27 février 2009

Sacré Régis!


Avant que Babeth ne recopie cette entrevue dans son club de précieuses ridicules au capital de 50 000 euros, voici une entretien fort intéressant de Régis Debray pour le journal Le Point.

On s'étonnera bien sûr du vouvoiement de la taulière de Causeur alors qu'ils dinent l'un chez l'autre... quoiqu'il en soit, il est désormais acquis que Babeth s'est éloignée des chimères du national-républicanisme pour mieux se rapprocher du ricanement posthistorique (sa manière d'invoquer le grand rival de Debray, Marcel Gauchet est là pour en témoigner).

Reste le grand Régis, virevoltant et très en verve (pour les amateurs, il sera le 15 mars au Salon du Livre de Paris ... les sudistes attendront leur heure, d'autant qu'ils auront un débat Malrieu/Michéa le 19 mars, on en reparle...)





Régis debray : le sacré repousse tout seul
Interview. Contre l'individu-roi, jouons collectif, affirme le médiologue dans « Le moment fraternité » (Gallimard).

Élisabeth Lévy


Qui dit je en nous ? interrogeait Claude Arnaud en 2006. Debray n'en démord pas : quelque chose continue à dire « nous » en « je ». On croit en avoir fini avec les mémoires, les appartenances, les allégeances, on croit appartenir à une nouvelle espèce humaine qui peut se payer le luxe de choisir son identité. Illusion, rappelle Debray : pour vivre ensemble, il faut que les hommes aient en commun quelque chose de plus grand qu'eux-un dieu, une nation ou un idéal, une journée mythologique dont ils se souviennent ensemble. En clair, nous avons besoin de sacré, qu'il soit ou non religieux.

On peut, avec Marcel Gauchet, récuser cette grille de lecture et estimer qu'en analysant le lien politique sous les espèces du religieux « Debray commet un abus de langage » . Mais on ne peut pas éluder les questions qu'il pose : comment redonner sens au collectif ? Et à quel collectif ? Que les droits de l'homme relèvent, comme le dit Gauchet, de « l'incantation verbeuse » , qu'ils soient, comme l'affirme Debray, la « religion de l'Occident contemporain » et « l'alibi d'une hégémonie » , ils ont échoué à fonder une nouvelle appartenance. L'universalisme ne suffit pas pour aller faire la guerre ensemble. Voir l'Afghanistan, voir l'Irak.

Tous les hommes sont hommes, c'est non négociable. Mais ils ne sont pas tous frères. Pas de « nous » sans « eux », rappelle Debray. Pas d'hôte sans hôte, pas d'autochtone sans étranger. Et pas d'ailleurs sans frontières. Savoir qui nous sommes, dit-il, c'est savoir quelles frontières-territoriales, imaginaires, économiques-nous sommes prêts à défendre. A moins que nous ne laissions de nouvelles barricades intérieures désagréger la maison République. C'est donc ça. Debray, diront les ricaneurs, nous refait le coup du cher et vieux pays. On peut appeler ça Etat-nation, mais il faut reconnaître qu'on n'a pas trouvé beaucoup mieux pour conjuguer demos et ethnos , communauté d'intérêts et imaginaire partagé, sécurité sociale et rituel collectif. Va pour la France, donc. Seulement, la France, ça ne marche plus très bien comme idée. Et Debray le sait. « Faisons place à la fraternité » , dit-il. « Notion sympathique et vide, et même régressive » , réplique Gauchet, qui lui préfère celle de solidarité, fondée non pas sur les sentiments mais sur l'interdépendance. L'un veut réenchanter la politique, l'autre, la désenchanter. Finalement, c'est à nous de voir. A supposer que « nous » il y ait

Le Point : Il y a du sacré partout et de tout temps, rappelez-vous. Ce sacré omniprésent n'est-il pas, comme vous le reproche Marcel Gauchet, un concept inopérant ?

Régis Debray : La vie est un mot creux, mais les êtres vivants, c'est très opératoire. Le sacré est une abstraction fumeuse, mais les lieux et les livres sacrés se portent à merveille. Allez cuire un oeuf sur la flamme du Soldat inconnu ou ouvrir une crêperie sous le portail d'Auschwitz, vous m'en direz des nouvelles. Quelle communauté humaine, athée ou non, n'est-elle pas flanquée d'un sacrilège puni par la loi ? Gauchet devrait voyager. Un tour du monde de temps à autre, cela dérouille les neurones.

