20 octobre 2012

Ne pas prêter

Lors d’un apéritif sympathique, un voisin nous parle du Liban avec enthousiasme et nous voilà conquis. Lorsqu’il nous tend un livre à lire absolument sur l’histoire de Beyrouth, nous le glissons gaillardement dans notre besace. Ce n’est qu’une fois à la maison, à froid, que l’on réalise qu’on n’a évidemment aucune intention de lire ce pavé de 700 pages. Ni maintenant ni plus tard. C’est tout à l’heure que le Liban nous intéressait, quand la discussion battait son plein. Maintenant le soufflé est retombé.

Désormais, nous voilà pris dans une situation bien gênante : car bien que nous soyons décidés à ne pas en lire une ligne, nous imaginons déjà le moment où il nous sera demandé des comptes. Que dirons-nous au prêteur quand nous le croiserons ? Peut-on décemment à ce stade lui expliquer que Beyrouth, tout compte fait, ne nous intéresse pas à ce point ? Peut-on rendre le livre en avouant qu’on n’a pas essayé d’en ouvrir la tranche ? Et plus le temps passe, plus c'est délicat : nous argumenterons que nous n’avons pas encore eu le temps de nous y mettre, que nous attendons le bon moment… Nous garderons le livre des semaines, des mois, un an, jusqu’à ce qu’on nous le redemande. Nous ne le rendrons jamais en définitive, ou nous le rendrons pour le rendre : parce que la personne, excédée, insiste pour le récupérer.

Désormais, nous voilà pris dans une situation bien gênante, car bien entendu ce livre n'est pas qu'un livre : il y a pour le prêteur l'espoir d'une communion. Dans "le livre", il y a en réalité la relation intime qu'il entretient avec, et c'est cela qu'on s'apprête à piétiner sans vergogne en lui répondant innocemment qu'on n'a simplement "pas accroché". Prêter un bouquin est une sombre connerie. Vouloir faire aimer ce qui nous a plu à un autre est une sombre connerie. L’erreur de celui qui partage est de croire que la richesse qu’il a tirée d’une lecture est toute entière contenue dans le livre, alors qu'elle réside bien plus dans l'expérience et le vécu qu'il porte en lui, et que le livre a chamboulés.

On peut prêter un livre - un détonateur - mais on ne peut pas prêter le reste : le terreau personnel dans lequel ce livre a fait des étincelles. Les mots sont des ponts, mais nous restons des êtres isolés et inaccessibles, indéchiffrables. Pourquoi, alors qu'il est si simple d'assister au concert de son artiste préféré et de réaliser qu'il y a des cons qui peuvent vibrer sur la même chose que nous, est-il si difficile de se faire à l’idée inverse : que les êtres qu'on estime, qu'on considère ses semblables, aient le droit de ne pas vénérer ce qu'on vénère ? Sans doute une question de maturité : avec l'âge, on dissocie mieux ce que l’on est de ce que l’on aime. Avec l’âge, la communauté de goût (goûts littéraires ou autres), la communauté d’opinion, importent moins dans une amitié. On leur préfère une sorte chaleur plus naturelle et humaine, une common decency. Les gens s’humanisent et deviennent autre chose que des têtes pensantes ou des conceptions du monde : ils s’apprécient simplement pour ce qu’ils sont.

21 commentaires:

  1. toujours le coup d’œil, de l'Œil. Je me sens toujours pris en otage quand on veut me prêter à lire. C'est pour ça que je me débarrasse de la corvée le plus rapidement possible, histoire de passer à autre chose. Mais effectivement, ça se termine quasi toujours en queue de poisson de type polie : "Ah ouais ouais, c'était vachement bien." Tu ajoutes un ou deux détails histoire de prouver, et enfin, tu peux tourner la page, celle qui te faisait saliver pendant la corvée de cornée, celle à laquelle tu pensais pendant la bouse.

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  2. Putain, merde, c'est tout simplement bon. Pas drôle, pas provo, pas subversif, pas très CGB quoi... Non, c'est juste bon. Parce que c'est vrai.

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  3. Chouette texte.

    Si je puis me permettre tout de même, il y a aussi les livres qui ne sont pas des documentaires sur Beyrouth. Là se trouve la grande différence à mon humble avis entre le genre documentaire et le genre romanesque. Vous dites :

    "L’erreur de celui qui partage est de croire que la richesse qu’il a tirée d’une lecture est toute entière contenue dans le livre."

    Du roman, je crois qu'on a le droit de penser qu'il "contient" quelque chose... plus précisément quelque chose qui n'est peut-être pas un message, ou pas qu'un message, mais aussi et surtout une optique particulière, un regard, une subjectivité, portés sur celui-ci, et qui engagent davantage le lecteur dans sa subjectivité-propre que ne le feraient le simple témoignage d'un vécu ou un discours militant.

