21 février 2009

Star traque (3 / 7)


Il faudrait vraiment être un gauchiste ou un de ces connards altermondialistes pour s’étonner des conditions de sécurité en vigueur dans le cœur d’Hollywood ! On n’entre pas chez Paul Newman comme chez le coiffeur. C’est normal. On peut même dire que ça décevrait pas mal de monde si on pouvait lui taper sur l’épaule chaque après midi au comptoir du bar du coin. Vous imaginez Paul Newman buvant sa bière comme n’importe qui ? Vous imaginez Clint Eastwood faisant la queue aux caisses du supermarché avec son caddie plein de rouleaux de papier-cul ? Un peu de sérieux.
A Beverly Hills, il est parfaitement logique que les propriétés soient gardées, que du personnel qualifié monte la garde, que des caméras soient partout présentes : c’est normal. Pour entrer chez Lauren Bacall, ce n’est pas plus difficile qu’ailleurs dans le quartier : il y a deux portails à franchir, on montre patte blanche, on est photographié et il ne faudrait pas croire qu’il y a une armée de colosses pour vous accueillir : une dizaine de types, pas plus. C’est juste une question d’organisation. C’est sérieux, discret, efficace et pas complètement dénué de tact.
Stefano Peropoulis est bien entendu un peu plus que le chauffeur de Lauren Bacall. C’est lui qui vint accueillir Günter Walberg après le poste de sécurité et c’est lui qui l’introduisit auprès de la maîtresse de maison. « Lauren Bacaaaall ! flageolait Walberg en lui-même, elle est derrière cette poooorte ». Il avait rencontré du monde pendant sa carrière, et du beau, et il avait appris depuis longtemps à maîtriser le petit trac qui peut vous saisir quand on est sur le point de parler à un cador de la science, de la politique ou des médias. Il n’était donc pas impressionné mais il savait qu’Hollywood était devenu un camp retranché, il avait parfaitement conscience qu’il allait franchir une frontière, qu’il n’avait rien à y foutre et qu’il n’avait qu’un faux passeport.
Comme dans les films des années quarante, la Bacall lui apparut en robe longue, une robe spectaculaire, hors normes, disproportionnée à notre siècle. A la voir vêtue ainsi chez elle, il se demanda aussitôt comment elle faisait pour trouver quelque chose de mieux à se mettre les soirs de gala. Sa robe de soie crème moulait son corps jusqu’à la taille et s’évasait tout en souplesse jusqu’à fondre par terre, comme la queue d’une sirène se perd dans l’onde. Le côté en était longuement fendu, et immédiatement, au premier pas, vous vous retrouviez en train d’essayer d’en voir plus. Sa cuisse gauche se révélait aux trois quarts selon les mouvements de la soie, le tissu glissait sur la peau dans une véritable chorégraphie de légèreté et de perfection. Comme dans les années quarante, sa chevelure rappelait par ses ondulations une belle et jeune coulée de lave épaisse qu’on admire de loin. Il n’y avait plus guère qu’à Hollywood qu’on rencontrait encore des femmes capables d’exhiber de telles coiffures, le puritanisme, la vie sportive et d’autres fléaux modernes ayant rendu inconcevables ces outrances d’érotisme quotidien.



- Stefano m’a beaucoup parlé de vous monsieur Walberg.
- Je constate que tout ce qu’il m’a dit de vous n’était qu’un plat tissu d’euphémismes, madame.
Le baisemain lui donna l’occasion de sentir la souplesse charnue du poignet. C’est à ce moment là qu’il se souvint qu’il était en présence d’une femme de quatre-vingt quinze ans, et il failli reculer à cette idée. Cette peau lisse, ces mains sans tâche, ces ongles fins…
- Vous… vous êtes splendide, vraiment, je ne sais quoi dire de mieux.
- Pour un premier contact, ça me suffit.