En médiologue grave et farceur, vous prétendez recenser les preuves matérielles du sacré, mais vous n'en tournez pas moins autour d'idées.

Je ne parle pas en philosophe, je me promène, du Kazakhstan à l'île de la Cité. Même dans un plat pays, vous trouverez un haut lieu, enclos, crypte ou tour. Un point de rassemblement, matérialisant le point de référence mythique, événement, héros ou mythe fondateur qui cristallise une identité. Je photographie les variations pour chercher l'invariant.

Lequel a ou a eu partie liée avec le religieux ? Qu'est-ce qui les distingue l'un de l'autre ?


Le sacré précède le religieux et lui survivra. « Religion » est un mot latin qui n'a pas de traduction en chinois, ni en hébreu, ni en persan, ni en grec. Cela signifie pour nous un Dieu, un clergé, des écritures et des dogmes, acquis tardifs. Au temps de Stonehenge, il n'y avait pas de religion, mais il y avait du sacré. Et quand une religion s'en va, un sacré repousse tout seul, puisque ainsi s'appelle ce qui permet à un tas d'individus de se vivre comme un tout. On ne se déprend pas du sacré en le sécularisant. Michelet l'a fort bien dit pour la Révolution.

Pour vous, l'hypothèse de Marcel Gauchet selon laquelle notre monde est celui de la sortie de la religion est donc inopérante ?


Prophète, père de la patrie, défaite ou victoire légendaires, tombe, mur ou montagne-le point unificateur relève du mythe ou d'une histoire mythifiée. Je crains qu'on n'y échappe pas. Et puis, qu'appelez-vous notre monde ? L'Afrique noire, Madagascar inclus, où le prophétique encadre le politique comme jamais ? Le monde arabo-musulman, où l'islamisme remporterait les élections si elles n'étaient pas truquées ? Les Etats-Unis, où Obama se fait bénir par deux pasteurs, pour plus de sécurité ? La Chine, où renaît le confucianisme par le bas ? L'Inde ? Le Pakistan ? Soyons sérieux. C'est vrai que dans le petit cap catholique de l'Asie, Québec inclus, Don Camillo s'est éclipsé, Peppone aussi. Ce n'est pas la partie la plus dynamique du monde.

Ce « besoin de sacré » n'est pas ce que nous avons de mieux. « Nous ne pensons pas, donc nous sommes », écrivez-vous. Le sacré rendrait-il con ?


Assurément. Il est là pour faire un peuple avec des populations, pour associer et souder, et penser, c'est toujours se dissocier. Le besoin de sacré ne fait pas l'affaire de l'individu mais des groupes. Y aurait-il Israël sans la Torah, un monde arabe sans le Coran ? L'Inde sans le Mahabharata ? Le culte d'Athéna a fait vivre Athènes. Il a aussi tué Socrate. Disons qu'il faut une sacralité pour construire une cité et des impies pour casser la baraque. Une vraie civilisation tient du double bind. Pas très amusant, mais un homme prévenu en vaut deux.

« Qui dit je en nous ? » interrogeait Claude Arnaud en 2006. Vous, vous demandez plutôt si quelqu'un dit encore « nous » en « je ». Souffrons-nous d'une carence de sacré ? Ou existerait-il, comme pour le cholestérol, un bon et un mauvais sacré ?

Deux choses menacent le monde, disait Valéry, l'ordre et le désordre. Deux choses menacent nos sociétés, le « moi je » et le « nous ». Dans les sociétés dites holistes, le collectif précède et étouffe la personne. Dans nos sociétés d'individus, le « moi je » fait éclater le « nous ». C'est le cas en France, et même en Europe, où la crise déchaîne les égoïsmes nationaux. Ce n'est pas le cas des Etats-Unis d'Amérique avec le one nation under God .

Ne tournez pas autour du pot. Le bon « nous », pour vous, c'est le « nous » national, version républicains-hussards noirs.