    Lire un roman peut être considéré comme une aventure en soi, donc une expérience en soi. Or, on ne partage bien, n'est-ce pas, que ce qui relève de l'expérience... Cependant, le récit biographique/documentaire lambda n'est qu'un récit-d'expérience... le récit de l'expérience d'autrui... Or chacun sait qu'on ne tire peu ou prou jamais aucun enseignement véritable de l'expérience d'autrui.

    Le roman est une œuvre "à vivre" de l'intérieur, qui se suffit donc à elle-même. A titre d'exemple : contrairement au récit documentaire, un roman qui se passe à Beyrouth n'a même pas besoin que la ville de Beyrouth existe, pour lui-même exister.

    Pour conclure, on peut très bien refiler un Balzac à un ami et espérer qu'il trouve à l'intérieur du bouquin en question ce qu'on désire précisément l'y montrer. Tout simplement parce que si l'ami nous connait bien, il est capable non seulement de saisir le pourquoi de notre intérêt, à un moment donné, pour l'ouvrage en question, et le pourquoi de notre envie de le partager avec lui, mais éventuellement aussi de se mettre un peu dans notre peau en le lisant. La véritable capacité d'empathie (chose rare et chère qu'on ne doit pas accorder au tout-venant) passe en effet par une certaine habileté à voir le monde à travers les yeux de l'autre...

    De mon point de vue, un presque-inconnu rencontré une fois dans une soirée n'a pas à exiger de vous que vous accueilliez comme un prolongement de votre propre expérience de la vie, le récit interminablement pathétique de ses propres gué-guerres. Vous adhérez, c'est bien. C'est un bon orateur, il vous a diverti. Ok. Vous n'adhérez pas, il range son investissement émotionnel indu dans sa poche. Il a abusé de votre bonne volonté et de votre gentillesse : c'est son problème.

    Perso j'aurais vu le bouquin de 700 pages, j'aurais dit non au type... direct ! "Non désolé monsieur, nous avons passé une agréable soirée, mais je n'ai pas envie d'aller plus loin". Il faut savoir imposer des limites aux importuns, sans quoi à force, ils se mettent à croire qu'ils ont des droits sur vous... Et cela vaut dans tout un tas de cas similaires... ;)

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  4. Merci d'avoir écrit simplement ce que nous ressentons tous avec difficulté.

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  5. Cette analyse est intéressante mais la nature même du chef-d'oeuvre n'est-elle pas, justement, de déceler une part de l'absolu de la nature humaine? Et partant, il nous en révèle l'unité. Comme le dit plus haut Mister Lolo, très judicieusement, un roman sur Beyrouth conserverait tout son intérêt si Beyrouth n'existait pas (je parle bien sûr ici d'un très bon roman). Le talent d'un grand écrivain est de saisir l'essence des choses grâce à une sensibilité puissante, et de coucher sur le blanc cette découverte par l'intermédiaire d'une grande maîtrise de la langue. En résumé, à contre courant du relativisme ambiant ("chacun a sa lecture propre, tout est une question de point de vue et toutes les cultures se valent"), il apparaît que les grandes oeuvres sont à portée de tout un chacun...

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  6. Cet article discrimine les livres de 700 pages car moi, (encore Raymond Burne), j'ai prêté mon Vidal, un bouquin médical de 750 pages à ma voisine Monique qui a des hémorroïdes et elle en était satisfaite,

    et pour votre gouverne, sachez qu'on m'a prêté un pavé de Schopenhauer et un bouquin de cul de 700 pages, il y en a un que j'ai méchamment apprécié et l'autre dont j'ai lu la première page et j'ai arrêté direct pour éviter de me pendre, mais je ne dirais pas lequel pour ne pas me faire traiter de vicelard.

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  7. Bien vu. ça me rappelle ma rencontre avec un Québécois qui, persuadé comme tant d'autres de ses compatriotes que les Français ont pour préoccupation centrale l'indépendance du Québec, voulais me faire écouter de la musique typiquement québécoise. J'ai accepté poliment d'écouter un morceau (il s'agissait des Cowboys Fringants), et devant mon approbation polie, il a voulu me faire écouter encore un autre groupe "typiquement québécois" dont j'ai oublié le nom. Il m'a été difficile de sortir de cette situation épineuse sans le vexer, et je n'ai pas eu le courage de lui dire que les Français se foutaient complètement - à tort peut-être - du Québec.
    Quant aux livres, rien de pire que quelqu'un qui veut vous en prêter un, surtout quand on a une longue habitude de la lecture et qu'on a développé une capacité personnelle à choisir ses livres quasiment à l'instinct. Et puis lire, ça prend du temps : quelqu'un qui vous prête un livre prend le risque d'user inutilement votre temps.

