16 août 2012

A boulets rouges


La scène se passe au milieu du mois d’août, lors d’une beach party à la Grande Motte. Soudain, vous évoquez Soljenitsyne : vous avez de fortes chances d’entendre dire qu’il faudrait voir à passer à autre chose. Parlez de Rimbaud tant que vous voulez, de Bukowski ou de Paul Auster, parlez évidemment d’Anna Gavalda ou de Jean-Philippe Grangé, mais Soljenitsyne, non. On reconnaîtra éventuellement que c’est un auteur utile pour comprendre un monde révolu, le soviétisme de papa, mais personne n’interrompra jamais ses lectures de vacances pour se mettre à Soljenitsyne. Pourquoi pas la scolastique de Saint Thomas d’Aquin, tant qu’on y est ?

Pourtant, Soljenitsyne n’a pas seulement écrit sur la Russie, il a aussi exercé son génie critique sur notre système bien aimé. En 1978, dans un discours resté célèbre, prononcé à Harvard, il livre à un auditoire médusé sa vision de l’occident libéral, où il vit alors depuis quatre ans, exilé d’URSS. Il n’a pas eu besoin de plus de temps pour comprendre certains des vices délétères de notre système, et pour en faire un procès lapidaire dans une langue d’une troublante efficacité. Il y aurait beaucoup à dire sur le discours de Harvard, et c’est justement ce qui en fait la valeur. En six ou sept pages, et sans préliminaire, il relève et dénonce plus de scandales que ne le feraient en une vie quarante sociologues militant au Front de gauche. On peut ne pas partager l’aspiration spiritualiste ou chrétienne de Soljenitsyne, mais on serait bien en peine de nier que l’image qu’il donne de notre situation n’est pas juste.

Aujourd’hui, 34 ans plus tard, la distance qui nous en sépare nous rend ce discours encore plus prophétique : on a l’impression qu’il a été écrit la semaine dernière. Tout ou presque s’y trouve : notre appétit de consommer ; la dépression psychologique et morale qui s’ensuit ; l’enflure démesurée de l’individualisme, servie par la prolifération du droit ; la violence de nos vies quotidiennes ; les dérives impunies du pouvoir médiatique et, surtout, les impasses du matérialisme triomphant.


Il nous arrive de penser aux grands critiques de la modernité (Baudelaire, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert, Thoreau etc.) et de se dire qu’ils ont au moins eu la chance de ne pas voir ce que le monde est devenu. Il est évident qu’un type comme Léon Bloy, par exemple, revenant soudain parmi nous et placé devant une télévision, se volatiliserait d’indignation en moins de trois minutes. Soljenitsyne est un peu dans ce cas : il arrive d’un autre monde, il a un regard neuf, il n’est pas blasé, il ne trouve rien « normal », il ne cherche pas d’excuse à tout, il est lucide et direct. Il nous offre une des plus précieuses méthodes d’analyse : la distance.

Évidemment, le discours de Harvard ne changea rien, si ce n'est qu'il aggrava encore la réputation de réactionnaire de l’écrivain. Nous pouvons heureusement continuer de dépenser notre treizième mois en famille, allongés sur des plages de crèmes protectrices, livrés à la patience du soleil, profitant des derniers jours avant récession, et du ballet des jet ski , que rythme un ressac épuisé.

CLIQUEZ ICI POUR LE DISCOURS DE HARVARD

10 commentaires:

  1. Toujours un plaisir de relire ce discours. Onze ans avant la chute du Mur de Berlin, on sent l'inquiétude qu'une fois l'URSS effondrée, sa Russie irait slider avec l'Occident dans le vide-ordures. Ce qui était plus difficile à percevoir (et la lucidité de Soljenitsyne n'en est que plus remarquable), c'est que l'Occident allait rejoindre le modèle socialiste alors même que celui-ci commençait à s'effondrer.

