31 mars 2009

Philippe Arondel "Damons le pion à la fausse intelligentsia" (entretien)


Philippe Arondel est économiste, ancien conseiller de Jean-Pierre Chevenement, membre du Club Ulysse et auteur de nombreux ouvrages comme "L'Impasse libérale" ou "L'homme marché " (Desclée de Brouwer) "Gouvernance: une démocratie sans le peuple?" (avec Madeleine Arondel chez Ellipses) ou "Manifeste pour une Europe des peuples" (Le Rouvre) dans lesquels il ausculte notre postmodernité libérale-libertaire. En exclusivité avant le G20, il nous livre ses impressions sur la crise de civilisation qui nous vivons actuellement. A consommer sans modération.




CGB: A la veille du sommet G20 le 2 avril à Londres (encore un pays anglo-saxon), force est de reconnaître que les "acteurs" sont divisés: d'un côté nous avons les USA de Barack Obama qui veulent soutenir la demande par un endettement massif et un plan de relance conséquent, de l'autre nous avons le couple franco-allemand (enfin le concubinage) qui mise plutôt sur l'éthique dans le capitalisme et des plans de relance assez chiches selon le FMI... Or, Dany Robert Dufour dans son ouvrage le "Divin Marché" (Denoël) nous a appris via Bernard de Mandeville que le capitalisme était amoral voire immoral... Réguler le capitalisme n'est-ce pas un voeu un peu illusoire?


PA: Tout le problème vient, à mon sens, de la véritable ambiguïté sémantique qui entoure le mot régulation et en rend l'utilisation commune sujette à bien des dérapages...pour le moins intéressés.S'il s'agit, au nom d'un concept de régulation surmédiatisé, de permettre au capitalisme de mieux fonctionner dans son ordre propre, bref d'être finalement plus performant, alors nous risquons tout simplement de passer "au travers" des questionnements fondamentaux qui surgissent ,jour après jour, face à une crise qui touche tout à la fois aux catégories de l'économique, au sens large du terme, et de l'existentiel. Si l'on veut se sortir de l'impasse mortelle dans laquelle nous sommes, il ne faut pas poursuivre la désastreuse chimère de la régulation- ce qui reviendrait à faire de certain capitalisme libéral l'horizon indépassable de notre histoire-, mais, bien au contraire, militer pour une re-réglementation en profondeur des activités marchandes régissant notre champ économique.


L'un des enjeux cruciaux du futur G20 tient dans cette question incontournable: les grands pays industrialisés parviendront-ils à dépasser leurs contradictions traditionnelles et à poser les fondements d'un autre ordre économique enfin dédié au bien commun...sans pour autant sacrifier à un néo-bureaucratisme hors de saison? Quant à l'Europe- dont la nullité institutionnelle et l'impuissance stratégique sont patentes face à la crise-, il est d'une urgence vitale qu'elle sache non seulement parler d'un seule voix, mais aussi apostasier sa Vulgate néo-libérale et faire le choix de la puissance qui libère, de l'autonomie idéologique permettant de reconstruire ,sur des bases saines, une nouvelle économie politique libérée des pesanteurs de la vision du monde libérale issue, en partie, de la philosophie anglo-saxonne.


Qu'on le veuille ou non, nous ne parviendrons pas à juguler la crise en nous enlisant dans les errements archaïques du souverainisme, qu'il flirte avec certaine droite réactionnaire, se love dans les habits usés d'un républicanisme à bout de souffle...ou se fasse le complice d'un ultra-libéralisme n'osant pas dire son nom! L'avenir ne peut pas venir des élucubrations de pseudo-patriotes mélangeant allègrement, en un cocktail absurde, le pire des hayékismes, le populisme et le mépris affiché pour la grande culture européenne

CGB: Pan! Sur le bec de Paul Marie Couteaux et de De Villiers.... Le plus amusant tout de même c'est que ce sont bien les anglo-saxons qui militent pour une relance massive! Après les heures sombres du Consensus de Washington voilà que nos amis d'outre-manche et d'outre-atlantique redécouvrent les charmes de la relance par la consommation ou les grands travaux... Une nouvelle preuve du pragmatisme et de l'utilitarisme anglosaxon cher à Jérémy Bentham?


