26 février 2009

O Brother...


On disait Régis Debray fatigué, en année sabbatique comme l'annonçait son email de réponse automatique...C'était pour mieux examiner la troisième marche du perron suprême: la Fraternité.

"Le Moment fraternité" (Gallimard) marque le retour du grand Régis qui n'a de cesse de réinventer un nouveau républicanisme puisant sa source dans les diverses formes du sacré.

En voici quelques extraits publiés dans l'hebdo chrétien "La Vie":




« L’individu est tout, et le tout n’est plus rien. Que faire pour qu’il devienne quelque chose ? Comment, au royaume éclaté du moi je, susciter ou réveiller des nous qui ne se payent pas de mots et laissent chacun respirer ? Qu’est-ce qui peut encore sceller une complicité, en dehors de la maison, du stade et du bureau ? Questions urticantes, mais que je ne crois pas intempestives.

Elles tenaillent obscurément l’envie que l’on n’ose s’avouer d’un autre horizon que notre va-et-vient affolé entre soif de gain et peur de perdre, et elles appellent une réponse sans fard ni tabou. (...) Dans la conviction que l’économie seule ne fera jamais une société.

Les pronoms n’ont pas d’âge, les totems accusent le leur. Une évasive fraternité continue d’orner nos frontons, sceaux, frontispices et en-têtes administratifs, mais le mot ne se prononce plus guère chez nos officiels, par peur du ringard ou du pompier. Le président de la République se garde de l’utiliser, même dans ses vœux de nouvel an, lui préférant les droits de l’homme. Et quand un préfet plus audacieux le fait résonner le 14 Juillet dans ses pièces de réception, il ne tient pas trop à le voir se concrétiser le lendemain sous ses fenêtres. Depuis 1848, date de son intronisation dans la triade républicaine, il a perdu son chic et s’est fané. Dans la « sainte devise de nos pères », la petite dernière est devenue orpheline. Pas de statut conceptuel, pas d’entrée dans les dictionnaires de philosophie contemporaine. Liberté d’expression, égalité des chances : le génitif met de l’animation. Les assemblées en débattent, l’intellectuel s’en saisit, l’opinion se fâche. Rien de tel pour la puînée. La fraternité n’a pas de génitif. En France, c’est une vieille cousine qui s’est fondue dans le décor, mais qui fait tapisserie, et personne ne l’invite à danser. On se souvient vaguement qu’elle tournait tous les cœurs, dans sa folle jeunesse, au XIXe siècle, quand elle courait les barricades et les sociétés ouvrières. Il serait impoli de lui demander de partir, mais ce qu’elle fait encore là, personne ne sait. Les sciences sociales lui tournent le dos, les marchés n’en ont cure, les libéraux lui préfèrent la compassion et nos socialistes honteux la trouvent tocarde. Rares les chercheurs qui acceptent de prendre encore au sérieux un prêchi-prêcha qui n’engage à rien de sérieux. Quant aux profanes, vous et moi, ils ne savent plus trop si ce mot devenu chez nous flasque et sans arête doit faire sourire ou frémir. S’il faut l’expédier au musée avec le gilet à boutonner dans le dos et le quarante-huitard à spencer et grand chapeau râpé partant organiser à Nauvoo, Illinois, le bonheur de l’humanité, ou bien s’il faut désormais en charger la préfecture de police et tous ceux qui ont un œil sur les frères des banlieues. Qui fera cette traversée jusqu’au bout préférera, espérons-le, se retrousser les manches.

Du Père et de sa Loi, le procès est derrière nous, le verdict rendu, beaucoup ont tourné la page. De la Mère et du maternage, la poisseuse emprise a été dénoncée, avec tout ce qu’a de régressif et d’infantilisant la Big Mother. C’est désormais et par ricochet du Frère qu’il nous est demandé, en Europe, de faire notre deuil. C’est là que le bât blesse. Et c’est cette ­blessure qu’on voudrait sinon soigner ou guérir, du moins débrider, aviver et approfondir.

Voici donc la chanson d’une mal-aimée. “Sois mon frère ou je te tue.” Le mot assassin et tendancieux de Chamfort a laissé des traces. Tant de morts... Tant de pièces à charge... Si la charité a redoré son blason, sa cadette incroyante reste sur les étagères, en vitrine, mais à lorgner de loin. La citoyenneté est un produit de grande consommation, devenu à force inodore, incolore et sans saveur, mais de bon ton et peu compromettant.

La fraternité est une essence plus rare, qui se consomme sur ordonnance, diluée et en prises espacées – avec la solidarité de l’État providence –, ou bien vaporisée en convivialité, pour de brèves euphories, ou alors, au compte-gouttes, en tête à tête, sous l’étiquette amitié. Le policier garde de l’estime pour son collègue. L’avocat ou le médecin, pour son confrère. L’ancien élève, pour son condisciple, le footballeur, pour son coéquipier, l’engagé, pour son camarade de régiment, l’ébéniste du Tour de France, pour son compagnon. C’est tant mieux, mais pas assez.