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  8. Oui mais non : je pourrai dire la même chose d’un roman, et même un bon roman. Le vrai problème, ce n’est pas l’intérêt du livre, ni sa qualité, le vrai problème c’est le fait qu’il vienne de quelqu’un d’autre. Tenez : j’ai encore jamais lu Dostoïevski. Je suis sûr que c’est très bon mais voilà : je n’ai pas encore eu le déclic dans ma vie de me dire « tiens, c’est le moment ou jamais de lire Dostoïevski ». Et je peux vous dire que si demain mon voisin dépose Guerre et Paix sur mon paillasson, cette fois c’est dans la gueule qu’il va se le prendre ! Parce que Dostoïevski, j’y viendrai tout seul, quand le moment sera le bon. Quand j’en ressentirai le besoin et que je lui serai réceptif.
    On lit un livre parce qu’on en a besoin à un moment donné : je suis sûr qu’il y a des romans qu’on a lus et trouvés exceptionnels alors qu’on se les seraient complètement gâchés si on les avait lus 2 ou 3 ans plus tôt sous l’insistance d’un ami, alors que le besoin ne s’en faisait pas sentir. Si vous aimez lire, vous avez sans doute en tête une vague idée des 2 ou 3 livres que vous attaquerez ensuite en plus du bouquin en cours. Celui qui vient glisser un tout autre bouquin dans la pile des livres en attente ne peut que nous opportuner.

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    1. Guerre et paix c'est Tolstoï. c'est pas exactement pareil que Dosto... ni le meme attrait (mais je n'engage que moi)

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    2. J'ai peur de passer pour un couillon qui tombe dans le premier panneau venu. Mais si t'engueules ton voisin parce qu'il t'offre Guerre et Paix (tu fais ce que tu veux), ça ne concerne pas Dostoïevsky, mais Tolstoï.
      Notons que ce que tu remarques ne dépend pas forcément de la taille du bouquin, une fois j'ai eu du mal avec 30 pages de Beckett.

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  9. Guerre et paix c'est tolstoi

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    1. J'veux pas savoir, j'lui fous dans la gueule quand même.

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  10. Oui, mais non.
    OK, on a son propre rythme, ses envies, son instinct de lecteur qui nous guide vers ce qui nous faut, OK. Mais que faites-vous, bande d'enculés, de la position de disciple ? Que faites-vous du conseil bienveillant de celui qui sait, qui a vu et compris où nous en sommes et qui avance un pion, un livre, qui nous fera franchir l'étape ? La lecture est affaire de solitaires, certes, mais entre solitaires, on peut se fréquenter !
    (entre parenthèses, très bon article et très bons commentaires)
    Xix, c'est le mec qui déteste tellement Dostoïevski qu'il refuse même de lire Tolstoï !

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  11. Ah non, Tolstoï je connais bien : comme tout le monde j'ai lu le Seigneur des Anneaux !

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  12. Mais la morale, c'est qu'il ne faut plus prêter de livres, qu'il faut les prêter en disant qu'on n'est pas obligé de les lire, ou qu'un livre ça s'offre sans consigne de lecture expresse ?

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  13. Robert Marchenoir25 octobre 2012 à 22:40

    Le prochain qui parle de "common decency", je le flingue.

    Y'a que les communistes qui parlent de "common decency", et qui croient avoir tout dit avec ça.

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  14. Je sais pas ce qui est pire, le communiste à common decency, ou bien le libertarien à carte vitale... Je me tâte...

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    1. Robert Marchenoir29 octobre 2012 à 00:21

      C'est stupide. D'abard je ne suis pas libertarien, je suis libéral. Et le libéral que je suis proteste précisément contre le fait qu'on l'oblige à posséder une carte Vitale.

      Vous prétendez que c'est un privilège que de posséder une carte Vitale. Vous suggérez que c'est un cadeau que l'Etat me fait. Mais c'est faux. C'est une extorsion. C'est un racket.

      Et puis ôtez-moi d'un doute : vous n'avez pas de carte Vitale, vous ? Donc si je comprends bien, du seul fait que l'Etat oblige toute le monde à avoir une carte Vitale, en échange tout le monde devrait vouer une dévotion absolue à l'Etat ? Vous ne seriez pas un peu facho, par hasard ?

      Au fait, je trouve votre blog un peu persifleur, un peu contestataire, bref j'ai l'impression que vous ne passez pas votre temps à faire des pipes à notre bien-aimé Gouvernement et à l'Etat qu'il guide d'une main de Maître.

      Mais vous avez une carte Vitale. Vous n'avez pas honte ? Ingrat personnage ? Dites merci à Monsieur Etat, et chantez les louanges de Ceux qui Nous Gouvernent, et qui savent ceux qui est bien pour vous.

      Puisqu'ils vous ont donné une carte Vitale. Et qu'ils vous prennent la moitié de votre salaire "en échange".

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  15. Les retraités libertariens à qui l'état verse une pension chaque mois pour leur permettre de passer leurs journées à chier sur l'état communiste sur le web?

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