11 novembre 2010

La souffrance à Copacabana


Françoise avait eu neuf enfants. Sur une période de vingt ans environ, à cheval entre le XIX ème siècle et le XX ème siècle, ses enfants étaient nés, puis étaient morts. Parfois, ils mourraient le jour même de leur naissance ; parfois, un répit plus long leur permettait de recevoir le baptême. Aucun n’arriva à l’âge d’un an. On ne sait plus les causes de ces morts successives, mais les a-t-on jamais sues ? En ces temps-là dans les campagnes, la mort des nouveaux-nés était certes chose courante, mais il était tout de même rare qu’une telle série malheureuse s’établisse. On plaignait ce couple, on venait aider à la naissance d’un nouveau petit être et, sitôt né, on l’emmaillotait rapidement pour l’emmener à l’église voisine. Une superstition tenace prétendait alors qu’un enfant n’ayant pas eu le temps de recevoir le baptême n’irait pas au paradis.

Deux enfants pourtant survécurent, un garçon et une fille. Antoine était né en 1895, Rose en 1906, tous deux de bonne constitution. Leur survie demeure aussi inexplicable que la mort de leurs frères et sœurs. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces deux-là durent être particulièrement choyés par leurs parents, même si les mœurs de l’époque conduisaient rarement aux excès d’idolâtrie infantile qu’on déplore aujourd’hui partout.
Un jour de 1915, l’Etat ordonna que le jeune Antoine parte pour le front. On se battait sur les frontières de l’est et le jeune Antoine dût parcourir des centaines de kilomètres pour venir rapidement y mourir. Des neuf enfants de Françoise ne survivait désormais que la petite Rose.
En ce XX ème siècle débutant, la France n’admettait pas qu’une famille si marquée par la mort puisse être dispensée de martyr guerrier. Il fallait décidément que meurent tous les fils de vingt ans, au moins ceux qui n’avaient ni relations, ni parents bien placés. Les paysans, quand il y en avait encore, ça servait à ça. Françoise continua sa vie malgré tout, avec sa seule fille survivante. Elle mourut en novembre 1933. C’était mon arrière grand-mère.
La France a beaucoup changé en un siècle, probablement moins que les Français. Désormais, ceux-ci se suicident au bureau parce qu’un chefaillon veut les changer de service. Ou ils se couvrent de tatouages pour faire semblant d’avoir une vie sauvage. Ou ils vont mendier des emplois de pompiste. Ou ils manifestent à 18 ans parce qu’ils n’ont pas d’avenir. Ou ils font des procès à l’Etat parce qu’ils ont chopé le cancer de la clope. Ou ils exigent des aides financières pour s’acheter des I-phone. Ou ils se plaignent de tout, des impôts, de la Sécu, des vacances, du temps qu’il fait, de la retraite, du boulot, de l’actualité, de la colonisation, des Croisades, de Cro-Magnon, du passé, du présent, de la vie. Ou ils écrivent des livres de sociologie sur la souffrance au travail, la souffrance au chômage, la souffrance à l’école, la souffrance sur Internet, la souffrance sous Ecstasy, la souffrance aux sports d’hiver, la souffrance à Copacabana.

7 commentaires:

  1. Ce court texte est magnifique.
    Les club med à Marrakech, avec clim et cocktails au bord de la piscine, les grosses voitures et les postes de cadres supérieurs chez Gucci, les écoles de commerce aux frontons désormais plus luisants que ceux de la République, et tous les milliards d'amis sur facebook, ça rend certes la parole fière, mais combien dénuée de poésie.
    La vie d'un jeune gars sacrifiée pour la "grande patrie", cependant, damné dès la naissance, avec pour seul horizon la tragédie sous les yeux, et les yeux sous le drapeau, je trouve que cette vie-là conservait de la Valeur.
    Si les médiocres auront duré, les humbles auront vécu. Pour le reste, comme le disait Bernanos, "Ce sont les pauvres qui sauvent notre monde, car ils connaissent le prix du sacrifice, ils savent que jamais personne ne viendra leur rendre hommage."
    Aujourd'hui pourtant, Monsieur Beboper, vous le faites.

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  2. Ben ça va pas aider à soigner mon cor au pied tout ça... ouillle ouille ouille, que j'ai bobo!
    Mais ça, tout le monde s'en fout!

    Signé: le gougnafier masqué

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  3. c'est n'importe quoi.
    Tu avais besoin de faire ça pour nous faire réaliser a quel point la vie est belle et si et ça?

    pourtant, ça commencait bien avec cette histoire glauque.

    Enfin bref..

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  4. Ce n'est pas parce que c'est pire ailleurs qu'il ne faut pas s'intéresser aux problèmes proches...
    ou pas!

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  5. Je propose d'ajouter :
    "ou ils se ridiculisent en postant des commentaires pseudo-blasés dignes des collégiens gâtés/sur-protégés/fils à maman qu'ils resteront toute leur vie." suite à l'intervention de Damien.

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  6. La souffrance fait partie de la vie. Elle est liée à l'épreuve. si on la recherche tant dans cette société qui nous infantilise, si on y est tant attaché, c'est que quelque part, on pense ne plus vivre la vie. A la croisée des chemins, soit tu suis le courant des morts-vivants, soit tu te décides à penser que la mort ça vous change une vie.

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  7. Vraiment très beau ce texte :émouvant et si juste.
    Je pense parfois à ces époques passées en lisant des noms sur les vieux monuments aux morts, évoquant la mémoire de plusieurs frères, de plusieurs fils.
    J 'ai alors presque honte de notre siècle et de nos futilités.

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