Le « nous » patriotique a été sacralisé en France, disons de 1790 jusqu'à 1968. Ce lien s'est désagrégé. On ne peut pas le renouer à froid, mais de là à s'imaginer qu'on peut se passer d'un coagulant imaginaire... Un consommateur en chasse des soldes et en manque d'identité se retrouve breton, juif ou homo d'abord, ou noir. En Amérique, il y a une nef centrale avec de multiples chapelles autour. Chez nous, la molécule est à atomes lâches. Chacun se bricole son appartenance avec les moyens du bord.

Résumons : pour réapprendre à vivre ensemble, il nous faut retrouver le sens de la fraternité, donc du sacré, donc de la division. Paradoxal, non ?

Entendons-nous. Fraternité n'est pas fratrie, c'est une solidarité élective, et non naturelle. Cela consiste à reconnaître pour frères des gens qui ne sont pas de la famille. Or ce qui met ensemble, une famille élective, c'est ce qui la met à part d'une autre. Il n'y a pas de nous sans un eux. « La Guadeloupe sé tannou/La Guadeloupe a patayo. » La Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n'est pas à eux. Ce qui se dit en créole se pratique partout mais affleure dans les crises. Les roses ont des épines, la fraternité aussi.

Peut-être le monde sans frontières est-il adapté à l'hyper-individu du XXIe comme celui des nations l'était à l'homme des Lumières. Dans notre grande salle de gym, avons-nous vraiment besoin d'appartenance ?

Plus que jamais. L'utopie libérale remplaçait la carte d'identité par la Carte bleue. Fin des mythes de fondation, des patois et des petits drapeaux ! Ça ne marche pas ! Plus vous inondez un pays de Coca-Cola, plus vous y semez d'ayatollahs. Le monde technique et économique produit de la convergence, mais cette convergence appelle une divergence de sens contraire, par une sorte de thermostat de l'appartenance. Il faut de nouveau penser les sacralités, les mémoires, y compris chez nous. Les ethnologues ne sont pas seulement faits pour étudier les Papous.

Dans ces conditions, rien de ce qui nous concerne ne doit être étranger au Papou, à commencer par la liberté. Les droits de l'homme sont, déplorez-vous, la nouvelle religion de l'Occident contemporain (ROC). Il y a pire croyance partagée que celle qui consiste à créditer chacun de son humanité.


En effet. Confucius, Epictète et Jésus nous faisaient déjà ce crédit. Il y a comme une morale universelle de la compassion. Mais un individu abstrait de son milieu dont le but ultime est le bonheur, ce n'est pas l'alpha et l'oméga sur la planète. L'universel des droits de l'homme ne peut devenir notre bonne conscience et notre mauvaise foi. Je suis le Bien et j'occupe pour libérer ?

En somme, les droits de l'homme ne sont pas seulement la religion de l'Occident mais son bras armé idéologique ?


Comme on ne peut pas faire ce qu'on dit ni dire ce qu'on fait et qu'on est bien forcé de faire la politique de ses intérêts, on s'adonne à l'hypocrisie pour huiler les rapports de forces.

Reste qu'il y a quelques raisons à la centralité des droits de l'homme en Europe, et en particulier dans la gauche européenne, à commencer par les expériences totalitaires.

Oui, la ROC a été chez nous un sursaut protestataire contre le « nous » de la race et celui de la classe. De là à fantasmer un client emprunteur qui n'a ni langue ni mémoire et n'est fils de personne... Le délice de la déliaison me semble une utopie.

Peut-être, mais le confort du relativisme est aussi inefficace pour empêcher que les petites filles afghanes soient vitriolées sur le chemin de l'école.


Les Afghans sont mieux placés que nous pour faire évoluer l'Afghanistan. Si une coalition de chrétiens s'en mêle en bombardant les noces de village, il y aura encore plus de vitriol. Napoléon en son temps a voulu moderniser l'Espagne, les moines fanatiques l'ont fichu à la porte. La croisade américaine en Afghanistan est aussi absurde que contre-productive. Que nous soyons devenus les supplétifs d'une idiotie coloniale ne plaide pas pour notre sens des réalités.

Est-il possible de sauver les droits de l'homme du droit-de-l'hommisme ?