Notre chère petite personne aspire à plus et à mieux : pouvoir appeler frère ou sœur un étranger qui ne porte pas notre nom. De cette grâce précaire qu’est une famille élective, de ce bonheur insolite et dangereux, certes, mais que rien ne remplace, le rêve ou la mélancolie ne veulent pas mourir, étrangement. La débâcle du communisme, l’étouffoir communautaire, la phobie du sectaire et du totalitaire ont suggéré à de bons esprits qu’il fallait passer un bracelet électronique au suspect “communauté”. N’empêche que la démangeaison demeure, en sourdine. Une vie à la première personne du singulier est une vie mutilée, et si l’ordre des tribus est mortifère, quelque chose en nous refuse l’appartenance zéro, et recherche d’autres communions que celles du sang et de la couleur de peau, auxquelles ramène, par dépit, l’invocation d’un droit passablement éborgné mais qui se dit universel.

Il y a des nous sans fraternité, mais il n’y a pas de fraternité sans nous, et c’est l’énigme des appartenances qu’il nous faudra d’abord élucider, pour arracher ses lourds secrets à ce mot-valise, ce mot-relique, ce mot-épave. Sans pleurer à l’enterrement, sans promettre un second souffle. En laissant le lyrisme à de plus doués et la morale à de plus qualifiés... En simple artisan médiologue, pour deviner comment ça se tisse, un groupe d’affinités, et comment ça se détricote, au fil des ans.

Connaître au plus près, c’est toujours lier entre eux des idées et des événements relevant de planètes différentes. Pour retrouver un objet perdu comme le lien de fraternité, force est de panacher les registres, puisqu’il sert de trait d’union aux domaines religieux et politique. Le curieux qui met son nez dans sa généalogie n’est pas peu surpris d’y trouver du sabre et du goupillon. C’est en 1790, dans un discours portant sur l’organisation de la garde nationale, que Robespierre proposa d’écrire “fraternité” sur nos drapeaux. Le bas clergé patriote ne manqua pas d’applaudir l’inattendu retour d’un précepte évangélique. La consécration en principe de gouver­nement d’une valeur spirituelle qui servait déjà de clé de voûte aux francs-maçons, par cordeliers et jacobins interposés (les couvents franciscains et dominicains ayant donné leur nom aux clubs révolutionnaires), eut pour ressort la patrie en danger. Elle a tourné court avec l’Empire, la Restauration et la monarchie des banquiers.

C’est le Sermon sur la montagne qui l’a ressuscitée, en 1848 : le tiers salvateur, empêchant les libéraux de piétiner l’égalité et les partageux d’anéantir les libertés, fut porté au pinacle par une émeute parisienne invoquant le “prolétaire de Nazareth”, à une époque où la dernière bande du drapeau tricolore ramené par les redingotes apparaissait aux hommes en blouse, rouge comme le sang du Christ. Anecdote, mais qui témoigne, dès le lever de rideau romantique, d’une paradoxale alliance entre les Lumières et l’Évangile. Comme d’une passerelle entre le sacral et le profane, les verticales et les horizontales de l’établissement humain. Puisque nos grands moments de fraternité se donnent tous une référence mythique de l’ordre du sacré (ancêtre, idéal ou patrie), il fallait commencer par l’amont en cherchant d’abord ce que sacré veut dire, concrètement. Et comme “les droits de l’homme” se donnent pour l’expression actuelle de la fraternité, il était nécessaire d’examiner ce qu’est devenue cette religion civile qui a donné son aura à un nous d’élite, souvent dominateur et longtemps sûr de lui, l’Occident (ou demain la Ligue des démocraties). Si ce credo unanimiste est devenu un obstacle à un dialogue en réciprocité, à l’échelle du monde, entre dominants et dominés, entre les fulminants maîtres du ciel et les bouseux exterminés au sol, c’est le principe même de fraternité qu’il nous faut réensemencer, en vue d’un nous solidaire et durable, sans complexe de supériorité ni danger de représailles pour les pauvres qui n’en sont pas.

Et pourquoi, me direz-vous, tous ces tours et détours autour d’une idée vieillotte et quasi moribonde ? Pour ne pas rendre la place ? Oui, mais peut-être aussi pour contribuer au chapitre suivant d’un grand récit d’émancipation qui a couvert deux siècles de notre histoire et dont on peut dire, comme nos amis de l’Éducation sentimentale pour conclure leur odyssée, que “c’est bien là ce que nous avons eu de meilleur”. A-t-on le droit de refuser qu’il finisse en queue de poisson ?



