23 janvier 2010

Ego



J'ignore si cette terre sur laquelle je me trouve est le coeur de l'univers, ou si elle n'est qu'un grain de poussière perdu dans l'éternité. Je l'ignore, et cela m'est égal, car je sais quel bonheur m'est possible sur cette terre. Et mon bonheur n'a pas à se justifier. Mon bonheur n'est pas un moyen d'arriver à une quelconque fin. Il est la fin. Il est son propre but. Il est sa propre raison d'être.

Je ne suis pas non plus un moyen d'arriver à une fin que d'autres voudraient atteindre.
Je ne suis pas un instrument à leur disposition.
Je ne suis pas un serviteur de leurs exigences. Je ne suis pas un baume pour leurs plaies. Je ne suis pas un sacrifice sur leur autel.

Je suis un homme. Je me dois de posséder et conserver, de défendre, d'utiliser, de respecter et de chérir ce miracle.

Je n'abandonne ni ne partage mes trésors. La richesse de mon cerveau ne doit pas être gaspillée en pièces de bronze jetées en aumône, à tous vents, aux pauvres d'esprit. Je défends mes trésors : ma pensée, ma volonté, ma liberté. Et le plus précieux est ma liberté.

Je ne dois rien à mes frères, je ne suis pas leur créancier. Je ne demande à personne de vivre pour moi et je ne vis pas non plus pour les autres. Je ne convoite l'âme d'aucun homme, tout comme mon âme n'a pas à être convoitée.

Je ne suis ni l'ami, ni l'ennemi de mes frères, mais l'un ou l'autre, suivant ce qu'ils méritent. Pour mériter mon amour, mes frères doivent avoir fait plus que de se contenter d'être nés. Je n'accorde pas mon amour sans raison, ni à quelque passant qui se hasarderait à le réclamer. J'honore les hommes de mon amour. Mais l'honneur doit se mériter.

Je choisirai des amis parmi les hommes, mais jamais d'esclave ni de maître. Et je ne choisirai que ce qui me plairont ; à eux je montrerai amour et respect, mais jamais domination ni obéissance. Et nous joindrons nos mains lorsque nous le déciderons, ou marcherons seuls si nous le désirons. Car dans le temple de son esprit, chaque homme est seul. Que chaque homme garde son temple pur et intact. Qu'il rejoigne d'autres hommes, qu'il les prenne par la main, s'ils le désirent, mais seulement au-delà de ce seuil sacré.
Car le mot "Nous" ne doit jamais être prononcé, sauf par choix personnel et après réflexion. Ce mot ne doit jamais être privilégié dans l'âme d'un homme, ou il devient monstrueux, l'origine de tous les maux sur terre, l'origine de la torture de l'homme par l'homme et d'une innommable duperie.

Le mot "Nous" est comme de la chaux versée sur les hommes, qui se contracte et durcit comme la pierre, écrase tout ce qui se trouve au-dessous, mêlant le noir et le blanc dans son gris. C'est le mot grâce auquel les dépravés volent la vertu des hommes droits, grâce auquel les faibles volent la force des forts, grâce auquel les imbéciles volent la sagesse des sages.

Quelle joie en tirer, si toutes les mains, même impures, peuvent l'atteindre ? Quelle sagesse, si même les imbéciles peuvent me donner des ordres ? Quelle liberté, si toutes les créatures, même les incapables et les impuissants, sont mes maîtres ? Quelle vie, si je ne fais que m'incliner, approuver et obéir ?

Mais j'en ai fini de ce culte de la corruption. J'en ai fini de ce monstre du "Nous", mot de la servitude, du pillage, de la misère, du mensonge et de la honte.

Et je vois maintenant le visage de dieu, et j'élève ce dieu au-dessus de la terre, ce dieu que les hommes cherchent depuis qu'ils existent, ce dieu qui leur accordera joie, paix et fierté.

Ce dieu, ce mot unique, c'est "JE".


Ayn Rand
Anthem

2 commentaires:

  1. C'est bien joli tout ça, mais cela me semble aussi illusoire que du Stirner. Une société où l'on ne doit rien à personne et où personne ne nous doit rien ne peut pas fonctionner.

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  2. pour enfoncer le clou du post précédent: voir le bouquin de dany robert dufour sur sade et le libéralisme.

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