    De cette fusion entre « libéralisme » (au sens anglo-saxon moderne, dégradé) et socialisme, résulte une société où la liberté se passe de responsabilité, où il y a communauté sans identité. Comme cette société n'a aucun avenir, elle va être de plus en plus difficile à défendre par ses dirigeants (pour des raisons démographiques notamment : partout en Occident, le cocktail empoisonné consumérisme/socialisme permet à une underclass de proliférer, faisant chuter le niveau d'intelligence de la population en-deçà des frontières de la civilisation), qui vont de plus en plus devoir ressortir à la violence pour la consolider.

    C'est peut-être cela que n'ont pas vu Soljenitsyne et Huxley, dont les pensées sont proches : une fois que le Meilleur des Mondes vacille, « 1984 » se profile à l'horizon.

    Cela dit, Soljenitsyne avait bien prévu que l'échec de la société conduirait à la persécution de boucs émissaires (aujourd'hui, les « fachos » et les « racistes ») :

    « Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu'à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d'un accès subit de vaillance et d'intransigeance, à l'égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup. »

    RépondreSupprimer
  2. Bon sang, sacrée pépite que ce texte! Merci.
    Depuis lors, osons le dire, le monde n'a fait qu'empirer...
    Bernanos, autre homme de foi, a écrit lui aussi des livres magnifiquement prémonitoires sur cette époque en pleine déliquescence. Je vous recommande "la France contre les robots".

    RépondreSupprimer
  3. Orwell, Huxley, Soljenitsyne, Saint Jean de Jérusalem ("l'an mille après l'an mille", croirait à un fake écrit hier, pourtant ça date de 1099, eh ouais), tous ces gens sont des prophètes, tout ce qu'ils ont dit est en train de se réaliser dans les grandes lignes.
    Dans un autre genre, j'ai toujours adoré la dystopie de Watchmen, où les rues sont des caniveaux livrés aux criminels, aux putes, et aux dégénérés, avec la métaphore des justiciers aussi torturés que ceux qu'ils traquent, en attendant la guerre nucléaire qui va nettoyer le dépotoir humain. Tiens, paraît qu'Israël se prépare à la guerre...

    RépondreSupprimer
  4. Woody Allen a aussi quasiment le même point de vue sur l'occident que Soljenitsyne, le matérialisme triomphant.

    RépondreSupprimer
  5. LeVertEstDansLeFruit17 août 2012 à 13:53

    Très bon rappel, encore merci!

    RépondreSupprimer
  6. Je pense beaucoup à Soljenitsyne en ce moment, bien obligé, il paraît que des punkettes vont vivre 730 journées d'Ivan Denissovitch...

    Les goulags ont rouvert et personne ne nous a prévenu! Heureusement que France3 and Co sont là !


    RépondreSupprimer
  7. Quand la France entend parler de Kultur à défendre, elle sort son revolver...

    RépondreSupprimer
  8. je connaissais pas, c'est exceptionnel, merci beaucoup.

    Ceci etant dit, je trouve la traduction tres limite, et avec des fautes assez grotesques. Je suppose que ce discours a été rédigé en Anglais, donc pour les interessés, voila ce que j'ai trouvé:

    http://www.columbia.edu/cu/augustine/arch/solzhenitsyn/harvard1978.html

    RépondreSupprimer
  9. confirmation apres 3 minutes de lecture du discours en anglais, la traduction est non seulement d'un niveau tres limite, mais le texte est carrement tronqué, de bons gros paragraphes.

    donc pour ceux qui, comme moi, decouvrent ce discours, allez checker le lien de Columbia

    RépondreSupprimer
  10. Comme avait dit le très petit nicolas demorand interviewant à la radio Michel Ouelbecq "mais être pessimiste c'est être de droite" Ouelbecq bafouillant sa réponse car n'étant pas préparé,

    donc au CGB après un article comme ça, zètes tous des fashos qui veulent démoraliser le peuple en reprenant de la vile propagande pas vrai.

    CQFD

    RépondreSupprimer