Oui, à condition de le faire modestement, sans les imposer. Et en renonçant à l'idée que tous les hommes ont rendez-vous à la fin de l'Histoire pour prêter serment à notre déclaration des droits de l'homme. Cette croyance proprement religieuse suppose que l'Occident aura encore l'hégémonie dans cent ans. On peut en douter.

En quoi la fraternité pourrait-elle être une alternative au sacré officiel mais faible que sont les droits de l'homme et à tous les sacrés privés qui nous requièrent de plus en plus ? La fraternité sauvera-t-elle la nation ?

La nation civique, pas la nation ethnique, n'est-ce pas ? Non, il n'y a pas de sauveur suprême ni de formule miracle. Mon livre s'appelle « Le moment fraternité ». Il faut lui faire une place, c'est tout. Ne pas la rendre impossible, comme le fait le marché roi. Rien de plus.

Il y a une ruse dans votre histoire personnelle. La première fraternité que vous vous êtes choisie, celle de la révolution, était internationaliste.

J'ai cru y trouver une famille. C'en était une, d'ailleurs, mais pas vraiment la mienne. C'était le nationalisme latino-américain en marche, sous le drapeau rouge. Et il avait bien raison. On ne se débarrasse pas de l' ethnos , des communautés de mémoire. Il ne faut pas l'idolâtrer, mais il faut faire avec. Le demos ne suffit pas.

Vous récusez donc l'accusation de nostalgie souvent formulée à votre encontre ?


La nostalgie est un sentiment révolutionnaire. Je reconnais le conservateur à ce qu'il n'en a aucune. Toutes les forces actives dans l'Histoire partent de là. Le sionisme, c'était le retour à Sion. Si Che Guevara n'avait pas pensé à Bolivar, il n'aurait pas été en Bolivie. Et Obama sans Lincoln ne serait pas à la Maison-Blanche.

Pourquoi refusez-vous de désenchanter la politique ? Quel mal y aurait-il à ce que ses passions et ses débordements soient remplacés par l'appréciation d'intérêts bien compris ?

Ce serait l'idéal, en effet, de pouvoir s'en tenir à la réalité. Mais il y a toujours de l'imaginaire en jeu, le dalaï-lama, la Bretagne, l'homosexualité ou le PSG. Le désenchantement sur la longue durée, c'est le passage d'une chanson à une autre.

Que nous faut-il, alors, pour redevenir français ? Une bonne petite guerre ?

Il est vrai que la guerre fait apparaître le « nous » par-dessus le « moi je ». Ça vaut pour Israël comme pour le Liban. Jamais il n'y a eu plus de monde à Notre-Dame de Paris qu'en 1914 ou 1939. Aux Etats-Unis, au lendemain du 11 Septembre, on priait dans les rues. Pour redevenir fraternels, nous n'avons certes pas besoin de Te Deum mais d'une confrontation. C'est le prix du nous. Moi, ça ne me fait pas peur

« Le moment fraternité » (Gallimard, 384 pages, 21 E).




7 commentaires:

  1. Merci d'avoir choisi une photo où apparait le vrai Régis Debray.

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  2. Merde, j'ai mis une photo de Brassens!

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  3. Il réinvente pas la poudre le Régis. Par contre ça, je dois avouer que j'ai cru à une faute de frappe :

    Le sacré rendrait-il con ?

    Assurément. Il est là pour faire un peuple avec des populations, pour associer et souder, et penser, c'est toujours se dissocier. Le besoin de sacré ne fait pas l'affaire de l'individu mais des groupes.

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  4. Lampedusa, on peut faire beaucoup de choses au CGB, mais attention, Régis est ici plus sacré qu'une vache de Bénarès. Il pourrait devenir transformiste chez Michou ou fonder la secte de l'étron ravigotant... Il ne trouverait ici que compréhension et amour.
    Arouuuun Régis!

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  5. Le sacré, dans son acception politique, ne fait pas l'affaire de l'individu, mais des groupes.

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  6. Michéa, 19 mars, ou ça, quand ? Quoi ?

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  7. Michéa sera le 19 mars en débat dans sa librairie fétiche: Sauramps à Montpellier.

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