PA: Rien ne serait pire, dans les circonstances présentes, que de se laisser aller à des simplismes désolants. Les Etats-Unis, même lorsqu'ils donnaient l'impression d'être littéralement confits en dévotions libérales, n'ont cessé d'user et d'abuser d'un pragmatisme offensif et pour le moins roboratif. Le Président Reagan, par exemple, contrairement à ce que répandent nombre de "pleurnicheuses"anti-libérales, n'a jamais hésité à utiliser, quand il le fallait, les recettes du keynésianisme le plus classique! La commande d'Etat, dans certains domaines stratégiques, a été l'un des outils les plus utilisés pour piloter l'espace économique et le faire en quelque sorte "convoler en justes noces" avec l'intérêt national américain.Il faut être d'une insondable naïveté comme un Commissaire européen moyen- on reste poli!- pour croire un seul instant que les Américains sont incapables de violer, pour la "bonne cause", leurs propres théories économiques. Au risque de choquer tous ceux- et ils sont légions par les temps qui courent!- qui ont fait de l'anti-américanisme flamboyant leur fonds de commerce électoral, je pense que nous avons des leçons à prendre du côté de nos frères d'Outre-Atlantique ,dont le volontarisme, aux antipodes de nos gesticulations saturées de dogmatime impuissant, s'enracine dans une culture nationale encore vivante.Nous devons nous mettre à leur rude école...pour mieux nous émanciper de leur tutelle parfois envahissante. Cette véritable "révolution culturelle"- empruntant le meilleur à nos adversaires- doit s'articuler autour d'un retour à un politique enraciné, à un Risorgimento national et européen visant à briser l'étau des impérialisme qui menacent notre être culturel et nos libertés.


CGB : C'est vrai que les européens sont plus royalistes que le roi et se font les chantres de l'antiprotectionnisme, le mirifique Jean-Pierre Jouyet n'a d'ailleurs pas hésité à déclarer "le protectionnisme c'est la guerre", on pourrait aussi citer le somptueux Pascal Lamy qui a recemment lancé à nos amis belges "le protectionnisme est dangereux et ne marche pas". A vrai dire toutes les institutions européennes, les gouvernements et mêmes les syndicats dénoncent en choeur "le protectionnisme qui mène aux heures les plus sombres de notre histoire" (en se référant au Smooth Hayley Act)... Pourtant, lorsque l’histoire se répète, écrivait Karl Marx dans le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte , « la première fois comme tragédie, la seconde comme farce »... Le protectionnisme, voilà l'ennemi?

PA: Tout le probléme, c'est de savoir ce que l'on met sous le terme de protectionnisme- un "gros mot" pour les "derniers hommes" de ce début de siècle!-qui est devenu, au fil des temps, une véritable auberge espagnole conceptuelle.Autant il me paraîtrait tragiquement contre-productif de se battre pour une forme "stalinienne" d'autarcie européenne ou nationale, autant il me semble des plus importants de réhabiliter un discours de "protection"modéré, sérieux, soucieux de prendre la mesure de l'interdépendance actuelle des économies ,afin de faire revivre, au plan européen, des stratégies lucides ayant pour finalité de tenir à distance la "violence ordinaire du marché". Notre génération ne peut se reconnaître que dans une seule tâche historique, celle consistant, contre vents et marées, à faire surgir un espace communautaire auto-centré, pratiquant, avec finesse, à ses frontières, un système "d'écluses sociales". Tant que nous n'aurons pas réussi,même à la marge, à endiguer la pression délétère d'un libre-échange dogmatique, faisant du dumping social le plus atroce l'un de ses leviers privilégiés, il nous sera interdit d'espérer autre chose qu'un "esclavage" économique plus ou moins civilisé, avec à la clé, inéluctablement, une montée en puissance des passions racistes et des égoïsmes catégoriels, sur fond de délitement de notre esprit démocratique. Il va nous falloir choisir très vite entre la dictature du marché, la réification de nos moindres comportements qui l'accompagne nécessairement, et la liberté tragique des hommes faisant leur histoire.

