer à gagnant-perdant depuis la fin de la guerre, car en profitant de la paix pour s'installer confortablement dans la prospérité, ils auraient perdu du moins en partie leurs bien les plus précieux, leurs identités et la richesse de leurs particularismes et traditions. Les esthètes, les traditionalistes et quelques autres ont critiqué les conséquences en Europe de ce développement, quelque fois jugé comme accompli "à l'américaine" et semant autoroutes, parkings ou lotissements pavillonnaires périphériques maniéristes-paysagistes. Le phénomène n'est pas nouveau, les villes poussent autour des centre-villes, la banlieue n'a pas été importée par les américains. Simplement ces maisons individuelles nouvelles à la différence des pavillons construits entre 1860 et 1940 qui sont d'inspiration différente, (par opposition aux grands ensembles rapidement rejetés), sans style défini, vendues à crédit, ces cités pavillonnaires crées sans influences individuelles sur une parcellisation artificielle en plein au milieu des champs ont connu un grand succès commercial et ont fini par couvrir toute la France. Et alors? Les gens les ont voulus, la BNP leur a donné le financement, le maire a libéré les terres, Kaufman & Broad les a construites. Le syndrome du paysan qui vend sa table en bois massif pour s'en acheter une en toc, a encore frappé, les esprits sont mûrs. Dans les années 70' (j'ai le souvenir d'un reportage documentaire de Pasolini, illustrant cette thématique de la dilution du petit peuple dans le moule télévisuel et l'espace), ce discours a déjà été tenu, mais comme à l'époque le vrai problème n'est pas tant l'espace physique en tant que tel, mais bien plutôt le contexte qui crée la possibilité de changement. C'est entres autres l'univers mental qui rend possible les changements les plus absurdes et ce qui est dénoncé ici comme le sacrifice du sens. Cet univers mental n'est pas apparu ex-nihilo, il ne peut être que le produit d'une évolution de la société. L'invasion des non-lieux ou la perte de sens en général, il ne s'agit pas de phénomènes isolés, quelque chose de plus global se passe, ce que l'on appelle le changement des moeurs, est pour beaucoup d'analystes la résultante de plusieurs facteurs, j'en retiendrai pour mieux comprendre les non-lieus en particulier trois, l'oeuvre depuis 50 ans de standardisation effectuée par la télévision, "l'automobilité" et l'accès au crédit donc à la propriété. La facilité d'accès au crédit, combinée à la mise sur le marché de produits de moins en moins chers et en conséquence de moins en moins durables, tables, maisons, etc., a diffusé le jetable jusque dans des domaines qui étaient considérés comme des réserves de capital. La télévision quant à elle, en apportant le "theatre" chez les gens, a largement contribué à vider les rues des animations familiales qui s'y trouvaient encore il y a cinquante ans. Elle a remodelé de manière indirecte le paysage urbain en modifiant l'usage de l'espace. Souvent le non-lieu peut se justifier par l'usage comme lors ce qu'il est devenu le lieu où les chiens peuvent faire leurs besoins.

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  11. la dernière fois que je suis passé devant un tribunal, j'ai eu un non lieu
    ça rassure
    mais ça durera pas éternellement....

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  12. Ah ! Enfin, j'ai retrouvé ce "Non-lieu". Merci. On en reparlera (ou pas) Bien à vous.

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  13. La notion de non-lieu rebondit 6 ans après avec les Gilets Jaunes : « La France des Gilets Jaunes ne sait plus où elle habite »

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  14. L'analyse de l'historien est intéressante. On peut sans doute en conclure que ce qui nous sépare de l'époque du poujadisme, c'est justement la mise "hors-sol" d'un part très importante de la population.
    Mais, dis-nous un peu, tu as entendu l'émission sur France-Culture et l'as mise en rapport avec un texte de 2013 sur le CGB ???

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    1. C'est le concept de "non-lieu" qui a fait tilt, je ne crois pas l'avoir lu ailleurs (cet historien est peut-être un de vos lecteurs...). Et j'ai de la mémoire : j'avais participé à la discussion ici-même sous ma veritable identité.

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