Il la suivit dans un salon vert pâle aux murs recouverts de Mondrian, de Klee et d’une série de sanguines érotiques de Foujita. Lauren Bacall se laissa flatter dix bonnes minutes puis demanda poliment qu’on entre dans le vif du sujet, ce que Walberg avait parfaitement prévu. Il lui exposa donc la teneur de son projet en mentant sur toute la ligne, lui présenta des ambitions éditoriales fictives et commença avec naturel son travail de biographe.
Il s’était documenté de telle façon sur la vie et la carrière de la star qu’il n’avait plus grand’chose à apprendre mais lui posait des questions plutôt anodines en espérant qu’elles permettraient d’entrer dans une certaine intimité et, in fine, de gagner la plus grande confiance possible. Ne pas l’effrayer, ne pas éveiller de soupçons, c’était sa stratégie.
On passa rapidement sur l’enfance new-yorkaise et les débuts pour se concentrer sur ce que Bacall appelait elle-même sa seconde carrière. Elle lui raconta assez brièvement les quelques faits à retenir pour résumer sa période de retraite (elle n’employa jamais ce mot) après les années soixante, puis son retour sur les écrans au tournant du millénaire, le culte d’elle-même renouvelé comme par enchantement auprès des petits-enfants de ses premiers admirateurs. Elle fit même allusion à ses projets pour l’avenir. C’était incontestablement un bon sujet pour un interviewer : elle parlait d’elle-même avec beaucoup de facilité, du naturel, savait s’auto féliciter avec tant de franchise que c’en devenait désarmant, elle ne cherchait pas ses mots et ne cachait pas qu’elle trouvait sa vie formidable. Au fur et à mesure de son déroulement, l’entretien semblait même la rendre plus que satisfaite, joyeuse. Manifestement, elle adorait qu’on s’occupe de sa personne, qu’on en parle, elle aimait comme une petite enfant que le monde s’organise autour d’elle avec des Oooh et des Aaah d’admiration. Au milieu des anecdotes sur sa carrière, elle savait néanmoins poser des questions personnelles à Günter Walberg, lui demander son avis sur tel ou tel fait en marquant un sincère intérêt à ses réponses. Le sourire perpétuellement prêt à servir, elle dévia ainsi de plus en plus souvent la conversation vers des aspects moins professionnels et la transforma insensiblement en un échange où le charme et la séduction prirent la plus grande place.
- Etes-vous marié, monsieur Walberg ? demanda-t-elle soudain.
En un clin d’œil, il sut qu’il fallait non seulement mentir, mais aussi trouver une réponse qui ouvre les plus vastes horizons.
- Divorcé. Trois fois.
A partir de ce moment, l’après-midi ne fut plus qu’un lent rapprochement entre eux. Trois fois divorcé, voilà qui signifiait quelque chose aux yeux d’une star, l’indice solide qu’on pouvait faire confiance à cet homme. Pour elle, ce renseignement remplaçait tous les philtres séducteurs : elle avait la plus grande peine à seulement imaginer qu’on puisse se fossiliser toute sa vie avec la même personne et n’aurait pas eu un regard pour un homme dans cette invraisemblable situation. Et puis, elle trouva instinctivement rassurant ce détail conforme à des mœurs civilisées. De son côté, Walberg comprit vite qu’il avait tapé dans l’œil de la légende vivante et abandonna malgré lui la question qui l’avait d’abord obsédé : comment fait-elle pour paraître aussi jeune ? Peu à peu conquis par les charmes vivaces de Lauren Bacall, il entra dans ce jeu de la séduction, délicieux quand deux personnes décident sincèrement d’y céder. L’enchaînement des choses le mit bientôt dans une quasi panique, il se demanda s’il ne risquait pas de tout gâcher : ses lèvres se trouvaient à moins de vingt centimètres de celles de son hôtesse et s’en approchaient encore. Tout en conversant, son esprit luttait contre l’abandon qui s’offrait à lui. (Elle tenait maintenant sa main et l’appelait Günter !). Son visage était si près du sien qu’il se mit à loucher mais en lui, une petite voix continuait à répéter des conseils de sagesse. Il se dit enfin qu’il n’avait rien à gagner à ce quitte ou double… au moment même où leurs bouches se touchèrent.

A suivre.

1 commentaire:

  1. Tu contes à merveille. Le passage où Gunther rencontre la légende vivante est décrit avec brio.

    RépondreSupprimer