CGB: Écluses sociales?? Il n'y a guère que Villiers et le très isolé Guillaume Bachelay (PS) qui ont évoqué cette piste... d'ailleurs comment expliquez-vous cette incapacité philosophique et historique à gauche (bien plus qu'à droite) de concevoir le protectionnisme (même Marx était libre-échangiste), l'image du professeur DSK à court de munitions jeudi dernier face à un petit patron citant Maurice Allais et parlant de la pression du libre-échange sur les PME était à cet égard plus que symbolique... Qu'est-ce qui cloche dans le logiciel de la gauche?

PA: Pour des raisons idéologiques et historiques bien précises ,qu'il faudrait des pages et des pages pour expliciter en détail, on peut dire que la gauche, surtout celle d'inspiration marxiste ou libertaire, s'est toujours sentie mal à l'aise face à ce que l'on pourrait appeler le sentiment national.Sauf en de très rares moments où son intérêt idéologique s'est trouvé en phase avec le souci patriotique de la nation, elle s'est toujours distinguée par une sorte de volonté "cosmopolite"- au mauvais sens du terme- la rapprochant du libéralisme bourgeois le plus dénationalisé. N'oublions jamais qu'au moment de la grande rupture de la Révolution française, ce que l'on appelle la gauche fait partie, avec la bourgeoise libérale, du même bloc "moderniste"- et historiquement ce bloc portait des espérances clairement progressistes- s'opposant aux tenants d'une société traditionnelle...se reconnaissant notamment dans les pratiques d'un mercantilisme étranger, en nombre de ses aspects, à la Vulgate libérale des physiocrates.

Par ailleurs, si la gauche radicale a souvent brocardé cruellement les "pulsions" protectionnistes, c'est qu'elle y voyait, et parfois à juste raison, l'expression d'une querelle sordide entre les différents secteurs du capitalisme, entre les intérêts divergents d'une caste dirigeante unie, par ailleurs, autour de la défense féroce de ses intérêts de classe! Encore aujourd'hui, il est des patrons moyens et petits qui souhaitent tout à la fois un libéralisme de choc à l'intérieur de nos frontières et une protection douanière importante à nos frontières pour les protéger du dumping commercial drastique liée à une globalisation peu ou mal régulée...Cette position, pour sympathique qu'elle puise paraitre à certains, n'est pas tenable et nuit gravement au discours protectionniste dans son ensemble.Il faut réinventer, avec l'aide de tous ceux qui le veulent, un discours de la protection légitime, équitable, altruiste, visant à construire un ordre international juste.



CGB: "Ordre international juste"... ça fait un peu Ségolène! Ce "protectionnisme altruiste" (oxymoron?) outre que dans des écluses commerciales ne devrait-il pas s'exprimer dans une taxe sur libre-échange? Par ailleurs le protectionnisme altruiste peut-il lui seul répondre à la crise ou doit-on l'associer à d'autres politiques de type keynesiennes?

PA: Ce n'est sacrifier à l'on ne sait quel libéralisme que de dire que la fin des échanges libres, d'un espace dominé par la dynamique des échanges équitables, risquerait de déboucher sur des situations politiques plus que dangereuses.Ce qui est condamnable, ce n'est pas l'échange en soi ,mais l'aspect "impérialiste", au sens le plus prédateur du concept, qu'il peut revêtir lorsqu'il a lieu entre des pays dont les niveaux de protection sociale et l'hétérogénéité des systèmes productifs sont importants .La "globalisation"- une mystique délétère et matérialiste imposée au forceps par la pseudo-élite qui nous gouverne- est néfaste en cela qu'elle n'est le plus souvent que la cache- sexe de la domination des grands intérêts transnationaux et de certaines nations...violant délibérémént , pour la "bonne cause", leur propre philosophie économique!Il est d'une urgence vitale de nous désintoxiquer mentalement et de ne pas prendre pour argent comptant, avec une naïveté suicidaire, les rhétoriques fallacieuses de ceux qui, en fait, sont nos adversaires politiques et économiques.Plus que jamais, il nous faut refaire du réalisme- un réalisme n'excluant aucune finalité métaphysique- la colonne vertébrale d'une démarche démocratique refaisant du peuple l'arbitre de tous nos choix.