Nous n’irons plus planter, c’est sûr, un phalanstère en Icarie, avec un vade-mecum sous le bras, craignant trop qu’un goulag nous attende à la sortie. Mais, pour autant, ni le sweet home ni le tête-à-tête avec l’écran ni la course au rendement n’étancheront notre besoin de chanter à plusieurs, et, au-delà, celui d’appartenir à une lignée qui nous déborde et nous grandisse. Si la gagne et la secte, le trader et le gourou nous rebutent tout autant, reste à chercher la porte étroite d’où pourraient s’apercevoir en perspective les vallons familiers d’une fraternité modeste et sans terreur.

Utopie ? Mirage ? Billevesée ? Peut-être. Tenter de donner couleurs et contours à cette échappée vaudra toujours mieux, cependant, qu’un assemblage de lotissements et de résidences sécurisées, où “l’homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort/et depuis très longtemps/il va et vient dans un triste décor/couleur de jour de l’an/avec le portrait de la grand-mère/du grand-père et de l’oncle Ferdinand” (Prévert). Sans vouloir offenser Ferdinand. Juste pour lui rappeler qu’il y a un monde derrière sa porte blindée, et qui vaut encore le voyage. »





6 commentaires:

  1. Perso, je l'aime bien Régis, je le trouve dans la lignée de "The Ayatollah of Rock and Rolla"...
    Même si la moustache lui allait mieux......

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  2. Il dit qu'on s'est débarrassé du Père puis de la Mère et qu'on tente maintenant de s'attaquer au Frère. Mais c'est l'inverse. En humiliant le Père, on a aboli la possibilité d'un Frère et on a mis sur le trône la Mère. La fraternité, c'est la conscience et le sentiment de se sentir issus d'un même point, d'une même origine. Le parallèle entre la fraternité chrétienne et la fraternité républicaine est en ce sens tout à fait significatif. Du culte de Dieu à celui de la Patrie, reste un mythe originel en partage.

    Aujourd'hui, nous n'avons plus aucune institution attachée en propre à la Fraternité. Mais nous avons un Haut Commissariat à la SOLIDARITE. La solidarité c'est la fraternité imposée par la coercition étatique à des gens qui n'ont pas de Père symbolique en commun. Après avoir détruit un peuple et sa culture, l'Etat tente de maintenir la paix civile à l'aide d'un sentiment d'altruisme factice.

    Je crois moi que la fraternité ne peut renaître que dans l'adversité. Dans cette période qui s'annonce faite de sang et de larmes, peut être peut on espérer le renouveau de cette passion magnifique.

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  3. @ Ar.naud

    Il y a une pétition qui reclame le retour de la moustache de Régis:

    http://www.mesopinions.com/Pour-le-retour-de-la-moustache-de-Regis-Debray-petition-petitions-bcb2d1326d74ec314a8fac4186d496c9.html

    @ Lampedusa

    La notion de solidarité est plus complexe.

    Léon Bourgeois a dessiné les trois lignes de force de la doctrine solidariste pendant le grand moment républicain de la IIIe. Un : la solidarité est la loi naturelle et scientifique, philosophique et morale, qui régit la dépendance réciproque entre les vivants et leur milieu. Deux : les hommes et les citoyens, héritiers et associés, sont tous débiteurs et doivent honorer leur dette sociale en rendant de leur mieux ce qu’ils ont reçu. Trois : un « quasi-contrat » met les individus à égalité originelle de valeur mais les émancipe par le mérite.

    http://www.culturalgangbang.com/2006/12/lon-bourgeois-ou-le-pre-du-solidarisme.html

    Lire aussi l'ouvrage de Marie-Claude Blais sur "La solidarité: histoire d'une idée".

    En fin pour ceux que ça intéresse, un lien ( qui comporte quelques erreurs) sur la mouvance solidariste en politique dans les années 60 et 70 (l'OPA des gudards et des grécistes sur l'extrême droite n'interviendra que dans les années 80).

    http://identites.nationales.free.fr/Dos/Dossiers/MSF.htm

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  4. @Reune:
    Je m'en vais la signer de ce pas...
    Merci encore pour ce lien.
    Comment ce fait-il que votre nom n'y apparaisse pas??
    Seriez-vous un militant du Régis sans moustache?
    Et existe-t-il la même pour le retour des cheveux d'Alain Soral?

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  5. @ Ar.naud

    Le retour des cheveux d'Alain Soral?? C'est une cause perdue...

    Par contre le retour du palmier de Chris Jericho c'est possible!

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  6. @Reune:
    Il l'a dit lui-même:
    "I'm not that man anymore"
    (je ne parviens pas à retrouver le trailer qui illustre Ses propos)

    On ne peut plus d'accord pour les cheveux de Soral...

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