CGB (dernière question): Merci M. Arondel d'avoir répondu à nos questions... au final que peut-on souhaiter "pour notre cher vieux pays?"

PA: Je crois très sincèrement qu'il lui faut s'émanciper de toutes les langues de bois, que celles- ci s'enracinent dans la pire des Vulgates néo-libérales ou se réclament de ce néo-gauchisme contemporain, à visage bourdieusien notamment, qui constitue une impasse tragique. On ne sortira pas de la crise- une crise qui est tout autant d'ordre métaphysique qu'économique- en mimant dérisoirement les conceptions du monde d'hier, en essayant de refaire le chemin menant aux engagements de jadis.Comme presque toujours, la nostalgie est mauvaise conseillère...Désormais, et cela peut se révéler à l'usage plus que roboratif, nous sommes seuls au monde, destinés à inventer avec finesse et radicalité nos sauvetages de demain. N'ayons pas peur de damer le pion à la fausse intelligentsia qui "squatte"les allées du pouvoir médiatique, osons le rire décapant qui transgresse les catéchismes nihilistes dominants...et surtout, dans l'humilité, construisons pas à pas les outils nous permettant une parole libéré des pesanteurs du duopole capitaliste et marxiste. Oui, décidément, comme nous aimions à le rappeler autrefois, il vaut mieux allumer une petite chandelle que maudire l'obscurité...

Propos recueillis par René Jacquot


5 commentaires:

  1. J’ai besoin de relire tout ça à tête reposée.
    Deux petites questions préliminaires cependant :
    1) c’est quoi "la grande culture européenne" ?
    2) "Vulgates néo-libérales" je pense voir à peu près de quoi on parle. Par contre "néo-gauchisme contemporain" je ne suis pas sûr. Des exemples ?

    RépondreSupprimer
  2. "il vaut mieux allumer une petite chandelle que maudire l'obscurité..."

    C'est pas trop l'esprit de la maison ça, et tant pis si j'me trompe ! Vous voulez faire couler la baraque ou c'est juste que vous êtes pressé de scier quelques branches ?

    RépondreSupprimer
  3. Oui, les gens commencent à se rendre compte du monde dans lequel on vit.

    En ce jour de pêche, un fichier avec bruitage :

    http://www.avenirdufutur.fr/?p=991

    Amicalement.

    Stéphane

    RépondreSupprimer
  4. Reste à savoir, cher CGB, - et la question à mon avis est cruciale - si dans son ouvrage D.R Dufour a véritablement démontré que le capitalisme était amoral voire immoral. Auquel cas "militer pour une re-réglementation en profondeur des activités marchandes régissant notre champ économique" serait tout aussi absurde que "la désastreuse chimère de la régulation" puisque ces deux solutions ont le capitalisme comme fondations. Autrement dit, s'il est avéré que le mal actuel s'enracine dans les origines du capitalisme, la proposition de Philippe Arondel ne revient-elle pas à vouloir bricoler dans l'incurable?

    RépondreSupprimer
  5. Ah ça, ils ont le sens de la formule chez les anciens compagnons du Che. Après coup, on se dit que le chevènementisme n'était rien moins qu'une sorte de précurseur du sarkozysme. Du "que de la gueule" avant l'heure... mais de gauche, attention !

    Ceci dit, on vous accordera cher Jacquot, que le Monsieur à des lectures et surtout de la conversation. Vous nous feriez la même avec Guaino ? Je veux dire dès qu'il sera disponible...

    RépondreSupprimer